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DIAL 2938 - Dossier : L’Argentine, pays d’immigration

ARGENTINE - Immigration et préjugés discriminatoires, Entretien avec Alejandro Grimson, anthropologue

María Victoria Minetti

vendredi 1er juin 2007, mis en ligne par Dial

Depuis longtemps, l’Argentine accueille des immigrants en provenance des pays frontaliers. Les raisons de ces migrations ont varié au cours du temps, mais l’idée – vraie ou non – que le niveau de vie en Argentine est plus élevé que dans les pays voisins est un important facteur de migration. De nombreux Péruviens, Boliviens et Paraguayens partent pour l’Argentine dans l’espoir de trouver de meilleures conditions de vie. Dans ce dossier, Dial propose deux articles sur le thème de l’immigration en Argentine pour essayer de mieux comprendre le sens et l’ampleur de ce phénomène. Le premier article est un entretien avec Alejandro Grimson, docteur en anthropologie et directeur de l’Institut des Hautes Études en Sciences Sociales de l’Université nationale de San Martín en Argentine. Ses recherches portent sur les flux migratoires des pays limitrophes vers ce pays. Le second recueille les témoignages d’un groupe d’immigrants qui habitent dans un quartier du Sud de la ville de Córdoba. Ces deux textes ont été publiés dans le numéro 54 de la revue Desafios Urbanos.


Quel état des lieux pour l’immigration en Argentine ?

L’Argentine n’a jamais été un pays ouvert à l’immigration, même européenne. Il n’existait pourtant pas de barrières légales à l’immigration. Le pays voyait simplement d’un mauvais oeil un certain type d’immigration. En son temps, l’immigration européenne fut une grande désillusion. Les immigrants européens ne furent pas les intellectuels que rêvait le gouvernement argentin, désireux de moderniser le pays grâce aux ouvriers allemands, anglais et français. En fait, le pays a attiré en masse et dans une importante proportion les secteurs ruraux, les paysans pauvres qui avaient un bas niveau éducatif, en provenance d’Espagne et d’Italie. Ce phénomène est à l’origine des contradictions qui sont apparues plus tard dans la loi de résidence [1] et de la répression spécifiquement politique qu’ont subi les immigrants. Lorsque le premier recensement national fut organisé en 1869, l’Argentine accueillait déjà des immigrés boliviens, paraguayens, chiliens et uruguayens. La population argentine a toujours compté 2 à 3 % de personnes originaires des pays limitrophes. La plupart de ces migrations ont eu lieu entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle et depuis lors, la proportion d’immigrants est restée stable. En 2001, le recensement national réalisé avant le début de la crise a permis de constater que 2,8 % de la population était originaire d’un pays frontalier, soit une proportion très comparable à la moyenne historique du pays, jamais descendue sous la barre des 2 %, ni montée au-dessus des 3 %.

Comment expliquer ces migrations latino-américaines vers l’Argentine ?

Les raisons qui expliquent ces migrations sont certainement très abstraites mais elles sont comme partout ailleurs liées aux inégalités sociales et aux déséquilibres politiques. Le fait qu’il y ait une dictature dans un pays et pas dans un autre crée une inégalité politique et provoque la migration. De fait, les 3 % de la population provenant des pays limitrophes ne sont pas tous en Argentine pour la même raison, certains sont là pour des raisons économiques et des problèmes d’inégalités sociales plus structurels. Les raisons changent aussi avec le temps. L’Argentine était un pays plus ouvert au milieu du XXe siècle qu’à la fin. Mais ce n’est pas l’unique raison. Le taux de change a aussi une influence conjoncturelle : un dollar faible favorise l’immigration depuis les pays voisins, un dollar fort tend à la freiner.

