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AMÉRIQUE LATINE - L’état actuel de la théologie de la libération en Amérique latine

François Houtart

samedi 17 juin 2006, mis en ligne par Dial

1. Rappel de la nature de la théologie de la libération

Il s’agit bien d’une théologie, c’est-à-dire d’un discours sur Dieu. Cependant, la démarche est spécifique, car elle est explicitement contextuelle. On pourrait dire que toute théologie est contextuelle, puisqu’elle est produite dans une culture et dans des conditions précises. Ce qui différencie la théologie de la libération d’autres courants de pensée, c’est le fait de reconnaître explicitement que sa démarche est liée au contexte socioculturel dans lequel elle s’exprime. D’autres théologies avaient affirmé le même principe, par exemple la théologie de Jean-Baptiste Metz, de l’Université de Munster en Allemagne ou la théologie des réalités terrestres, de Gustave Thills à l’Université Catholique de Louvain.

La théologie de la libération prend comme point de départ la situation des opprimés. C’est ce qu’on appelle un "lieu théologique", c’est-à-dire la perspective au départ de laquelle se construit le discours sur Dieu. Un Dieu d’amour ne peut exister avec l’injustice, l’exploitation, la guerre. Donc, comme le disait un théologien récemment, il s’agit d’une théologie qui ne se demande pas si Dieu existe, mais où il se trouve ? C’est la réalité des luttes sociales et l’engagement des chrétiens, en faveur de la justice, qui forment la base de l’élaboration de la pensée et du discours.

Une telle démarche exige tout d’abord une analyse sociale. Nous vivons dans une société complexe, mondialisée, qui ne se comprend pas à première vue. L’utilisation d’un instrument d’analyse est donc indispensable pour comprendre les mécanismes de l’oppression et de l’injustice et donc pour dépasser une réaction purement morale face à la souffrance, sans se demander pourquoi celle-ci existe. L’autre nécessité est celle d’une herméneutique, c’est-à-dire la recherche du sens des documents fondateurs et de l’histoire du groupe chrétien et de ses traditions. Il n’est en effet pas possible de se situer de manière rationnelle, comme l’exige toute démarche théologique, sans replacer dans leur contexte historique, sémantique, culturel, ce qui a construit l’univers des références des croyants. La recherche du sens des écrits fondateurs utilise la sémantique, l’exégèse et les sciences humaines. L’histoire du christianisme et de l’Eglise catholique en particulier, s’appuie sur les instruments classiques de la discipline. Quant au point de référence contemporain, les situations humaines d’injustices, elles relèvent de la double démarche d’une description et d’une explication.

D’où la question de savoir de quelle réalité on parle et quelle est l’analyse que l’on utilisera pour la connaître ? En Amérique latine, où naît la théologie de la libération, la situation est celle de l’oppression sociale. A cette époque, c’est-à-dire à la fin des années 1960, la théorie critique principale d’analyse est celle de la dépendance. Il s’agit d’analyser et d’expliquer les phénomènes sociaux latino-américains, à la lumière de la situation de périphérie du continent, vis-à-vis d’un capitalisme central, principalement situé au Etats-Unis. La théologie de la libération s’appuya sur ce courant analytique, pour construire sa propre démarche. La pauvreté, la misère, l’oppression en Amérique latine ne pouvaient pas être détachés d’un ensemble plus vaste, dont les logiques se situaient dans le rapport centre - périphérie. C’était un choix, non arbitraire, car considéré comme la meilleure manière de lire la réalité sociale et de la comprendre, pour, ensuite, l’exprimer en termes théologiques.

Pour la théologie c’est un renversement de la logique de la démarche habituelle. En effet, traditionnellement, cette dernière est déductive, c’est-à-dire qu’elle part de la révélation divine contenue dans les textes sacrés, pour ensuite en tirer toutes les applications logiques et concrètes au niveau de la réalité. Au contraire, la théologie de la libération part d’une démarche inductive, qui l’amène à construire une pensée spécifique religieuse, en partant du réel et de la pratique sociale. Un tel trajet intellectuel introduit inévitablement un élément de relativité dans le discours théologique. Il ne réduit pas ce dernier au statut épistémologique des sciences humaines, mais il se construit au départ de ces dernières, impliquant par-là que la quête du sens religieux peut changer d’orientation selon les situations et la manière dont on les analyse. Le discours n’est donc plus dogmatique, il part d’une réalité empirique.

