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DIAL 2683

PANAMA - À l’occasion du centenaire de la République du Panama, un indigène s’exprime : “Nous, les indigènes qui ne comptons pour rien dans l’histoire de ce pays...”

Nicanor Jiménez C.

dimanche 16 novembre 2003, par Dial

Le Panama acquit son indépendance en 1903. Ce territoire fut, pendant des siècles, celui de peuples indigènes tels que les Kuna, Choco, Guayni et Ngobe Buglè. En 1501, Rodrigo de Bastidas débarque sur ce territoire que l’année suivante Christophe Colomb déclarera appartenir à la Couronne espagnole. La place stratégique du pays lui valut une histoire mouvementée, notamment aux XIXème et XXème siècles. La dernière incursion militaire étrangère fut celle des États-Unis en 1989 lorsqu’ils vinrent déloger du pouvoir le président Noriega, notoirement corrompu. Le Panama possède actuellement pleine souveraineté sur son Canal. Les habitants les plus anciens du pays sont aussi les plus oubliés. L’un d’entre eux, Nicanor Jiménez C., du peuple Ngobe Buglè, nous présente sa propre vision de l’histoire du Panama, une histoire perçue du point de vue des peuples indigènes. Texte paru dans le bulletin Incidencia y Compromisio, publié sur Internet par Pastoral Social - Caritas Panama, le 13 octobre 2003.


Nous savons tous aujourd’hui que le 12 octobre est un jour historique, qui commémore la rencontre de deux mondes qui s’ignoraient : les continents européens, africains et asiatiques d’une part et, d’autre part, le continent américain. La vieille conception géographique qui réduisait le monde à une seule partie, s’est trouvée ainsi dépassée. C’était justement une époque de grandes révolutions, parmi lesquelles celles de l’astronomie et de la géographie. La découverte d’un nouveau monde releva d’une erreur de calcul : Christophe Colomb cherchait une route plus courte pour atteindre l’Orient et y faire du commerce, en partant du principe que la terre était ronde, mais la croyant beaucoup plus petite qu’elle n’était. Il pensait que 135 degrés séparaient l’Europe et l’Orient asiatique, alors qu’en réalité c’était 229 degrés. Puisque la terre était ronde, Colomb pensa que la route serait plus courte en s’orientant dans le sens contraire alors utilisé, c’est-à-dire vers l’Est. Il trouva ainsi le continent américain qu’initialement il crut être l’Asie. Et ce fut Américo Vespucio qui convainquit tout le monde que le continent rencontré par Colomb était un nouveau continent ; une terre jusqu’alors inconnue, avec des caractéristiques particulières et une population à la physionomie différente de la leur, que Colomb baptisa par erreur du nom d’ « Indiens », pensant être arrivé en Inde.

La « découverte » de l’Amérique

Ce fait changera l’histoire des populations du nouveau continent, sous beaucoup d’aspects pour le mal plus que pour le bien.

En premier lieu, on parle de la « Découverte de l’Amérique ». Dans un sens, il est certain que les Européens aussi bien que les populations d’Amérique ont découvert qu’il existait un autre monde qu’ils ignoraient. Ils se découvrirent, pourrait-on dire, mutuellement. L’expression n’est pas aussi juste si on l’interprète, comme on l’a fait très souvent, comme si les Européens avaient découvert un monde « perdu » et une terre n’appartenant à personne qu’ils pouvaient donc considérer comme leur propriété. La terre qu’ils avaient trouvée avait déjà des propriétaires.

En second lieu, les Européens (Espagnols, Portugais, Anglais et Français) qui arrivèrent sur ce continent, étaient sans aucun doute plus avancés que les populations d’Amérique en connaissances, chevaux, armes et autres choses. Selon leur conception de la supériorité, ils considérèrent les dénommés « Indiens » comme des sauvages, des êtres inférieurs, se demandant même s’ils avaient une âme ; ils n’hésitèrent pas en conséquence à les soumettre, les assujettir, les humilier et à les réduire à une main-d’œuvre gratuite au service de leurs intérêts. Beaucoup de missionnaires protestèrent contre ce fait.

