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DIAL 2584

PÉROU - Le cas du cardinal Cipriani : “Rendez à César ce qui est à César”

lundi 16 septembre 2002, mis en ligne par Dial

Le cardinal de Lima, Mgr Juan Luis Cipriani, membre de l’Opus Dei, est devenu célèbre pour son comportement en matière de droits de l’homme : ami de Fujimori, il est partisan de l’impunité ; archevêque, il estime anormal d’être convoqué par la justice. Titulaire du siège épiscopal le plus important du Pérou, certains de ses confrères évêques ont tenu à manifester publiquement leurs distances par rapport à ses propos. Il est devenu une des cibles habituelles des organismes de défense des droits de l’homme, et il faut bien dire qu’il leur fournit régulièrement de quoi faire rebondir les polémiques.

Le cardinal est actuellement accusé de réclamer l’impunité d’un célèbre capitaine de football sous prétexte que ce dernier a procuré de nombreuses victoires à son pays. Il est surtout soupçonné d’avoir gardé le silence à propos du massacre de La Cantuta, survenu le 17 juillet 1992, au cours duquel un professeur et neuf étudiants avaient trouvé la mort après avoir été enlevés. Les auteurs « matériels » de cet attentat, condamnés en 1994, furent libérés en 1995 suite à une loi d’amnistie. En son temps, le général Rodolfo Robles Espinosa avait alors dénoncé le groupe paramilitaire « Colina » comme auteur de ce massacre, à la suite de quoi il dut fuir en Argentine en raison des menaces dont il était l’objet.

L’article ci-dessous provient de Ideele, 31 août 2002, revue de l’Institut de défense légale, Lima.


Il est juste et nécessaire de commencer par faire une séparation entre Mgr Cipriani et l’Église catholique : bien qu’il s’agisse d’un archevêque, l’un est une chose, l’autre en est une autre, à savoir l’Église catholique, institution hautement prisée dans le pays pour être habituellement engagée, en un sens opposé à Cipriani, en faveur de nombreuses causes justes dans ce pays : démocratie, droits humains, question sociale, entre autres. Une fois faite cette distinction, voici notre point : la prise de position du cardinal pour la constitution d’une commission spéciale chargée de revoir les enquêtes que la justice est en train de faire sur les cas de corruption liés au régime de Fujimori et Montesinos, et - acte suivant - la nouvelle apparue dans les médias selon laquelle l’actuel archevêque aurait été informé des assassinats de La Cantuta le jour même où ils se sont produits.

Il est également juste et nécessaire de commencer par reconnaître quelque chose de très important dans Cipriani, qui est le fait de peu de personnes dans le pays : la cohérence. Effectivement sa position actuelle n’est en rien une sortie intempestive, mais c’est tout au contraire la conséquence d’une seule et même orientation. Quelle orientation ? Celle qui consiste, nous le disons avec le respect que mérite sa position, mais sans nous leurrer, à être toujours du côté de l’impunité.

Lorsqu’il y eut dans le pays des centaines de disparus par an ou même par mois, il a relativisé la tragédie en disant que "dans un contexte violent comme celui d’Ayacucho, les morts, les disparitions et les abus font partie de l’affrontement"..., "les morts sont de côté et d’autre", "si on peut véritablement parler de disparus". "Ce qu’il y a de certain c’est qu’ils ont été pris dans un affrontement au cours d’une embuscade et qu’ils ont été descendus." (citations prises de Caretas du 14 avril 1994 et reproduites dans le numéro de Ideele de février 1999).

Lorsque Fujimori et Montesinos établirent en 1995 la loi d’amnistie, Cipriani fut de ceux qui la défendirent ouvertement, considérant qu’il s’agissait d’une "décision politique appropriée pour atteindre la paix intérieure parce qu’il est nécessaire de pardonner pour obtenir la réconciliation" (Expresso, 18 juin 1995). Précisément sur l’assassinat du professeur et des neuf étudiants de La Cantuta, il déclara à l’époque que le procès ouvert contre les responsables avait commencé avec une "forte politisation de la part de tous les intéressés", "avec beaucoup de passion", ajoutant que "ce n’est pas une question propre à être traitée par nous-mêmes les évêques, qui ne sommes ni avocats ni spécialistes", alors qu’en même temps il déclarait que les peines qui avaient été réclamées au cours de ce procès ne lui paraissaient pas "bénignes", expression qui fut utilisée en sens contraire par Mgr Vargas Alzamora, situé, cette fois comme en beaucoup d’autres, du côté opposé à celui de Cipriani.

Et dans une orientation aussi cohérente, comment ne pas rappeler les adjectifs et les insultes que l’actuel archevêque, en des occasions répétées, a lancé contre ceux - dont nous sommes - qui ont l’audace de ne pas être pour l’impunité et de défendre les droits humains : "couillonnade", célèbre expression utilisée en toutes lettres en référence à la Coordination nationale des droits humains, "cache-misère", "personnes rancunières qui cherchent à remuer des cadavres pour s’opposer au gouvernement", à l’égard des défenseurs des droits humains en général.

Qu’aujourd’hui le même Cipriani oppose l’impunité à la corruption, c’est toujours la même chose, conséquence d’une orientation qui a déjà toute une longue histoire.

Cipriani contre l’Église catholique

Cipriani a beau ne pas être synonyme d’Église catholique, et bien qu’il faille séparer les choses comme nous l’avons fait, il est certain que ce type de cohérence, cette façon d’être toujours du côté de l’impunité ne fait aucun bien à l’Église catholique mais lui porte bien plutôt préjudice, lui fait du mal. Une accusation de plus contre Cipriani : il ne lui importe pas de faire du mal à sa propre Église.