Par ailleurs, une telle orientation réduit évidemment le champ d’intervention de l’autorité religieuse dans l’interprétation des écritures et de la tradition. La hiérarchie ecclésiastique n’a plus le monopole de l’herméneutique religieuse, puisque cette dernière prend en compte les réalités sociales, analysées d’un point de vue bien spécifique, celui des opprimés et choisissant le type d’analyse le plus adapté à cette perspective.

Dans le christianisme, un tel choix (préscientifique) n’est pas arbitraire. L’esprit de l’évangile va dans ce sens, Jésus a fait une option bien précise, en faveur des pauvres et contre tous les pouvoirs d’oppression. Serait-il donc possible d’envisager qu’une démarche théologique chrétienne puisse prendre une voie contraire, que ce soit consciemment ou inconsciemment ? C’est le point de départ de la théologie de la libération.

Tout en n’étant pas seulement une éthique sociale comme nous le verrons plus loin, elle accorde à cet aspect une place centrale. En effet, en choisissant un instrument d’analyse qui s’exprime en termes de classes sociales et non de strates sociales, elle change les perspectives traditionnelles de la doctrine sociale de l’Eglise. Cette dernière, reflétée très généralement dans la pensée sociale des autres confessions chrétiennes et des religions en général, tend implicitement à analyser la société en termes de groupes sociaux superposés, mais non liés entre eux de manière structurelle. Il en résulte que le bien commun, prôné par l’ensemble des systèmes religieux, consiste à demander à chacun de contribuer, en son lieu et place, au bien-être de l’ensemble, sans remettre en question de manière explicite la structure de la société, qui attribue des places bien particulières à chacun de ces groupes sociaux.

Voilà pourquoi, la théologie de la libération adopte une analyse structurelle de la société, dont le courant de pensée marxiste a été un des principaux porteurs, et qui met en valeur les contradictions sociales, expliquant ainsi les inégalités et les injustices.

Mais une telle théologie va bien au-delà. Elle est aussi une christologie, c’est-à-dire une lecture de la vie de Jésus comme acteur social dans sa propre société, la Palestine de son temps et une ecclésiologie, c’est-à-dire une théologie de l’Eglise, analysée également dans ses réalités historiques et sociales. Elle joint à son palmarès, une réflexion sur la liturgie et ses aspects socioculturels, une théologie pastorale, analysant les moyens d’encadrement religieux dont disposent les Eglises et une spiritualité impliquant la lecture sociale du réel et l’engagement des chrétiens en fonction de leur foi.

Il n’est guère étonnant que la théologie de la libération ait suscité de fortes oppositions à l’intérieur des Eglises chrétiennes et surtout de l’Eglise catholique. D’une part, la démarche théologique remettait en question l’ensemble d’une lecture dogmatique et donc la position de l’autorité religieuse définie comme unique et exclusif garant de l’orthodoxie. Mais d’autre part, l’utilisation de l’analyse marxiste, comme instrument de découverte et d’explication des sociétés, faisait aussi l’objet d’une contestation radicale basée sur l’amalgame entre le marxisme comme instrument d’analyse et de changement des sociétés et l’athéisme comme condition de son utilisation.

Selon le Cardinal Ratzinger, celui qui utilise l’analyse marxiste finit inévitablement par adopter une attitude athée. Il est vrai que l’établissement de l’athéisme, comme véritable "religion d’Etat" dans les pays communistes, brouillait les cartes. Mais on oubliait deux choses : d’une part que les pays communistes avaient abandonné l’analyse marxiste de leur propre société, précisément dans une démarche dogmatique qui allait contribuer à leur chute et d’autre part que Marx avait reproché aux partisans de "l’athéisme radical", de conserver dans leur démarche de philosophie sociale un langage théologique, mais à l’envers. Il en résulta des condamnations et la marginalisation des théologiens de la libération, allant de l’interdiction d’enseigner et de la censure de leurs écrits jusqu’à la réduction à l’état laïc et même l’excommunication (dans le cas du Sri Lankais Tissa Balasuriya).

