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BRÉSIL - Cezar Britto sur le cours de droit à l’université : « La justice ne peut se réduire à un phénomène urbain »

Mayrá Lima

jeudi 6 décembre 2012, mis en ligne par Thierry Deronne

Vendredi dernier (le 24 août 2012), les juges du Tribunal Régional Fédéral de la 1ère région (TRF1) ont rejeté à l’unanimité l’action civile requise par le ministère public de Goiás, qui avait demandé de faire cesser le cours de Droit Evandro Lins et Silva suivi par des fils et des filles d’ouvriers agricoles et de travailleurs sans terre, considérant le cours de Droit comme « étant en dehors de la réalité rurale ».

Cezar Britto, ex-président de l’Ordre des avocats du Brésil (OAB) et avocat du collectif étudiant

Selon Cezar Britto, ex-président de l’Ordre des avocats du Brésil (OAB) et avocat du collectif, le ministère public fédéral (MPF) avait déjà classé une enquête civile exposant les mêmes arguments, en considérant que ces cours donnés aux ouvriers agricoles sont d’une importance sociale et publique fondamentale.

« En affirmant que celui qui vit à la campagne n’a pas de droit d’étudier le droit, le MPF a oublié que le pouvoir judiciaire n’est pas une construction physique, située dans une quelconque rue de la ville. Au contraire, le concept de justice doit s’appliquer à tous : vivant en zone urbaine ou rurale, pauvre ou riche, né dans un berceau doré ou dans une petite mangeoire », a-t-il déclaré.

La victoire du collectif étudiant Evandro Lins et Silva ouvre un précédent pour d’autres cours promus à travers le Programme national d’éducation de la réforme agraire (PRONERA) qui sont sur le point d’être remis en cause par le pouvoir judiciaire. Pour Britto, reconnaître la constitutionnalité des accords entre l’Institut national de colonisation et réforme agraire (INCRA) et les universités est important. En outres « la voix de la population rurale sera fondamentale pour la construction d’un nouveau droit. »

Voici l’interview intégrale que l’ex-président de l’OAB, Cezar Britto, a accordé à Mayrá Lima, du Mouvement des travailleurs sans terre.

Sur quels arguments s’est basée l’action du ministère public fédéral de Goiás ?

La thèse principale du ministère public fédéral consistait à dire qu’il y a « une inconstitutionnalité flagrante de l’accord » scellé entre l’Université fédérale de Goiás (UFG) et l’INCRA par le fait que « la résidence de l’homme en zone rurale avec les conditions de survie et de développement que valident l’expropriation et le transfert des terres aux paysans en vertu de la réforme agraire, est un objectif qui n’a aucun rapport avec la formation technico-juridique accordées à ces assentados [1] avec la création du cours de droit par l’INCRA / UFG. » Dans cette même ligne d’argument, le ministère public fédéral a dit que « l’habitat du professionnel du droit, dans tous les cas, est le milieu urbain, car c’est dans cette localité que se rencontrent les autres professionnels juridiques. « 

Quelle a été la ligne d’argumentation de la défense ?

La défense a présenté plusieurs arguments : le premier découle du fait que le magistrat a reconnu « la validité des activités académiques complétées par le corps enseignant », en plus du fait juridique postérieur (la conclusion du cours et la validation du diplôme) pour protéger la classe Evandro Lins e Silva, que ce soit par l’effet de la chose déjà jugée ou par la théorie du fait consommé qui fait perdre d’objet de l’action civile publique. En effet la décision ne pouvait pas nuire aux étudiants qui, de bonne foi, ont terminé leurs études, alors le verbe « désenseigner » n’existe pas.

Une autre ligne de défense a été que le procès était nul car les étudiants ne furent pas convoqués, alors que la décision de fermeture de la classe avait une répercussion directe dans leurs vies. Nous avons aussi mis en avant le fait,- et ceci fut la décision qui nous a fait gagner, sans analyser les autres – que le MPF local ne pourrait pas entrer en justice, parce que le collège supérieur avait déjà ordonné de classer l’enquête civile publique spécifique pour cette classe spéciale de droit. Dans ce cas, on ne pouvait pas parler d’autonomie individuelle du membre du MPF, parce qu’il n’y avait pas de vide de décision à ce sujet. Le TRF1 a compris à l’unanimité que l’enquête civile publique sur décision collégiale supérieure devaitt être observée et a mis fin à l’action.

En disant que le cours de droit ne fait pas partie de la réalité du milieu rural, le ministère public de Goiás ne ferait-il pas preuve de préjugés ?

Bien sûr que oui. En affirmant que celui qui vit à la campagne n’a pas le droit d’étudier le droit, le MPF a oublié que le pouvoir judiciaire n’est pas une construction physique située dans une quelconque rue en zone urbaine. Au contraire, le concept de justice s’applique à tous : urbain ou rural, pauvre ou riche, né dans un magnifique berceau ou dans une petite mangeoire ». La justice ne peut pas, ne doit pas se réduire à un phénomène urbain, car cela reviendrait à créer des catégories distinctes de citoyens brésiliens : ceux qui ont la justice et ceux qui ne peuvent même pas vivre avec.