La décennie des années 1990 s’est avérée attractive car le salaire moyen d’un immigré, pourtant inférieur au salaire moyen d’un Argentin autochtone, s’élevait à 400 et 500 dollars. Actuellement, cette somme correspondrait à un salaire moyen. En gagnant un deuxième salaire équivalent, un tel ménage ferait partie de la classe moyenne. Et à condition d’en économiser une partie, le ménage pourrait réunir une somme suffisante pour envoyer de l’argent dans son pays d’origine. Le taux de change a une influence, de même que la situation politique dans le pays d’origine. En 1973 les Chiliens sont arrivés en masse pour fuir la dictature de Pinochet, mais ils ont été confrontés plus tard au coup d’État en Argentine. Avant cela, à la fin des années 1940, les conflits au Paraguay provoquèrent une forte immigration des Paraguayens. Enfin, beaucoup de Péruviens ont pour leur part, fuit le Sentier Lumineux ou le régime de Fujimori.

Comment expliquer les discriminations dont sont victimes les immigrants en Argentine ?

Les Argentins s’imaginent descendre « des bateaux » [2] et pensent qu’ils sont de race blanche. C’est bien entendu une vue de l’esprit puisque la moitié d’entre nous est d’ascendance indigène et que 4 à 5 % des Argentins ont une ascendance africaine plus ou moins directe. L’idée que nous sommes tous « blancs » est liée à cet autre raisonnement selon lequel l’Argentine serait à l’image de Buenos Aires. C’est la même confusion que lorsque les touristes étrangers longent l’Avenida de Mayo à Buenos Aires, tombent sur l’obélisque et s’exclament : « ça, c’est l’Europe ! ». En fait, ils ont parcouru 30 ou 40 pâtés de maisons. C’est effectivement une partie du pays, mais ce n’est pas tout le pays.

En 1810, on désignait par « Argentin(e)s » les personnes vivant dans la région côtière ou dans celle du Río de Plata, et cette métonymie s’est répandue dans l’imaginaire national, tant et si bien que l’image de Buenos Aires s’est étendue à tout le pays. Le sous-entendu logique de cette idée est que « celui qui n’est pas « blanc », n’est pas Argentin ». Lorsque les Argentins de l’intérieur vinrent à Buenos Aires dans les années 1930 et 1940, on les appelait « cabecitas negras » [3] et ils étaient considérés comme des citoyens de seconde zone. De la même façon, les ressortissants des pays limitrophes d’ascendance indigène, qui arrivent dans la capitale ou dans les grandes villes, sont considérés dans un rapport d’altérité et perçus comme un autre différent, d’un point de vue social plus général. Et je précise « plus général » car en Argentine, il existe d’une certaine manière d’autres formes d’exclusion, comme le chômage ou la remise en cause de la citoyenneté, qui dans les années 1990 ne touchaient pas les étrangers mais les Argentins eux-mêmes. La citoyenneté des Argentins fut remise en cause quand ils se retrouvèrent exclus d’un système social dont la cohésion était assurée par le travail.

Qu’entendez-vous par « remise en cause de la citoyenneté » ?

Le néolibéralisme, à travers les privatisations sauvages et les politiques de flexibilisation du temps de travail, de licenciements, de retraites anticipées et d’ouverture économique à tout va, génère des conditions de travail qui menacent les droits sociaux de nombreux secteurs de la population. Au pire de la décennie des années 1990, 20 % de la population était au chômage et 40 % de la population se trouvait confrontée à de graves problèmes d’emploi. Les droits les plus élémentaires, les plus fondamentaux de cette partie de la population furent bafoués. On peut parler de « remise en cause de la citoyenneté » parce que les secteurs populaires les plus touchés furent justement ceux dont on avait toujours questionné la condition de citoyen, ceux qui ne cadraient pas avec cette image d’Argentin « blanc » et blond. C’est à cela que je fais référence, à ces couches de la population dont la nationalité a toujours été mise en doute historiquement et qui n’a jamais disposé que de droits restreints comme citoyens. Dans les années 1990, on a remis en cause leur citoyenneté, on les a exclus.

Les immigrants pensent-ils pouvoir s’intégrer et se fondre dans la population argentine ?