Une analyse plus poussée montre que le problème n’était pas uniquement d’ordre ecclésiastique. Il était aussi politique. On assistait en effet, à ce moment, à une série de révoltes au sein même de la classe ouvrière dans les pays de l’Est, principalement en Pologne. Cela déboucha sur une alliance de fait entre d’une part le président Reagan, qui finançait de manière ouverte ou occulte le mouvement Solidarnosc, via des organes catholiques et d’autre part le Saint-Siège qui condamnait la théologie de la libération, position qui ne pouvait que plaire aux Républicains américains, qui avaient fixé comme un des objectifs de leur lutte politique, la théologie de la libération en Amérique latine (Charles Antoine, 1999).

2. Les nouveaux sujets ou "lieux théologiques"

La redéfinition du sujet socio-économique

Comme nous l’avons vu précédemment, les débuts de la théologie de la libération étaient très liés dans leur lecture du social à la théorie de la dépendance. Or, cette dernière fit l’objet de certaines critiques, notamment le fait d’avoir mis l’accent trop exclusivement sur le rapport centre-périphérie et pas assez sur les sources internes des différences sociales. Une nouvelle pensée se fit jour progressivement, dont les théologiens prirent connaissance et qui les obligea à repréciser un certain nombre des points de départ de leur discours spécifique. Cela ne changeait rien à l’orientation fondamentale, mais bien à la hiérarchie des responsabilités sur le plan de l’éthique sociale.

Il y eut ensuite une période de silence, provoquée par divers éléments. Ce fut le début de l’ère néolibérale de l’Amérique latine, avec l’installation de ce que l’on appela les démocraties surveillées. La chute du mur de Berlin provoqua une crise des paradigmes des sciences sociales, crise plus politique et psychologique que réelle, mais qui affecta l’ensemble de la réflexion dans ce domaine. Il y eut en même temps une nouvelle problématique, celle de la mondialisation, à partir du Consensus de Washington, fin des années 1970.

On découvrait progressivement qu’en Amérique latine les nouvelles décennies de 1980 et 1990 signifiaient une relative décroissance, même en utilisant pour la mesurer, les paramètres de la pensée unique et que se produisait un accroissement des inégalités. Comme partout ailleurs, une petite proportion de la population voyait ses revenus et ses possibilités de consommation s’accroître, parfois de manière spectaculaire, alors que la majorité stagnait ou s’enfonçait dans la pauvreté et la misère, le tout renforcé par un accroissement démographique important. Même si, selon les statistiques officielles, la pauvreté diminuait relativement, le nombre de pauvres ne faisait qu’augmenter. C’est ainsi que de nouveaux auteurs se manifestèrent, en plus de ceux qui avaient déjà écrit dans les années précédentes (Gustavo Gutierrez, Hugo Assmann, Juan Luis Segundo, Leonardo Boff, etc.). Il s’agit entre autres de John Sobrino, Ignacio Ellacuria, Enrique Dussel, Franz Hinkelammert, J. Mo Sung, Ivone Gebara.

Les nouvelles thématiques

Une série de nouvelles thématiques virent le jour à partir des décennies de 1980 et de 1990. Sans entrer dans les détails, il est intéressant d’en faire une nomenclature, permettant de se faire une idée de la diversité des sujets traités, en fonction des changements sociaux du continent et de la naissance ou du développement de mouvements sociaux spécifiques.