En troisième lieu, se considérant propriétaires du nouveau continent, les conquérants, grâce au travail forcé des populations, exploitèrent ses richesses, les embarquant pour l’Europe et changeant ainsi les propriétaires. En même temps on détruit les cultures autochtones, sous prétexte de « civiliser ». Les missionnaires, en général, s’opposent à toutes les sortes d’inhumanité ; ils défendent les autochtones, et envoient au roi des lettres de protestation contre les mauvais traitements dont ils sont victimes ; mais souvent, eux-mêmes n’arrivent pas à être respectueux des cultures aborigènes. De cette manière, l’histoire des populations d’Amérique s’est trouvée amputée de ses cultures, croyances, arts et autres aspects caractéristiques qui ont été progressivement absorbés par la nouvelle culture « latino-américaine ».

A partir du moment où l’Amérique devint indépendante de ses anciens colonisateurs, le pouvoir et la souveraineté sur le continent passa entre les mains, non des aborigènes, mais des latinos ou métisses. Et pour cette raison la confrontation entre les uns et les autres s’est perpétuée : l’aborigène fut réduit à vivre dans des réserves, alors que le latino prenait possession de la plus grande partie du territoire, auparavant propriété des autochtones. Ces réserves le plus souvent étaient situées sur les terres les plus inhospitalières et les plus improductives du pays. Sans terres productives et les derniers à pouvoir bénéficier des opportunités, les aborigènes se trouvèrent soumis aux lois de la population latina qui déclaraient l’égalité de tous devant la loi ; mais on ignora ainsi le fait que les aborigènes sont d’une race et d’une culture différentes, avec des modes de vie, des valeurs et des manières de voir très différentes. Tout cela contribua à leur marginalisation toujours plus grande, et à être moins que rien dans l’histoire des nouveaux pays.

Le « Jour de la race »

Les rois d’Espagne proclamèrent le 12 octobre « Jour de la race », en partant du fait qu’aussi bien la population majoritaire d’Amérique latine que les anciens peuples colonisateurs d’Europe sont latins, de la même race et de la même culture et que par conséquent il est bon d’entretenir des liens d’union et de collaboration. Mais nous, les aborigènes, nous nous demandons ce que nous avons à voir avec cette commémoration : le Jour de la race latine ne nous concerne pas, et, d’une certaine manière, l’exalter continue à nous abaisser nous-mêmes.

Un héritage des anciens colonisateurs, qui perdure encore, est la dénomination avec laquelle on désigne tous les aborigènes d’Amérique : nous sommes les « Indiens ». C’est une expression qui nous est complètement étrangère et avec laquelle nous ne pouvons pas nous identifier. Les Indiens, ce sont les habitants de l’Inde ; mais nous, nous sommes et nous avons été depuis des temps immémoriaux, des habitants du continent un jour appelé « américain ». Le plus grave, c’est le ton péjoratif, méprisant et offensant avec lequel, très souvent, on continue à utiliser cette expression. Nous avons un nom propre, et nombreuses sont les personnes averties que j’ai entendu employer cette expression sur un ton clairement discriminateur : « Ces Indiens ! » comme si elles voulaient dire « Qu’est-ce qu’ils ont à faire encore dans ce monde ! ». Cela donne beaucoup à réfléchir de voir que, depuis 511 ans, c’est-à-dire cinq siècles et une décennie, on utilise toujours cette manière de nous identifier, tout en reconnaissant qu’une telle dénomination était une erreur de Christophe Colomb en 1492. Bien qu’aujourd’hui on parle beaucoup d’égalité et de droits humains, la discrimination raciale perdure, et nous, les aborigènes, nous continuons à en être victimes.

Victimes de la violence

Nous, les indigènes, nous avons été victimes de violence, nous avons été dépouillés de nos richesses naturelles que le Créateur nous a données en héritage en raison de son grand amour pour nous. A cause de nos propres richesses naturelles nous avons été agressés, soumis, massacrés ; nous avons même été qualifiés d’athées, de sauvages. Et ces faits ne sont pas des événements du passé, ils existent toujours dans les manières de voir et dans les attitudes de beaucoup. Ce qui est en jeu, c’est notre histoire qui est une partie intrinsèque de notre existence et les oppressions qu’elle a subies constituent un problème que, jour après jour, nous affrontons encore aujourd’hui, nous, les indigènes. Le plus triste de tout cela est d’être considérés comme de passage et comme des citoyens qui ne comptent pour rien dans l’histoire du pays ; si un étranger arrive, on respecte tous ses droits, universellement reconnus ; mais avec les indigènes, c’est une autre affaire. Réclamer nos droits à une culture différente implique presque toujours de véritables odyssées avant la moindre réussite.