Dans les années 1990, la politique officielle de xénophobie avait le vent en poupe. Elle n’a cessé qu’à l’éclatement de la crise, lorsqu’il est apparu socialement invraisemblable que les immigrants soient responsables du chômage et de la précarité. J’ai pu constater dans plusieurs quartiers qu’il y a désormais une plus grande fluidité et perméabilité entre organisations sociales et groupes ethniques. Par exemple, il n’est plus rare de rencontrer des piqueteros [4] boliviens ou des gérants péruviens, boliviens et paraguayens qui dirigent les usines reprises par les ouvriers après la crise et luttent pour le travail, sans que leur nationalité soit un obstacle ou ait une importance. Toutefois, si l’on doit se réjouir de ces progrès, ce phénomène ne s’est pas généralisé. D’abord, de nombreux préjugés s’expriment toujours au quotidien ; beaucoup d’Argentins pensent que les Péruviens sont des voleurs et que les Boliviens sont réservés et soumis, ou sales et qu’ils sentent mauvais. Ces préjugés discriminatoires sont, selon moi, toujours bien ancrés. Ensuite, sur des questions plus structurelles, on constate un phénomène d’endogamie et il faut déplorer les faibles opportunités qu’ont les jeunes Boliviens de se marier à de jeunes Argentines. C’est un réel problème.

La question se pose toujours de savoir si le manque d’intégration se doit à l’exclusion de la société ou à un désir d’isolement volontaire. En réalité, s’il est vrai que certains groupes sont plus renfermés que d’autres, il apparaît clairement dans le cas des Boliviens par exemple que leur isolement est davantage dû à la ségrégation dont ils sont victimes au quotidien qu’autre chose. Dans les quartiers défavorisés, ils sont la cible privilégiée des autres jeunes car ils ont la réputation d’avoir de l’argent et de n’opposer que peu de résistance. Cela joue sur la façon dont ils vivent au quotidien. On raconte qu’ils se cloîtrent dans leurs quartiers ou dans leurs maisons, mais cela est dû en grande partie aux agressions dont ils sont victimes. On les menace sur ce qu’ils ont de plus cher, à savoir la possibilité d’épargner et d’aller de l’avant sur le plan économique.

Comment se caractérisent les différentes migrations en provenance des pays limitrophes ?

Les immigrants les plus nombreux sont les Paraguayens. Viennent ensuite les Boliviens, puis les Péruviens, dans une moindre mesure. Les Péruviens sont peu nombreux, mais la majorité se concentre dans la capitale, à l’inverse des Boliviens, peu présents dans la région métropolitaine. Les Boliviens sont davantage dispersés sur le territoire. Ils célèbrent leurs propres fêtes et se distinguent de la population locale par leurs traits physiques. D’un point de vue sociologique, les migrations paraguayenne et bolivienne relevaient autrefois de l’ immigration rurale, mais elles ont aujourd’hui une forte composante urbaine. Dans sa grande majorité, l’immigration péruvienne est urbaine et se concentre dans les villes. Le niveau éducatif des immigrants Péruviens est très élevé, non seulement par rapport aux autres groupes d’immigrants, mais également par rapport à la moyenne argentine.

Comment les différents gouvernements argentins ont-ils abordé la question de l’immigration ?