Critique de la rationalité économique

La réflexion qui a suivi le développement néolibéral de l’économie mondial et ses effets sur l’Amérique latine a provoqué une nouvelle réflexion, basée sur le caractère dogmatique de "la pensée unique". D’une part, le discours économique est un analysé comme un discours religieux, partant de principes absolus et s’appliquant ensuite à la réalité, redécouvrant ainsi une méthode déductive, digne des meilleurs dogmatismes. Que l’on pense au discours de Michel Camdessus, l’ancien directeur du FMI ou, plus encore, à celui Michael Novak, le penseur américain, affirmant que la capitalisme est la forme la plus adaptée à la perspective socio-économique du christianisme. D’où une série de publications, telles que celle de Franz Hinkelammert : "Les armes idéologiques de la mort" (1978) ; "L’idolâtrie du marché" (1989), "Sacrifices humains et sociétés occidentales" (1991) ; J. Mo Sung, "L’idolâtrie du capital et la mort des pauvres" (1991) ; Julio de Santa Ana "La pratique économique comme religion", etc.

La deuxième ligne de pensée s’est construite au départ de l’hégémonie du marché. A l’encontre de l’économiste de Chicago, Milton Friedman, prétendant que l’économie est une discipline neutre, plusieurs théologiens affirment au contraire, le caractère éthique de l’économie. En effet, l’économie néolibérale promeut certaines valeurs, présentées comme suprêmes, principalement la compétitivité et l’efficacité. Or ces dernières aboutissent à une destruction des bases de la vie, aussi bien matérielle que culturelle. C’est dans ce sens que s’exprime Gustavo Gutierrez, l’un des fondateurs de la théologie de la libération, dans son ouvrage Le Dieu de la Vie (1982). C’est la vie du pauvre qui forme le point de rencontre entre Dieu et l’économie, car la vie n’est pas seulement l’éternité, mais l’existence concrète de ceux qui sont exclus et opprimés par le système économique.

Dans la même veine se situent les travaux de Franz Hinkelammert, en relation avec ce qu’on pourrait appeler l’émergence du sujet. C’est lui qui parle du cri du sujet (El grito del sujeto). Dans son ouvrage récent, Le sujet et la loi : le retour du sujet réprimé (El sujeto y la ley), publié en 2005 et qui reçut le Prix Libertador 2006 du Venezuela, le même auteur s’en prend vigoureusement à la modernité. Il dénonce cette dernière, en fonction des logiques qu’elle a déployées et qui aboutissent aux catastrophes écologiques et humaines du monde contemporain. Pour lui, la post-modernité n’est qu’une "modernité à l’extrême" car elle ne fait rien d’autre que la prolonger et c’est à tort qu’elle est appelée post-moderne. C’est à partir de l’être humain comme sujet concret, qui a des exigences de relations avec le monde naturel et social, qu’il faut réfléchir. Franz Hinkelammert élabore ainsi une base nouvelle de pensée théologique, dans laquelle le sujet est à la fois personnel et collectif, sans négliger pour autant les analyses structurelles de la société.

Théologies indigènes

Face au caractère blanc des théologies de la libération, des réactions sont nées au sein des communautés indigènes du continent. Les indigènes furent depuis toujours des sujets d’études mais pas des sujets de l’histoire. A l’occasion des célébrations du 500e anniversaire de la conquête des Amériques, et en réaction à la pensée dominante qui la présentait comme une "rencontre des civilisations", une renaissance culturelle s’est produite et elle s’est développée dans l’ensemble du continent. Elle a porté sur des questions telles que l’autonomie, les cultures traditionnelles, les religions. Trois rencontres de théologie indigène ont eu lieu respectivement à Mexico en 1991, à Panama en 1993, en Equateur en 1994 et en Bolivie en 1997.

La perspective consiste à considérer également les cultures indigènes comme des lieux théologiques. Il s’agit d’un ensemble de sagesses populaires, et donc d’une réalité historique collective, elle aussi espace de révélation de l’amour de Dieu. En effet, leur histoire est traversée par des luttes constantes pour sauvegarder leur identité. Les principes de la résistance à la colonisation furent construits sur un double socle ; d’une part la défense de la vie, en vertu d’une vision cosmico-écologique, considérant l’être humain comme vivant en symbiose avec la nature et non comme maître et destructeur de cette dernière et d’autre part, la vie de la communauté, gage essentiel de celle de ses membres, contredisait ainsi l’individualisme de la pensée moderne.

