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DIAL 2718

BRÉSIL - Frei Betto parle du programme « Faim zéro » et du gouvernement Lula

Sergio Ferran

jeudi 1er avril 2004, par Dial

Ami personnel et proche conseiller du président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, Frei Betto n’a pas hésité, au début de l’an passé, à quitter sa fraternité dominicaine de São Paulo pour se rendre à Brasilia. Non comme fonctionnaire ou ministre, mais, selon ses propos, comme simple militant. Dans la capitale, Carlos Alberto Libânio Christo, plus connu sous le nom de Frei Betto, est le responsable de la Mobilisation sociale du programme Faim zéro, qui cherche à réduire le fléau de la faim qui affecte 45 millions de Brésiliens. Entretien avec un homme de gauche, religieux, ex-prisonnier politique, journaliste, auteur de quelque 50 livres, qui est aussi l’un des théologiens de la libération latino-américaine. Cet entretien a été réalisé par Sergio Ferran et est paru dans ADITAL, 5 mars 2004.


La faim, une ligne de distinction entre les classes

Quelle est la base conceptuelle qui soutient la campagne Faim zéro, que le gouvernement brésilien applique au niveau national ?

Bien de gens pensent que les trois causes principales de morts dans le monde sont : la guerre, le terrorisme et le sida. Ce n’est pas vrai du tout ! Ce qui tue le plus c’est la faim. 842 millions d’êtres humains vivent en situation de dénutrition chronique. Les statistiques parlent de 100 000 morts par jour à cause de la faim, parmi lesquelles 30 000 enfants, dont les âges oscillent entre zéro et cinq ans. Plusieurs tours jumelles chaque jour ! Mais ce sont des morts anonymes, personne ne les pleure, peu s’en indignent, il n’y a pas de monuments avec leurs noms. Il y a 45 millions de personnes qui ont le sida dans le monde.

Il est important de faire des campagnes. Mais la faim tue 20 fois plus que le sida. Pourquoi n’y a-t-il pas, proportionnellement, autant de campagnes contre la faim ?

Avez-vous la réponse ?

Je n’en ai qu’une, un peu cynique. La faim est une ligne de distinction entre les classes. Les riches, cela ne les touche pas, donc ils ne s’en préoccupent pas. C’est pour cela que Lula applique le programme Faim zéro et, au niveau international, il promeut la création d’un fonds, qui reposerait sur une sorte de Taxe Tobin appliquée aux relations commerciales dans les paradis fiscaux (ou à l’achat-vente des armes).

L’ « assistantialisme » du Nord

Paradoxalement, cette proposition fut bien accueillie par quelques gouvernants, parmi eux quelques européens , qui ne sont pas très « sociaux » ni progressistes.

Nous n’avons aucun préjugé. Nous acceptons tous ceux qui voudraient se joindre à nous pour affronter la pauvreté et la faim. Une chose, oui, me préoccupe, c’est la conception « assistentialiste » qui continue toujours en Europe. Combattre la faim ce n’est pas donner à manger aux « pauvres ». Ce serait la pire manière de la combattre, parce qu’elle décourage la production locale, stimule la corruption de beaucoup de politiques qui négocient les aliments en échange d’un appui électoral, et justifie les subsides dans le Nord.

Comment obtenir alors, par exemple, que Faim Zéro ne tombe pas dans cette même déviation ?

Faim zéro n’est pas « assistentialiste », c’est un programme d’inclusion sociale, qui cherche à créer les conditions pour assurer des effets durables. Ce n’est pas une proposition de distribution d’aliments, mais d’insertion sociale à travers un réseau de redistribution des revenus. En encourageant, parallèlement, les coopératives, le micro-crédit, l’éducation citoyenne, la réforme agraire.

Y a t-il un effort pour augmenter la conscience et l’organisation des
bénéficiaires pour le programme ?

