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DIAL 2529

COLOMBIE - Les dangers de la loi de sécurité nationale

vendredi 1er février 2002, par Dial

La loi colombienne relative à la sécurité et à la défense nationale, votée en août 2001, suscite de graves inquiétudes en matière de respect des droits de l’homme. La Commission colombienne de juristes, ONG agissant à titre consultatif auprès de l’ONU, membre de la Commission andine de juristes (Lima) et de la Commission internationale de juristes (Genève) indique clairement dans le texte ci-dessous (Bogotá, octobre 2001) les raisons pour lesquelles cette loi menace concrètement l’État de droit, la société et la démocratie.


La loi 684 du 13 août 2001, relative à la sécurité et à la défense nationale, ne sert pas à défendre la société colombienne et va manifestement à l’encontre des traités internationaux sur les droits de l’homme ratifiés par la Colombie, des recommandations internationales adressées à l’État colombien et de la Constitution du pays. Il s’agit, en bref, d’une loi qui met en péril l’État de droit, la société et la démocratie, pour de multiples raisons qui peuvent se ramener à cinq grands thèmes.

Premièrement, elle octroie des facultés et des prérogatives indues aux forces armées. Elle leur reconnaît, par exemple, des fonctions de police judiciaire et elle supprime le délai de 36 heures à respecter pour mettre à disposition d’une autorité judiciaire une personne prise en flagrant délit, ce qui leur permettrait de détenir une telle personne pendant une durée indéterminée et de l’interroger en caserne, comme si les soldats étaient compétents pour ce faire (articles 58 et 59). Des abus de ce type sont expressément interdits par la Constitution de 91, et sont jugés par les organismes internationaux de défense des droits de l’homme comme étant une pratique à l’origine de la crise que nous connaissons dans ce domaine.

Deuxièmement, cette loi crée de nouveaux instruments d’impunité pour la force publique grâce, entre autres, à la forte réduction de la durée des enquêtes disciplinaires réalisées à la suite de violations des droits de l’homme (article 60). La loi 684 permet également, sous prétexte de réglementer “l’usage légitime de la force”, d’établir pour les agents de sécurité de l’État la présomption selon laquelle ils agissent en situation de légitime défense, et de donner ainsi une justification légale aux violations des droits de l’homme (article 57). Autant de dispositions qui contredisent ouvertement les principes internationaux de protection de tels droits.

Troisièmement, cette loi invente un nouvel état d’exception, non prévu par la Constitution, sous la forme des dénommés “théâtres d’opérations”. Il s’agit de zones du territoire national où la force publique prévaudrait sur les autorités civiles locales, et où serait possible une restriction anticonstitutionnelle de droits fondamentaux (article 54).

Quatrièmement, cette loi porte atteinte à l’État de droit parce que, non seulement dans les situations d’exception mais aussi à tout moment et en tout lieu, elle établit une primauté de l’autorité militaire sur l’autorité civile, par divers moyens, ce qui contredit la Constitution et les engagements les plus élémentaires de la Colombie sur le plan international. Dans la pratique, cette loi prive le président de la République de la fonction qui lui est reconnue par la Constitution de diriger la force publique, puisqu’elle délègue ce pouvoir au ministre de la défense et aux commandants militaires (article 56). Selon la même logique, elle oblige le Procureur de la République à remettre au gouvernement des rapports mensuels sur les affaires judiciaires, et des rapports détaillés au ministère de la Défense, ce qui porte préjudice à l’indépendance du pouvoir judiciaire (article 25). Dans le même sens, elle impose à toutes les autorités civiles le devoir de fournir aux commandants militaires tout renseignement qu’ils pourront demander (article 55). Elle institue ainsi une subordination dangereuse du pouvoir civil au pouvoir militaire.

Cinquièmement – enfin et surtout – cette loi est profondément incongrue et anticonstitutionnelle parce qu’elle détruit ce qui fait la colonne vertébrale de la démocratie, le principe de séparation des pouvoirs, en instaurant un quatrième pouvoir (distinct du législatif, de l’exécutif et du judiciaire), le “pouvoir national”, dans lequel se fondraient les institutions publiques et les citoyens, sans faire aucune distinction de la responsabilité qui incombe aux premières quant à l’accomplissement des fonctions de sécurité et de défense qui leur sont propres dans un État de droit. Si l’on applique cette loi dans son intégralité, la Colombie deviendra un pays régi par des principes antidémocratiques, en vertu desquels les citoyens seront obligés de collaborer à la réalisation d’“objectifs nationaux”, définis dans le secret par la haute direction militaire et approuvés par le président de la République, comme dans n’importe quel État totalitaire (articles 3, 19, 40, 41 et 62).