Accompagner théologiquement la construction du sujet indigène comme peuple et comme personne, alors qu’il est menacé par le néolibéralisme qui détruit son environnement, base économique de sa vie et qui impose l’uniformité culturelle de la modernité est une tâche spécifiquement théologique. C’est dans ce sens que s’est développée une série de réflexions et de publications.

L’essor des théologies indigènes n’est pas tout à fait sans ambiguïtés. Certaines d’entre elles tendent parfois à sacraliser la culture, à développer une vision trop exclusive du rite et à enfermer la pensée dans un ghetto. C’est la déviation culturaliste, proche de certains milieux de l’anthropologie culturelle, dont les travaux ont servi de base à certains théologiens. D’où l’importance du lien avec la théologie de la libération, qui montre combien tout cela s’inscrit dans des structures d’oppression, ayant commencé avec la conquête hispanique et se poursuivant aujourd’hui au sein du modèle néolibéral.

Théologies afro-latino-américaines

La résistance des noirs a été accompagnée par une lecture religieuse de la réalité. Ce n’est pas neuf, et cela se rencontre dans toutes les religions afro-américaines en Haïti, au Brésil, à Cuba et dans les Caraïbes. Par contre, c’est beaucoup plus récemment que cette préoccupation a émergé dans le cadre d’une théologie chrétienne. En 1994, sous les auspices de l’Association des Théologiens du Tiers-Monde, ce tint à Nova Iguaçu, au Brésil, une consultation sur "Culture noire et théologie". Les participants y développèrent de nouvelles perspectives sur les concepts de races, classes, genres, religions. Ce fut le début d’une critique radicale du "fétichisme du blanc" au sein même de la production théologique et d’une déconstruction d’une anthropologie ethnocentrique, pour proposer une reconnaissance de l’altérité des groupes afro-américains.

Il s’agissait en effet de rétablir la justice pour une communauté considérée comme "hégémonisée". Dans une perspective théologique, c’est la présence libératrice de Dieu que l’on retrouve dans les luttes des esclaves et dans les manifestations de la négritude. Une telle pensée développe une vision holistique de la réalité et de l’être humain. Elle débouche sur la subversion de la "logique magique" du néolibéralisme, l’affirmation de la valeur de la personne en soi et pas avant tout comme unité de production et de la nature comme espace vital et non comme une simple ressource économique. Elle aborde aussi de manière critique "l’impérialisme raciste" des démarches religieuses et théologiques indigènes.

Plusieurs questions méthodologiques se posent pour le développement d’une pensée théologique afro-latino-américain, notamment, celle de l’herméneutique des expressions religieuses des populations noires, afin de ne pas retomber dans le culturalisme déjà signalé à propos des théologies elles-mêmes.

Théologie féministe

La théologie de la libération était une théologie d’hommes. Or, dans une perspective féministe, il s’agit de retrouver le visage féminin de la pauvreté, démarche qui n’apparaissait guère dans les écrits précédant les années 80. Et cependant, la marginalisation des femmes, à la fois dans l’espace social, politique, culturel et religieux (y compris chrétien) est une réalité. D’où la prise de conscience de l’existence du système patriarcal et de son articulation avec les autres systèmes de domination, en tant que mécanisme de leur reproduction. Cela donne une base éthique au féminisme qui va déboucher sur une pensée théologique propre, basée sur une conception unitaire de l’être humain, considéré aussi dans ses différences.

Trois congrès de théologie féministe de la libération furent organisés : Mexico (1979), Buenos Aires (1985), Rio de Janeiro (1993). La perspective de ce courant théologique est la constatation que les femmes sont doublement opprimées, du fait d’une appartenance de genre et de classe sociale. Elles sont donc un sujet de libération spécifique. Par ailleurs, une attention particulière est accordée aux femmes qui dans la Bible ont contribué à la libération du peuple juif. Il en est de même des femmes qui ont accompagné Jésus lors de sa vie publique et sa prédication.