Le fait que le président de la Conférence épiscopale, Mgr Bambaran, ait opportunément déclaré que les opinions de Cipriani sont personnelles et non pas celles de l’institution, nous aide à faire la différence, mais en même temps cela nous indique une troisième accusation que nous pouvons porter à l’encontre du Cipriani : il ne lui importe pas non plus de diviser sa propre Église. Alors que les secteurs qui ne communient en rien avec lui ont une attitude réservée jusqu’à l’excès, il ne voit lui-même aucun inconvénient à prendre des positions et des attitudes qui opposent des catholiques à d’autres catholiques. Et cela est également d’une totale cohérence puisqu’il l’a toujours fait.

Le ban des accusés : pour qui ?

La recherche et la sanction du délit est l’une des principales attributions du pouvoir judiciaire. Essayer d’en dispenser le pouvoir judiciaire est une position ouvertement contraire à la loi, contraire à l’État de droit, contraire à l’institution démocratique. D’autre part, proposer que Hector Chumpitaz soit exempté de l’enquête judiciaire dont il est l’objet pour avoir reçu de l’argent des mains de Montesinos, parce qu’il est un joueur de football qui a donné de nombreuses victoires au pays, c’est opérer une marche arrière de plusieurs siècles par rapport à un principe de base : nous sommes tous égaux devant la loi, que cela nous plaise ou pas.

Exempter de la justice une personne pour cette raison qu’elle est un joueur célèbre de football nous conduit directement à une avalanche d’exemptions qui incluraient aisément le militaire qui défend la patrie, l’entrepreneur qui investit et crée des emplois, le politique ou le gouvernement qui affronte avec succès le terrorisme, les représentants d’institutions importantes, y compris l’Église catholique, pour en arriver au fait que les seuls qui doivent respecter la loi et rendre des comptes à la justice sont les pauvres, les sans-droits.

Une manœuvre de diversion ?

Cipriani a proposé ses bons offices pour Chumpitaz et a réussi à mettre en question, d’une manière générale, les enquêtes judiciaires concernant la corruption. Or il l’a fait juste avant qu’El Comercio rende public le fait qu’un témoin (l’ex-ministre fujimoriste Alberto Bustamante) avait déclaré, au cours d’un procès, que Montesinos avait dit que Cipriani avait été informé par le général Perez Documet des assassinats de La Cantuta immédiatement après qu’ils aient été commis. Cela nous fait soupçonner (attention, nous employons le mot "soupçonner") que beaucoup au Pérou ont appris à faire des manœuvres de diversion.

En tout cas, le déroulement des événements permet à Cipriani et à ses défenseurs de dire :

 que la citation que le pouvoir judiciaire a transmis à l’archevêque afin qu’il dépose sur le crime de La Cantuta est une représaille du pouvoir politique en raison de ses déclarations antérieures ;

 qu’il s’agit d’une campagne contre l’Église catholique, due au fait qu’une haute autorité de cette Église conteste le gouvernement ;

 qu’il a averti au moment opportun que les enquêtes judiciaires n’étaient pas sérieuses ;

 que tout ceci a eu lieu parce qu’il s’est solidarisé avec le grand capitaine de football Hector Chumpitaz.

Ces points peuvent nous détourner d’une interrogation fondamentale :
l’actuel archevêque de Lima, Juan Luis Cipriani, était-il informé dès le début des assassinats de La Cantuta et, malgré cela, a-t-il gardé le silence à ce sujet pendant des années ? Si devait s’avérer digne de foi ce qui jusqu’à présent reste toujours une anectode (il est évident que le témoignage de l’ex-ministre Bustamante est tout à fait insuffisant) cela ne serait-il pas très grave ?

Chumpitaz : pourquoi nous avoir fait cela ?

Quelques mots sur Chumpitaz. Ce n’est pas nous qui sommes ingrats avec lui, c’est lui qui fut ingrat à notre égard. La question n’est pas : pourquoi le pays lui fait-il cela ?, mais pourquoi nous a-t-il fait cela à nous ? Pourquoi sacrifier ainsi l’affection et l’admiration de tout un pays pour quelques milliers de dollars ? pourquoi ne s’est-il pas rappelé à temps qu’il était une idole et un exemple pour les Péruviens ?

Utiliser l’argument selon lequel il y a de gros poissons qui ne sont pas au banc des accusés, pour l’exonérer de sa responsabilité, est un sophisme fort cynique, car ce qui convient est d’exiger que la justice soit aussi et spécialement une justice pour les gros poissons et non pas que, parce qu’il y a déjà impunité pour quelques-uns, que l’impunité soit généralisée à tous.

Et le même Chumpitaz devrait s’indigner avec ceux qui soutiennent qu’il ne savait rien, qu’il ne comprenait rien, qu’il ne se rendait compte de rien, car cela voudrait dire qu’il ne serait pas condamnable en raison de sa faiblesse mentale. Ceci est une trahison de la mémoire que nous avons de lui. Il ne reste au grand capitaine qu’à assumer la responsabilité de ses actes et à exiger une justice rapide qui, avec toutes les garanties du procès, décide de la sanction qui correspond proportionnellement à la gravité du délit et de sa responsabilité individuelle. Sur cette base, il a droit à toute la considération spéciale qu’il mérite.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2584.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Ideele, 31 août 2002, revue de l’Institut de défense légale, Lima.

En cas de reproduction, mentionner au moins la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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