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DIAL 2583

ARGENTINE - Lettre ouverte d’Adolfo Perez Esquivel, prix Nobel de la Paix, à ceux qui font les lois de la nation : “Ne vends pas ton âme”

Adolfo Perez Esquivel

lundi 16 septembre 2002, par Dial

Avec la vigueur que nous lui connaissons bien, Adolfo Perez Esquivel s’adresse une fois de plus aux hommes au pouvoir en Argentine dans une lettre publique datée du 1er septembre 2002, Buenos Aires.


Goethe, le grand poète allemand, écrivit une œuvre fondamentale qui va au plus profond des comportements humains, comme par exemple celui de vouloir posséder ce qui ne nous appartient pas. Le Docteur Faust est victime de sa propre faiblesse et de son ambition, et il n’hésite pas à vendre son âme au Diable pour satisfaire ses désirs sans se soucier des conséquences et tout en sachant qu’un jour il devra bien payer sa dette. Il va finir par tout perdre. Son être et sa vie même seront détruits ainsi que tout ce qu’il aimait le plus.

Je crois que c’est là un bon exemple de ce qui se passe dans notre pays. Bien des maux dont souffre actuellement l’Argentine ne seraient pas advenus sans la complicité et les trahisons internes de ceux qui ont vendu leur âme et ont livré le pays à la voracité des forces du système de domination. (...)

Vous savez tous très bien que de nombreux représentants qui occupent les sièges du Parlement ont été complices et ont mené le pays dans l’état actuel de prostration où il se trouve. Il suffit de signaler quelques faits concrets : les lois d’impunité, les privatisations, la complicité pour éviter le jugement de la Cour suprême de justice, la dérogation exigée par le FMI à la loi de Subversion économique ou l’entrée des troupes étrangères dans l’hypothèse d’un conflit car, dans ce cas, « l’ennemi, c’est le peuple ». De plus, ils continuent les négociations secrètes pour nous imposer la ZLÉA [Zone de libre-échange des Amériques] et livrer le pays entre les mains des Etats-Unis.

Selon l’article 29 de la Constitution Nationale, il s’agit là de « trahison de la patrie » et c’est en tant que traîtres qu’ils seront jugés tôt ou tard. Chacun d’entre eux devra rendre compte de ses actes et de ses comportements. Le peuple saura un jour si vraiment ils ont vendu leur âme. Le peuple saura enfin si en agissant ainsi ils se sont condamnés eux-mêmes.

Certains législateurs ont eu le courage et l’honnêteté de ne pas se laisser dominer par le pouvoir, de ne pas vendre leur âme et de renoncer à leurs intérêts personnels et partisans pour servir et accompagner les besoins du peuple et construire de nouveaux espaces de participation et de solidarité. Ces compatriotes nous honorent.
Personne ne peut ignorer les souffrances et les angoisses que vit notre peuple dans tous les coins de la Patrie. Personne ne peut ignorer l’augmentation de la pauvreté dont le niveau augmente chaque jour davantage pour atteindre des chiffres effrayants. Personne ne peut ignorer les enfants qui chaque jour meurent de faim et de maladies évitables.

Notre peuple est vraiment châtié et marginalisé par les politiques pratiquées par les gouvernements qui se sont succédés, et à cause de l’abandon du patrimoine national dans les mains des grandes sociétés internationales, du FMI et du gouvernement des Etats-Unis, ce qui nous a conduits à la perte de notre souveraineté nationale.

Il est vraiment triste le rôle complètement soumis de nos gouvernants qui restent sans idées personnelles. Ils ont perdu la bonne route. Ils ont perdu le sens de la liberté, de la souveraineté nationale, de l’éthique qui doit guider toute pratique politique dans la recherche du bien commun de tout le peuple.

Il est préoccupant de constater que la majorité d’entre vous, législateurs de la nation, vous n’avez pas le courage de vous joindre au peuple que vous êtes censés représenter, dans les marches et les mobilisations de ce même peuple qui réclame ses droits. Je voudrais vous les rappeler ici :

Les réclamations qu’ils font concernent la dignité de la personne et du peuple pour le travail, la santé et l’éducation. Pour les politiques sociales face à un Etat qui a renoncé à ses obligations fondamentales de servir le peuple et non plus les intérêts des puissances économiques.

Le peuple réclame la dignité et le travail et non pas la mendicité de plans qui ne changent rien mais qui au contraire dénigrent et offensent les hommes et les femmes qui veulent être utiles à leurs semblables, à leur famille et au pays.

Ils sont des millions nos compatriotes qui vivent aujourd’hui dans la marginalité et luttent pour leur vie menacée par les décisions politiques et la mise à sac impitoyable qu’avec une totale impunité réalisent les centres de pouvoir et de domination.