L’expérience de la femme comme lieu épistémologique propre s’exprime dans ce discours théologique avec de nouveaux éléments, tels que la poétique, l’esthétique, l’affectif. Cela permet de détruire les catégories androcentriques qui ont exclu les femmes du discours et de l’expérience chrétienne, de même que de l’histoire ecclésiastique qui a généralement occulté leur rôle. La démarche théologique nouvelle se caractérise par une relecture des textes fondateurs avec une perspective féminine et une reformulation des grands thèmes du christianisme. Par ailleurs, un accent est mis sur la libération des femmes noires, indigènes, paysannes. En plus, un certain nombre d’écrits ont été produits sur "l’écoféminisme", remettant dans une logique commune la place de la femme face à la nature et à la société. Une revue portant le nom d’écoféminisme a été publiée au Chili, à partir de 1993.

Théologie de l’écologie

Comme le dit Leonardo Boff, inspiré par la spiritualité du fondateur de l’ordre de St-François, l’exploitation économique de la nature dans une perspective de modernité dominée aujourd’hui mondialement par la logique du capitalisme, aboutit à la destruction du "foyer" de tous les êtres humains. D’où le cri de la terre. Pour ce théologien, le paradigme technico-scientifique de la modernité n’est pas universalisable, ni intégral. Leonardo Boff s’oppose à une vision optimiste du progrès sans fin, alors que les ressources sont limitées et développe une vision holistique de l’univers vivant et notamment une relation entre l’homme et la nature qui s’exprime de sujet à sujet. La dimension théologique de cette vision, permet de faire le lien entre l’exploitation des travailleurs et la destruction de la terre, ce que Marx avait indiqué comme la caractéristique du capitalisme.

Théologie du pluralisme religieux

Face à la prise de conscience du pluralisme religieux en Amérique latine, qui n’est plus exclusivement un continent catholique, une nouvelle réflexion se fait jour chez certains théologiens. C’est le cas notamment de José María Vigil (2005). Non seulement les nouveaux mouvements religieux (appelés souvent sectes) se développent avec rapidité dans l’ensemble du continent, mais on prend conscience aujourd’hui de l’existence des religions indigènes et afro-américaines qui sortent de la clandestinité et ont moins besoin des expressions culturelles du christianisme pour assurer leur survie. Aujourd’hui, les religions des indigènes du Guatemala, de l’Equateur, du Pérou, de la Bolivie, s’affirment clairement comme des systèmes religieux autonomes, avec leurs divinités, leurs rituels et leurs rôles spécifiques. Il en est de même des populations afro-américaines, que ce soit le vaudou au Haïti, la santería ou la regla de Osha à Cuba ou du canbomblé et de l’umbanda au Brésil.

A cela il faut ajouter une présence minoritaire sans doute, mais significative de l’islam et du bouddhisme. On en n’est plus au temps où les Japonais qui émigraient vers le Brésil étaient encouragés par leur gouvernement à se convertir au catholicisme, pour pouvoir s’intégrer plus facilement dans le nouveau pays.

La prise en compte du pluralisme religieux est un phénomène nouveau en Amérique latine. Elle a existé évidemment dès le départ en Asie, étant donné le caractère minoritaire du christianisme et en particulier du catholicisme. D’où, dans la théologie latino-américaine, une nouvelle interrogation : que signifie le pluralisme religieux par rapport à la libération ? L’éclatement du champ religieux doit-il être considéré comme une expression de lutte émancipatrice, c’est-à-dire une réaction contre l’oppression, comme un retour de la pluralité des traditions ou comme un des aspects de la domination de l’empire du Nord ? Voilà les formes du défi qui doit encore trouver son expression théologique.

Une relecture du christianisme originel

Le théologien argentin, Rubén Dri a écrit un ouvrage intitulé Le mouvement anti-impérial de Jésus. Selon lui, le projet intégral de Jésus, enraciné dans la tradition prophétique juive radicale, envisage à la fois une économie de solidarité (don et partage) et une politique s’exprimant dans l’établissement de relations fraternelles.

Ce mouvement qui exprimait à la fois la tradition prophétique et la tradition apocalyptique, rassembla des hommes et des femmes des secteurs dominés de la société palestinienne. Jésus partit de Galilée et alla vers Jérusalem, où il s’affronta aux pouvoirs hégémoniques et fut exécuté. Il s’agit bien de l’oeuvre de l’empire romain, dont l’action dans la région se voyait menacée. C’est donc en fonction du caractère anti-impérial du Mouvement de Jésus que la répression s’est exercée. Autrement, il n’aurait été qu’un mouvement parmi d’autres, à l’intérieur d’une société particulière.