En effet. Nous avons structuré un réseau organisé dans tous les Etats du Brésil qui s’appelle talher, mot qui en portugais fait référence aux instruments pour manger (couverts) et à la formation. Nous comptons déjà sur 540 éducateurs formés et sur 10 fonctionnaires du gouvernement fédéral, qui travaillent dans mon bureau, appliquant la pédagogie de Paulo Freire.

Comment applique-t-on cet énoncé pédagogique dans un programme tel que celui que vous coordonnez ?

Lorsque nous arrivons dans une famille et que nous leur donnons la carte magnétique – qui s’appelle carte citoyenne - pour retirer chaque mois leur argent de la banque fédérale, nous exigeons qu’il n’y ait aucun analphabète (et s’il y en avait, il devrait commencer immédiatement son alphabétisation), que les enfants aillent à l’école, qu’ils participent à un programme de santé, de classes de coopératives ou micro-crédits. C’est là que s’insère l’éducation populaire et citoyenne. Un effort pour que les gens prennent conscience des droits de la famille, de la planification familiale - qui n’est pas un contrôle de la natalité ! Toute une stratégie intégrale. Cet exercice, nous l’appelons « conditionnalité ». Un concept créé par les politiques pour compliquer les choses (signale-t-il drôlement), mais qui, dans notre cas, parle de droits et de devoirs.

Il y a eu des critiques sur une certaine lenteur dans l’application de Faim zéro. D’après ce que vous dites, tout à l’air de bien marcher ?

L’année qui vient de finir a été un grand succès. Nous pensions favoriser un million de familles dans mille communes. Nous sommes arrivés à 3, 615 millions de familles dans 2 340 communes, plus de la moitié de celles qui existent au Brésil. On a mis la priorité sur les régions désertiques du Nord-Est : villages indigènes, groupes de sans terre, habitants des décharges et communautés quilombos qui sont des descendants d’esclaves. On a réussi à unifier toutes les politiques de l’Etat liées au combat contre la faim. Et, en plus, lorsqu’un groupe humain bénéficie de Faim zéro, les agents de notre programme arrivent pour promouvoir la santé publique, l’éducation, les potagers communautaires et domestiques, l’éducation nutritionnelle, etc. Maintenant, nous promouvons aussi la construction d’une citerne dans chaque maison bénéficiaire. Une méthode très simple, inventée par un paysan qui permet de recueillir, même dans les zones très sèches, jusqu’à 16 mille litres d’eau de pluie venant du toit de la maison. Chacune coûte 450 dollars, a une vie utile de 40 ans et est construite par le même groupe familial, ce qui inclut, dès le début, un stimulant très éducatif.

Les résistances aux changements

Y a-t-il des résistances au Brésil à ce programme Faim zéro ?

Non, pas au programme. Mais oui quant aux réformes structurelles qui doivent s’appliquer et sans lesquelles Faim zéro ne peut pas réussir. Je me réfère spécialement à la réforme agraire.

Qui continue à être bien lente dans son application comme le signalent quelques voix critiques de travailleurs sans terre.

Il y a déjà un plan tout prêt pour établir 530 mille familles en quatre ans. Le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) demandait pour un million. Dans l’immédiat, le gouvernement assure un peu plus de la moitié de cette demande. Cette année, ce seront 115 mille familles. En cela, on ne veut pas pécher par démagogie ou par des promesses qu’on ne peut pas tenir.

Qui s’oppose réellement à cette réforme ?

Dans le pays, il y a quelque 600 millions d’hectares cultivables. De ce total, un tiers peut être affecté à la réforme agraire parce que ce sont des terres occupées par des propriétaires illégaux, de grands propriétaires fonciers.

Lorsqu’on parle de la question de la terre, automatiquement surgit une question sensible : la relation du gouvernement avec les mouvements sociaux. Est-ce que le « mariage » qui s’est produit lorsque Lula est arrivé au gouvernement, en janvier 2003, est encore en vigueur ?