Une grande et profonde clameur a surgi du peuple et s’est manifestée dans la rébellion sociale et dans la résistance non violente qui s’exprime dans des milliers de manifestations à travers tout le pays pour vous dire avec fermeté : « BASTA ! » « Ça suffit ! ». Et pour cela ils réclament : « QU’ILS S’EN AILLENT TOUS ! ». C’est une demande légitime, une nécessité urgente, une exigence avant qu’il ne soit trop tard.
Il est devenu nécessaire de rassembler toutes les bonnes volontés pour à nouveau FONDER UNE NOUVELLE REPUBLIQUE. C’est nécessaire d’écouter LA VOIX DU PEUPLE pour construire sur de nouvelles bases sociales, politiques, économiques et culturelles et pour retrouver les valeurs éthiques qui sont aujourd’hui absentes. C’est nécessaire de convoquer dans tous les secteurs sociaux des hommes et des femmes disposés à assumer la responsabilité historique d’établir les bases d’un nouveau contrat social pour construire le pays dont nous avons tous besoin et ceci sans exclusion, un pays pour tous et non pas seulement pour quelques privilégiés.

Il faut convoquer une CONVENTION POUR UNE NOUVELLE CONSTITUTION avec pour mission de décider les changements que le peuple réclame.

L’appel aux élections pour le mois de mars 2003, demandé par le président provisoire de la nation, est fait pour que rien ne change et pour que le système actuel continue à dépouiller le pays et à se répartir les dépouilles de la République. La situation actuelle ne peut se résoudre en réprimant le peuple, ce qui a déjà coûté tant de morts et de blessés. Elle ne se résoud pas en pénalisant et en réprimant la pauvreté et les manifestations sociales. Le pays est submergé par la violence structurelle et sociale, c’est pourquoi la réforme doit être profonde et concerner tous les niveaux.

Le système actuel de représentation « démocratique » a fait la preuve de son échec total et s’est effondré sur lui-même. Nous devons construire une « démocratie participative »,et en finir avec les listes électorales « fourre tout » (scrutin à listes bloquées) qui permettent de faire siéger sur les bancs du Parlement des gens qui ne tiennent aucune responsabilité citoyenne et qui s’approprient les ressources dans leur propre intérêt.

Il est nécessaire de mettre en place les instruments légaux pour le « contrôle de gestion » des fonctions gouvernementales qui concernent toutes les instances, garanties par la participation citoyenne. Il faut établir les bases institutionnelles pour lutter contre la corruption avec pour les corrompus l’interdiction à vie d’exercer une quelconque charge publique dans le pays, interdiction accompagnée des sanctions juridiques correspondantes. Il faut prévoir la révocation des mandats par des référendums et des consultations populaires pour ceux qui ne remplissent pas les fonctions qui leur ont été confiées.

Tout ce que je viens de décrire est à la vue de tous. C’est le fruit obtenu par ceux qui ont vendu leur âme au diable, qui ne veulent plus écouter la voix du peuple et essayent d’éviter le jugement politique de la Cour suprême de justice pour pouvoir continuer en toute impunité. Ce sont les mêmes qui veulent continuer à tirer profit des ressources de l’Etat et qui par tous les moyens essayent de détourner la « Loi sur les devises ».
Surtout, qu’on ne continue pas avec cette Constitution de l’année 1994, votée à la sauvette au petit matin, avec pour seul objectif de faciliter la réélection d’un président qui a fait tant de mal aux institutions du pays et qui a sacrifié le patrimoine du peuple et sa souveraineté.

Vous les législateurs à qui le peuple a confié le mandat pour le représenter, vous n’avez pas eu le courage jusqu’au jour d’aujourd’hui de réglementer et de mettre en place la « consultation populaire et le plébiscite » bien qu’ils soient prévus par notre Constitution nationale.
Tout cela provoque tristesse et indignation. Vous n’avez pas eu la volonté politique de dénoncer ce que la « dette extérieure » a d’injuste et d’immoral car elle conditionne aujourd’hui le développement du pays.

Je ne peux m’empêcher de me souvenir de mon frère et compagnon de lutte, Monseigneur Jaime de Nevares, qui fut évêque de Neuquen et qui, après avoir assumé la responsabilité de devenir membre de la Constituante de 1994, se vit dans l’obligation de démissionner pour ne pas trahir le mandat du peuple. Je lui avais demandé les raisons de sa démission et il m’a répondu : « J’étais dans la situation de celui qui doit fumer un cigare allumé aux deux extrémités ». Il avait tout compris des complicités et des trahisons.

Compatriotes législateurs, la situation du peuple est encore plus dure que mes paroles. J’espère que ces quelques réflexions vous aideront à prendre les bonnes décisions.

Je vous le redis : NE VENDEZ PAS VOS ÂMES. AYEZ LE COURAGE DE LUTTER POUR UNE ARGENTINE NOUVELLE. SI VOUS VENDEZ VOTRE ÄME, LE PEUPLE VOUS DEMANDERA DES COMPTES POUR VOTRE CONDUITE.

N’oubliez pas que dans la vie des peuples il y a des processus irréversibles. Nous sommes en train de vivre un de ces moments historiques.
 
Recevez un fraternel salut de Paix et de Bien.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2583.
 Traduction Dial.
 Texte (espagnol) envoyé par l’auteur et daté du 1er septembre 2002.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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