Après la dispersion, suite à la conquête de Jérusalem par les Romains, une autre histoire du christianisme débuta. Mais avant cela, malgré le fait que les récits évangéliques tendent à faire retomber la responsabilité de la mort de Jésus uniquement sur le peuple juif, il s’agissait bien d’une répression de l’empire contre un mouvement qui contestait son hégémonie.

Conclusion

La théologie de la libération en Amérique latine, dans une première période influencée dans son analyse par la théorie de la dépendance, connut un remarquable essor. Un changement de perspective s’introduisit progressivement, avec les politiques néolibérales de la mondialisation, qui augmentèrent le nombre des pauvres, firent croître les inégalités et débouchèrent sur les démocraties surveillées. En même temps, se produisait une restauration ecclésiastique et une répression idéologique. Une alliance politique de fait s’établit entre Rome et Washington. Aujourd’hui cependant, on assiste à une reprise de la théologie de la libération et à un élargissement des perspectives.

Cependant, l’enrichissement que cela signifie, porte en soi un danger réel de perte de la centralité de la pensée. La dispersion des thèmes risque de les faire considérer comme des en-soi, c’est-à-dire de promouvoir une détotalarisation du sujet. L’influence du post-modernisme a été réelle chez l’un ou l’autre théologien, qui se sont centrés sur les "petits récits", pratiquant une réduction de la capacité explicative, parallèle à l’éclipse de la pensée marxiste. Aujourd’hui de nouvelles perspectives se font jour, avec la recherche d’un nouveau sujet historique de la libération, qui est à la fois pluraliste, populaire, démocratique et multipolaire et qui s’exprime notamment au sein des Forums sociaux. Il ne fait pas de doute que la richesse de ces nouvelles perspectives permette de nouveaux développements.

Il faut cependant noter un fait sociologique important. C’est l’indépendance institutionnelle de la pensée théologique nouvelle. Comme elle doit s’élaborer en dehors des cadres institutionnels des Eglises principales, surtout de l’Eglise catholique, les nouvelles pensées théologiques sont évidemment moins contrôlées. Elles gardent cependant leur importance, à la fois en fonction de la prégnance religieuse du continent et de l’intérêt politique du fait religieux. Cela n’empêche nullement les dernières productions de la théologie de la libération de rester une théologie, établissant de façon claire les frontières avec la philosophie ou les sciences sociales. Il s’agit donc d’une réalité bien vivante, même si elle n’est plus aussi visible que du temps où elle était produite au sein des institutions et où elle était moins pluraliste dans l’élaboration de ses lieux "théologiques".

Bibliographie

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  ANTOINE Ch., Guerre froide et Eglise catholique, L’Amérique latine, Paris, Ed. Du Cerf, 1999.
  AQUINO M.P. TAMEZ E., Teología feminista latinoamericana, Quito, Abya-Yala, 1998.
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  GEBARA I., Le Mal au féminin, Paris, L’Harmattan, 2001.
  HINKELAMMERT F.J., El sujeto y la ley - El retorno del sujeto reprimido, Heredia (Costa Rica), Editorial Universidad Nacional, 2005.
  HOUTART F., Délégitimer le capitalisme, recréer l’espérance, Bruxelles, Colophon, 2005.
  GUTIERREZ G., Théologie de la libération, Bruxelles, Lumen Vitae, 1969.
  MADURO O., La théologie latino-américaine de la libération : une autocritique, Dial, Dossier 2874, mai 2006. http://www.dial-infos.org/01_com/html01_com/cadre.html
  TAMAYO-ACOSTA J.J., Las teologías de Abya-yala : valorización desde la teología sistemática, (texte inédit).
  VIGIL J.M., Teología del pluralismo religioso : curso sistemático de teología popular, Cordoue, Ed. El Almendro, 2005.

Juin 2006

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Messages

  • Merci de bien vouloir préciser qui est François Houtard.