Dans les années 1980, le gouvernement de Raúl Alfonsín s’est inscrit dans la droite ligne des gouvernements constitutionnels, qui depuis Juan Perón et Arturo Illia, ont pour habitude de promulguer des lois d’amnistie envers les immigrés. En effet, si les dictatures durcissent les restrictions à la résidence, les gouvernements constitutionnels tendent au contraire à les assouplir. Carlos Menem, lui, a promulgué une loi d’amnistie tout en durcissant fortement la politique migratoire, avec une phase de forte xénophobie et de culpabilisation des immigrés, profondément dépréciative. On se souvient de déclarations à peine croyables de sa part, prétendant que les Argentins préféraient vivre entourés de gens beaux et riches que de gens laids et désagréables, ou que le risque pour l’Argentine était que 20 % de sa population soit d’origine bolivienne ou paraguayenne dans 20 ans... des aberrations. On se souvient aussi de ses manipulations politiques, comme lorsqu’il a avancé que les immigrants étaient la cause de la délinquance et du chômage. C’était d’autant plus méprisant que des études sociologiques très fiables montraient que cela n’était en rien fondé. Les chiffres de la délinquance reposaient sur le nombre d’arrestations, jamais sur celui des condamnations. Or le pourcentage d’arrestations n’est pas une donnée fiable, dans la mesure où la police n’arrête que les personnes qu’elle considère suspectes, suspectes justement parce qu’elles sont noires, de type africain ou de type indigène. En fait, c’est même le racisme que l’on peut mesurer à travers ces statistiques, quand ces arrestations ne sont pas suivies de condamnations.

Le changement le plus significatif s’est produit en 2002. Lorsqu’il était gouverneur de Buenos Aires, Eduardo Duhalde avait fait plusieurs déclarations xénophobes. Rappelons que dans les années 1990, la xénophobie était en vogue. Mais en 2002, cette question n’a plus lieu d’être. L’Argentine prend ses distances avec les États-unis et cesse de croire qu’elle fait partie du premier monde, une posture qui la séparait du reste de l’Amérique latine car faire partie du premier monde, cela signifiait être loin de ses voisins. Or en 2002, l’Argentine commence enfin à se considérer comme un pays d’Amérique latine, moins proche des pays les plus industrialisés, et plus souveraine. De ce point de vue, l’évolution la plus significative fut la loi sur l’immigration de 2003/2004. Très intéressante, cette loi définit les droits à l’éducation et à la santé de tous les immigrants et s’est traduite par une politique dont il est encore prématuré de mesurer les effets, qui facilite l’enracinement des immigrants dans le cadre d’un projet nommé Patria Grande [5], à travers la régularisation de leur situation administrative. Dans les faits, cette politique ouvre une période au cours de laquelle tous les immigrants sans papiers en Argentine ont la possibilité d’entamer une procédure de régularisation, sous certaines conditions.

Mais la prise de conscience était antérieure, et le gouvernement Kirchner a poursuivi cet effort, en le renforçant dans le bon sens du terme. Certaines questions mériteraient maintenant d’être abordées et analysées de façon approfondie. Après la tragédie de Caballito [6] qui a entraîné la fermeture des ateliers clandestins, il a été difficile de faire entendre que la cause du « travail semi-esclave » n’ était pas l’existence des ateliers clandestins. Par « travail semi-esclave », je me réfère à la condition de ces travailleurs enfermés en sous-sol pendant des mois, travaillant 16 heures par jour et dormant dans ce qu’on appelle des camas calientes, des « lits chauds » où l’on se repose à tour de rôle pendant 6 ou 8 heures afin de ne pas interrompre le rythme de travail. Le problème est que lorsqu’un atelier ferme, un autre ouvre 10 ou 20 pâtés de maisons plus loin. La cause profonde de ce semi-esclavage est l’absence de lois qui protègent les droits sociaux des immigrants.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2938.
 Traduction de Jérémie Kaiser pour Dial.
 Source (espagnol) : Desafios Urbanos, n° 54.

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[1cette loi, promulguée en 1902, permet l’expulsion des étrangers dont la conduite est perçue comme une atteinte à la sécurité nationale et à l’ordre public

[2Les bateaux venus d’Europe - NDLR.

[3« Petites têtes noires ».

[4Pauvres et chômeurs, initialement Argentins, qui coupent les routes pour exiger du pain et du travail.

[5« Grande Patrie ».

[6Drame ayant entraîné la mort de six immigrés boliviens dans l’incendie d’un atelier textile clandestin en mars 2006 - NDLR.

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