Le Brésil ne vit pas le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, divisé en castes, créées en laboratoires ou conditionnées dans des temps prochains, comme des alphas ; betas ; gammas ; deltas et epsilons. Au Brésil, l’éducation est un moyen d’insertion, de combat contre l’inégalité, d’affirmation de la personne humaine comme raison d’être de l’État.

Quelles sont les prochaines étapes ? Y a-t-il un risque d’autres actions ?

Pour l’instant il faut attendre la publication de la décision car, en principe, il reste encore un recours. Mais il est important de rappeler que, en cas de victoire du MPF, le procès devrait être mené pour les autres disciplines, sur la base même du préjugé.

L’important est de savoir que le cours Evandro Lins e Silva peut poursuivre son travail, car c’est la meilleure garantie que vivre une zone rurale sera une résidence sûre en ce qui concerne le champ du droit, parce que leurs fils seront les avocats, les magistrats et les avocats généraux, qui n’auront pas dû naître en ville pour qu’ils les défendent dans les tribunaux, comme c’est le cas ici.

Quelle est l’importance de PRONERA dans le combat contre les inégalités dans l’enseignement rural ?

C’est exactement pour permettre la survie dans la dignité de l’individu qui habite en zone rurale et défendre le développement durable de son activité cruciale que fut créé PRONERA et ce cours spécial de droit. Et permettre à l’être humain de se fixer en zone rurale, c’est lui donner la certitude que la sécurité, la subsistance digne, l’égalité de traitement, la liberté d’aller et venir ne sont pas seulement des graines jetées sur un sol aride.

C’est reconnaître son droit au logement, principe fondamental, en refusant la logique que plus de 600 000 familles rurales habitent dans des maisons de torchis, quand ce ne sont pas des baraquements en toiles ou dans les dortoirs d’esclaves des grandes propriétés qui ont encore recours à la servitude. C’est lui garantir que le simple et nécessaire droit de boire de l’eau potable n’est pas subordonné au bon vouloir de l’autorité politique du moment, celle qui choisit l’endroit où le camion-citerne passera. C’est appliquer le droit constitutionnel à la santé, qui ne doit plus être considéré comme le fait d’implorer l’envoi d’une ambulance qui emmènera le patient à un hôpital bondé de la grande ville.

C’est rendre réel le droit à l’éducation, comme devoir de l’État, en n’admettant plus que 40% des travailleurs ruraux soient analphabètes, ou que plus de trois millions d’enfant et d’adolescents soient déscolarisés. C’est savoir que son morceau de terre lui permettra de se sustenter lui et sa famille, que le fruit de son travail sera commercialisé à un prix juste. C’est connaître le concept de bail, de contrat d’achat et la vente de la récolte, d’assurance pour protéger la production, en évitant ainsi les intermédiaires ou ceux qui cherchent le bénéfice facile sans la sueur du travail. C’est connaître les droits du travail des salariés ruraux, de l’importance du contrat signé, du droit à la retraite quand le corps se fatigue du soleil et de la pluie qui lui châtient l’âme.

C’est être au courant des crédits ruraux, savoir identifier les intérêts exorbitants et, si le temps ne facilite pas la récolte, renégocier le contrat dignement, pour qu’ils ne se fassent pas spolier. C’est connaître le droit environnemental, les licences environnementales, les crimes environnementaux, les crédits carbone, pour améliorer son rôle, et avec lui, la planète. C’est connaître le droit à la propriété, la valeur juridique des biens, la législation applicable aux bénéficiaires de la Réforme Agraire et, par-dessus tout, les formes légales et techniques de résolution des conflits agraires. C’est faire, ainsi que l’a enseigné Dom Helder Câmara, que les lois quittent le papier pour gagner les rues et, par-dessus tout, les zones rurales.

Cette victoire ouvre-t-elle un précédent pour d’autres cours qui sont aussi remis en question ?

Je n’en doute pas. La décision du MPF qui restera comme le dernier mot sur cette affaire, c’est celle qui reconnaît la constitutionnalité de l’accord signé par l’UFG et l’INCRA. Espérons que cette sentence soit multipliée pour les autres cours. La voix des travailleurs ruraux sera fondamentale dans la construction d’un nouveau droit, particulièrement parce qu’il remet en cause le « patrimonialisme » (privatisation du pouvoir d’État au profit des puissances foncières) telle qu’il est ancrée au Brésil depuis la colonisation.


Source : http://www.mst.org.br/Cezar-Britto-A-Justica-nao-deve-ser-apenas-um-fenomeno-urbano

Traduction du portugais : Cécile Desœuvre

Première publication : http://mouvementsansterre.wordpress.com/2012/11/27/cezar-britto-a-propos-du-cours-de-droit-de-la-terre-a-luniversite-la-justice-ne-peut-etre-reduite-a-un-phenomene-urbain/

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[1Paysans devenus propriétaires de terres par décision de justice (en vertu de la réforme agraire).

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