    Ca serait bien de toujours rappeler bièvement qui est l’auteur des papiers.

    Marech - un ami de Jean-Louis Genoud, que vous devez connaître.

    • Voici le portrait de François Houtart, dans l’encyclopédie Wikipedia :

      Prêtre et sociologue, né à Bruxelles en 1925, fondateur du Centre Tricontinental (CETRI) et directeur de la revue « Alternatives Sud ». Figure reconnue du mouvement altermondialiste, il est un des pères de l’Autre Davos et du Forum Social Mondial de Porto Alegre. Face à l’évolution de la situation mondiale et aux tentatives de récupération dont il fait l’objet, le mouvement altermondialiste aurait intérêt selon lui à radicaliser son discours.

      Prêtre catholique et intellectuel marxiste de renommée internationale, petit-fils du comte Henry Carton de Wiart (1869-1951) —qui fut l’un des dirigeants du Parti Catholique et pionnier de la démocratie chrétienne—, François Houtart a suivi une formation en philosophie et en théologie au Séminaire de Malines. Il fut ordonné prêtre en 1949. Licencié en sciences politiques et sociales de l’université catholique de Louvain et diplômé de l’Institut Supérieur International d’Urbanisme appliqué de Bruxelles, il est docteur en sociologie de l’UCL où il fut professeur de 1958 à 1990.
      Entre 1958 et 1962, F. Houtart coordonna le travail de la Fédération internationale des instituts de recherche socio-religieuse, qui réalisa une grande enquête sur la situation du catholicisme dans le contexte démographique, social et culturel de l’Amérique latine, publiée en 43 volumes. Il fut prêt exactement au moment où Jean XXIII annonça le Concile Vatican II. "Dom Helder Camara, qui était alors vice-président du CELAM, conjointement avec Mgr Larrain, évêque chilien, demanda de faire un résumé de cette étude pour le distribuer dans plusieurs langues à tous les évêques, lors de l’ouverture du Concile Vatican II. L’idée était de faire connaître la problématique du catholicisme latino-américain à l’épiscopat mondial." écrit-il dans "Nueva Sociedad"

  • Suite à ma demande d’informations sur l’auteur de cet article, et après l’avoir lu (et relu, bien obligé, de nombreux paragraphes...), je constate que j’ai dû, malgré mon bac +6, suivi de nombreuses, sérieuses et studieuses lectures, passer un temps certain à feuilleter le Robert en deux grands volumes (Ah ! cher Alain Rey ! quand on m’a fait ce "cher" cadeau on ne soupçonnait pas que j’allais pouvoir en tirer une meillleure appréhension de la Théologie de la Libération...), pour comprendre ce que pouvaient bien signifier des mots tels que "holistique" ; "herméneutique" ; "épistémologie" ; "paradigme".
    Tout le monde n’a pas la patience d’aller chercher dans le dictionnaire, tout le monde n’a pas ce genre de dictionnaire. Et comme j’ai la faiblesse de croire que le lecteur moyen ne connaît pas la signification de ces mots, dois-je en conclure que François Houtart, en particulier, et Alterinfos en général, ne voient aucun inconvénient à ne s’adresser - réellement - qu’à une sorte d’élite - si tant est que c’en est une - pouvant se "parfumer" (comme disait le sapeur Camembert) de titres tels que "philosophe", "épistémologue", "anthropologue" ou autres "sociologues" (etc. , ad libitum...).
    Comparez avec le langage des évangélistes ! Cherchez-y les abstractions... Et pourtant c’est le texte le plus lu, le plus compris, justement par ceux qui sont les "objets", non, les "sujets", de la théologie de la libération.
    Pour en revenir à l’article, l’utilisation de ce langage quasi occulte demande des efforts d’"herméneutique" qui nuit à son assimilation "holistique" ("l’ai-je bien descendu ?..."), et c’est un peu dommage, car "y’a d’la substance"... !
    Merci d’avance... et d’après.
    Bernard Maréchal

    P.S. Je viens de recevoir le "questionnaire anonyme" de "dial", je vais le renvoyer, rempli. Vous pourrez y ajouter ce qui précède...

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