Une loi de cette nature ne contribue pas à la défense de la population colombienne, mais engendrerait au contraire d’importants facteurs d’insécurité. Avant tout parce que cette loi a pour objet d’inscrire l’État colombien dans le cadre de la doctrine de sécurité nationale qui a fondé les dictatures militaires du cône sud de l’Amérique latine durant les années 60 et 70. Tout comme dans ces pays, il existerait en Colombie des "objectifs nationaux", définis par le pouvoir militaire. Dans une démocratie, il ne peut y avoir d’autres objectifs nationaux que ceux consacrés par la Constitution. Peuvent faire exception à un tel pacte social des programmes gouvernementaux, des plans de développement ou des propositions de partis. Prétendre que tous les citoyens doivent participer et contribuer à la réalisation de tels programmes, plans ou propositions constitue une aspiration manifestement antidémocratique. Une telle unanimité, bien loin de mener à la concorde, aggraverait les difficultés qui alimentent le conflit armé dans le pays.

Non seulement cette loi ne contribue pas à la défense de la population, mais elle augmenterait au contraire son insécurité en encourageant des atteintes à la population civile, au lieu d’être fondée sur une conception solide du respect des droits de l’homme. En plus de nuire à un secteur de la société, cela porterait atteinte à la force publique elle-même. Elle serait en effet incitée à adopter des conduites arbitraires, qui pourraient ensuite être taxées de crimes de guerre par la communauté internationale, qu’elles aient été autorisées ou non par la législation nationale.

Il est clair que l’État doit faire un effort de démocratie pour combattre tous les éléments violents qui portent préjudice aux habitants de Colombie. Mais cet effort doit s’inscrire dans le cadre d’un État de droit et non s’inspirer de modèles propres aux dictatures. La consolidation de l’État de droit exige la soumission des agents publics au devoir de respect et de garantie des droits de l’homme. Le renforcement de l’État n’est possible qu’à cette condition. A l’inverse, des règles qui permettent de fermer les yeux sur les abus éventuels des agents publics, qui leur garantissent l’impunité, ou qui mêlent la population civile au conflit armé, ne font en réalité qu’affaiblir l’État, diminuer sa capacité de contrôle, l’exposer au risque de perdre le respect d’une partie de la population, le transformer en une caricature derrière laquelle n’importe quel autocrate pourra s’abriter pour commettre toutes sortes de violences.

La loi 684 de 2001 relative à la sécurité et à la défense nationale est structurée autour de cette conception totalitaire. Elle ne contribue pas au renforcement de l’État de droit au sens démocratique du terme, ce dont la Colombie a besoin, mais à l’affaiblissement de ses institutions, qui est une conséquence de l’impunité de la force publique, avec la bénédiction de ladite loi. Au lieu d’exalter les forces armées, elle les discrédite en les incitant à violer les droits de l’homme. Au lieu de garantir la sécurité, elle favorise une plus grande insécurité pour la population colombienne. Au lieu de contribuer à la paix, elle ajoute aux motifs de confrontation armée.

Ce n’est pas une loi qui se donnerait les droits de l’homme comme fin et comme moyen pour garantir la sécurité. Elle n’est pas non plus destinée à apporter la sécurité à tous les Colombiens et Colombiennes, ni à faire front contre tous les éléments violents. Au contraire, elle conforte certains de ces derniers dans leur comportement de délinquants. C’est pourquoi elle est contestée par de nombreuses personnes et organisations et par le Défenseur du peuple devant la Cour constitutionnelle, laquelle doit se prononcer à son sujet au cours des prochains mois.

Au lieu de cette loi et de sa dérive totalitaire, on a besoin d’un État capable de poursuivre sur le chemin ouvert dans la Constitution de 1991, pour une meilleure protection des droits de l’homme. En continuant dans cette voie et non en cédant à la tentation autoritaire illustrée par la loi 684, l’État pourrait et devrait se doter d’instruments institutionnels et d’une volonté politique qui garantissent que la vie de chaque habitant de Colombie soit effectivement protégée, comme cela incombe à tout État de droit social et démocratique.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2529.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Commission colombienne de juristes, octobre 2001 (Bogotá)

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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