Ce qui a toujours cours, c’est une relation critique entre les parties. Pendant tout ce temps, aucun mouvement social n’a rompu avec le gouvernement de Lula. Il y a des critiques que nous considérons positives. Mais il est hors de doute que Lula vient de ces mouvements et qu’il connaît la misère dans sa propre chair. Et dans son idée, il est très clair qu’il faut éviter deux erreurs qui seraient énormes. L’une, « capitaliste », qui serait de criminaliser le mouvement social. L’autre, « socialiste », qui serait de considérer les mouvements sociaux comme des courroies de transmission de la politique de l’Etat, ce qui attenterait à sa nécessaire autonomie.

Les mouvements sont-ils toujours patients alors que les changements sont plus lents que ce que l’on espérait ? Il y a des secteurs qui ont rompu avec le Parti des travailleurs dans le gouvernement.

Les attentes demeurent. Les premières enquêtes indiquaient que les gens donnaient au gouvernement un crédit de deux ans. Jusqu’à présent, deux ou trois secteurs seulement, sans compter l’extrême-droite ou l’opposition se sont séparés. Quelques parlementaires d’extrême-gauche et quelques intellectuels.

Faim zéro, version politique du miracle biblique ?

En termes d’Evangile, le pain et la foi sont intimement liés. Je crois en Dieu qui a dit qu’Il est « le pain et la vie », souligne Frei Betto en expliquant son nouvel engagement proche des sphères du pouvoir. Malgré cette proximité, « Je n’ai changé en rien mes convictions et ma pratique. Je continue à travailler avec les gens les plus pauvres et je le considère comme un travail pastoral. »

« Pour moi, c’est la version politique de la multiplication des pains et des poissons réalisée par Jésus ». On ne peut pas oublier, signale Betto, que « la prière que Jésus nous a enseigné deux refrains : notre père et notre pain. Je peux appeler Dieu comme Père si je lutte pour que la nourriture ne soit pas seulement pour moi, mais pour tous. »

Tensions internes et corruption

En novembre 2003, quatre parlementaires nationaux - trois députés et une sénatrice - furent expulsés du Parti des travailleurs (PT). L’origine de cette mesure, leurs voix critiques contre la loi des retraites dans la fonction publique et leurs votes négatifs au Parlement contre des mesures qu’ils considéraient « antipopulaires » Ce fut le premier signe de la tension interne depuis que Lula était arrivé au gouvernement en janvier 2003. Sur ce thème, Frei Betto se montre prudent et un tant soit peu distant : « Je ne suis pas militant du PT et il me coûte de donner une opinion à propos d’une institution à laquelle je n’appartiens pas », fait-il remarquer. Pour ajouter immédiatement : « Je pense que dans n’importe quelle structure, si on n’accepte pas la décision démocratique de la majorité, il faut en sortir. Il n’y aurait pas moyen, par exemple, de continuer dans l’Eglise si on n’était pas d’accord avec ce que celle-ci détermine ». Même s’il y eut une majorité qualifiée dans le directoire national du PT pour exiger la discipline du groupe parlementaire, la position du parti a signifié un changement de fond, tel que le souligna la sénatrice dissidente Heloísa Helena. Pendant le gouvernement précédent de Fernando Henrique Cardoso, le PT s’était radicalement opposé aux initiatives semblables à celles qu’ensuite il a lui-même voté l’année dernière, provoquant la tension interne.

Par rapport au cas de corruption récent et très fameux, où est mêlé Waldomiro Diniz, la position du théologien-militant est radicale. « C’est un cas isolé. D’après l’information dont je dispose, il s’agit d’un homme corrompu. Il a été immédiatement sanctionné. Il a déjà été déchargé de sa responsabilité par Lula et maintenant il sera sanctionné par la justice. Nous ne pouvons pas supporter ce type de faits. L’éthique n’est pas seulement un principe de base mais encore un signe distinctif du gouvernement de Lula. N’importe quel cas de corruption doit être exemplairement sanctionné. Je pense que la presse a très bien joué son jeu en dénonçant et en vérifiant les fait. »


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2718.
 Traduction Dial.
 Source (portugais) : ADITAL, 5 mars 2004.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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