Demandons-nous à quoi est dû le fait que les indigènes aient réclamé qu’on leur concède leur région, comme aire de réserve où ils puissent protéger leurs terres et leurs cultures. Bien qu’on nous ait concédé sa délimitation, on ne respecte toujours pas les droits que nous avons comme peuple. Chaque fois que les indigènes proposent quelque chose dans ce sens, on en fait ressortir les aspects négatifs pour le pays ou pour les latinos des alentours en tronquant sans cesse nos aspirations.

Des droits manipulés

Venons-en maintenant à l’ethnohistoire : à quoi est due notre condition actuelle ? Est-ce nous qui avons voulu être relégués dans les montagnes, dans des lieux d’accès difficile qui ne conviennent ni à l’habitat ni à un bon développement ? Ce qu’il y a de terrible dans tout cela c’est que, dernièrement encore avec la délimitation de notre région, après tant d’années de lutte pour arriver à ce qu’on nous respecte, nous soyons toujours détestés sur ces terres. Nous, les indigènes, nous ne jouissons toujours pas de véritable paix et de tranquillité, parce qu’on a encore voulu manipuler nos droits. Quand nous manifestons notre mécontentement devant beaucoup d’attitudes et de situations qui attentent aux droits qui nous reviennent comme peuple, on essaye de nous réduire au silence comme si nous n’avions même pas le droit de manifester ce que nous croyons juste d’exiger en tant qu’héritage de ces milliers d’années qui montrent à l’évidence notre existence depuis très longtemps sur la terre américaine.

Nous n’avons pas d’écrits qui racontent notre histoire ; cela ne veut pas dire que nous manquions de trajectoire, de passé ; notre présence sur cette terre montre à l’évidence que notre origine n’est pas d’hier, ni de quatre siècles ; notre histoire sur cette terre remonte bien plus loin que l’époque de Colomb. Indigènes panaméens, nous sommes originaires de cette terre de l’isthme, et tous le savent. Et ce titre, non écrit mais scellé par notre immémoriale présence historique, ou si l’on veut préhistorique, devrait avoir plus de valeur que les papiers de propriété que l’on exhibe aujourd’hui. Cependant nos terres ont été progressivement séquestrées au nom de papiers légaux qui pour nous n’ont jamais signifié grand chose. Et au nom de papiers, on continue à réprimer notre participation significative à l’histoire panaméenne.

Panaméens par héritage millénaire

Nous sommes en train de célébrer le centenaire de la République de Panama. Et au Panama il y a des latinos et des indigènes. Mais qui sont les privilégiés ? Qui sont ceux qui construisent cette histoire et en marquent la route ? Comme anciens propriétaires de ces terres, que nous n’avons jamais cédées librement, nous méritons au moins une protection, un respect, une sécurité constitutionnelle plus efficaces. Nous les indigènes, nous nous joignons aux réjouissances de la célébration des cent dernières années d’histoire, bien que celles-ci soient précédées d’une longue étape, pour nous bien sombre, de plus de 300 ans. Nous nous sentons panaméens par héritage millénaire. Saint Paul n’a pas caché son orgueil d’être citoyen romain « par la naissance », même devant le tribun romain qui avoua avoir acheté sa citoyenneté pour une grosse somme d’argent (voir Actes, 22, 22-29). Indigènes panaméens, nous sommes citoyens panaméens, non par invasion, conquête ou achat, mais par naissance et héritage millénaire.
Par ailleurs, nous sommes très reconnaissants aux nombreuses personnes de bonne volonté qui ont su nous estimer et nous reconnaître comme des personnes ; comme l’Eglise catholique qui a joué un rôle important dans l’histoire, reconnaissant et défendant notre dignité, accompagnant et illuminant notre cheminement avec la lumière du Christ. Le centenaire que nous célébrons a derrière lui plusieurs millénaires pendant lesquels nous les indigènes avons été les protagonistes. De toutes manières, latinos et indigènes, nous avons construit une histoire entrelacée. Et le centenaire-millénaire mériterait que nous nous entrelacions de plus en plus dans une véritable solidarité et co-participation pour continuer ensemble à construire la Patrie : une patrie qui est belle, non seulement dans le paysage et la situation géographique, mais surtout dans l’harmonie et la communion de tous ses citoyens.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2683.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Pastoral Social - Caritas Panama, 13 octobre 2003.

En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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