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DIAL 2379

ARGENTINE - Mapuches, hier et aujourd’hui - Ils sont seuls et ils espèrent

mardi 16 mai 2000, mis en ligne par Dial

Les Mapuches sont l’un des nombreux peuples originaires d’Amérique latine. Ils sont peu nombreux en Argentine : leur présence est estimée à quelque 80 000 personnes selon certaines sources, à 250 000 selon d’autres. Ils ne sont séparés de leurs frères du Chili, beaucoup plus nombreux, que par l’arbitraire des frontières héritées d’un passé dont ils furent victimes. Selon l’étymologie du mot mapuche, ce sont des « hommes de la terre ». L’article ci-dessous raconte l’histoire vécue par certains membres de ce peuple, en laissant largement la parole aux intéressés, ce qui confère à ce document les accents du témoignage.Texte paru dans le journal Madres de Plaza de Mayo, novembre 1999 (Buenos Aires, Argentine)


Pourquoi les Blancs veulent-ils tant de choses ? Depuis le commencement de l’histoire les Mapuche-Tehuelches proposent un exemple vital. Il s’agit d’une cosmovision opposée au néolibéralisme hégémonique. Nous rendra-t-on justice ?

Malgré les guerres d’extermination, la nation mapuche comptait parmi les derniers peuples indigènes indépendants d’une Amérique dévorée par les Européens. Aujourd’hui ces aborigènes se trouvent dans de lointaines réserves, résignés et impuissants, lassés de perdre leurs territoires, en butte à une constante persécution. On s’adjugea leurs champs pour les remettre à de nouveaux maîtres. Les quelques Indiens survivants, de propriétaires devinrent ouvriers agricoles.

« Est-ce que vous savez combien de fois je me demande : pourquoi en veulent-ils tant ? Ils ont des entreprises, des commerces, quantité d’argent ; moi la seule chose que je demande c’est un petit bout de terre pour pouvoir manger. Nous avons été délogés par les grands accapareurs blancs, qui ont brûlé les maisons, volé le bétail et exigé de nous que nous abandonnions nos terres. Ils nous considéraient comme des chiens, ils disaient que, nous les Indiens, nous étions tous des filous, des vagabonds et des ivrognes. »

C’est Lorenzo Quilaqueo qui parle. Il a 74 ans et, en 1937, il habitait la réserve mapuche-tehuelche de Nahuelpan, située à 17 kilomètres de Esquel, dans la province du Chubut. Cette année là, grands propriétaires, éleveurs et policiers brûlèrent les maisons, tuèrent hommes et femmes, exproprièrent les terres et expulsèrent les survivants vers des zones inhabitables. Aujourd’hui, plus de 61 ans après, alors que la lente arrivée du crépuscule adoucit l’air du soir et colore le paysage - vert dans les vallées, rougeoyant dans le ciel -, Quilaqueo et les anciens habitants de la réserve attendent encore une réparation.

Installés dans le Neuquén depuis la fin du XIème siècle, les Mapuches se retrouvèrent, en 1885, confrontés à l’occupation de leurs terres : le président Julio Argentino Roca les expulsa de la région et les obligea à se réfugier sur d’autres territoires. Dix ans plus tard, le gouvernement national leur octroya des terres dans la province du Chubut. Quelques-uns parvinrent à s’y maintenir jusqu’à nos jours ; d’autres, en revanche, - parmi eux ceux de la réserve de Nahuelpan - subirent le destin auquel semblent condamnés, historiquement et à travers toute l’Amérique, les indigènes : l’exil ou la mort.

En 1902, suite à un conflit frontalier entre l’Argentine et le Chili, un arbitre, désigné par le roi britannique Édouard VII, décréta que les territoires en litige revenaient à l’Argentine. Sur quoi se fondait une telle décision ? : les neuf tribus mapuche - tehuelches installées dans la région se proclamèrent argentines et non chiliennes. En réponse à ce geste, le 3 juillet 1908, le Congrès national promulgua une loi qui attribuait - pour chaque tribu - « neuf lieues de terre », quelque 22 500 hectares. Cette attribution ne dura guère : le 10 novembre 1937, sous le gouvernement de Agustín P. Justo, le ministre de l’agriculture Miguel Angel Cárcano annula cette loi et les habitants de Nahuelpan durent abandonner ce qui leur revenait légitimement. Des policiers venus en nombre frappèrent enfants et vieillards et brûlèrent les habitations. À l’intérieur de celles-ci, ceux qui résistèrent à l’expulsion moururent calcinés ; les survivants au massacre se dispersèrent à travers divers endroits de la province. Quelques-uns s’intégrèrent à des communautés déjà existantes, d’autres partirent au Chili ou s’installèrent sur des territoires désolés qui, aujourd’hui encore, à la fin du XXème siècle, sont dépourvus de chemins. Tous affrontèrent l’hiver sans abri, sans nourriture ni bétail.

Aujourd’hui Lorenzo Quilaqueo se souvient : « Faire face à l’expulsion a été très dur. Dans la recherche d’une terre fertile où nous pourrions nous installer, nous avons perdu tout le bétail. Je me souviens des vieillards, les pauvres, ils pleuraient de tristesse ; ils voyaient que leurs animaux maigrissaient et mouraient à cause du froid ou de la faim. Mais des ordres avaient été donnés et ceux qui ne s’y pliaient pas étaient battus et leur maison brûlée. » Le regard de Quilaqueo rend toute parole superflue. Selon les sentiments qui se dissimulent derrière ses yeux son regard caresse ou frappe. Ses cheveux grisonnants et une voix douce qui suggère une force intérieure, attirent l’attention. Depuis 14 ans il habite une habitation précaire du quartier périphérique Ceferino à Esquel. Avec nostalgie il se souvient que les chutes de neige des durs hivers dépassaient le mètre de hauteur et que plusieurs fois il a fallu descendre les cadavres en traîneau et, à cause du froid ou de la faim, voir mourir les mères qui venaient d’accoucher, ou encore travailler pour un repas dans les propriétés anglaises d’où, la nuit venue, on était renvoyé à la cruauté de la nature jusqu’au lendemain.

Pour subsister, Lorenzo travailla comme dresseur de chevaux, il apprit à tondre, il fut colporteur, il s’occupa d’animaux, puis, plus tard il fit le choix de changer de cap et partit à la recherche de quelque autre désert patagonique. Santa Cruz fut le refuge choisi. Cependant, et quelle qu’en soit la raison, il refusa de se rendre, et des années après il revint au Chubut dans l’espoir de récupérer ses terres. Il finit par travailler sur les terres du grand propriétaire qui avait spolié ses parents de leur patrimoine. Il ne sait pas très bien expliquer un tel paradoxe. Il ne lui reste plus que les souvenirs et l’indignation : « Les murs de mon ancienne maison étaient encore debout - commente-t-il - et aussi le hangar où nous rentrions les chevaux, les terres de mon grand-père et de mon père, l’endroit où je suis né et où j’ai été élevé. Je me souviens de chacune des injustices commises et que l’on continue à commettre. » Comme beaucoup d’indigènes, Lorenzo Quilaqueo, de propriétaire est devenu ouvrier sur ses propres terres. Aujourd’hui il vit avec une retraite de 170 pesos, il installe des barbelés et nettoie des abreuvoirs pour pouvoir s’acquitter des 100 pesos mensuels qu’on lui réclame pour faire paître ses chevaux. Le décor du souvenir change maintenant, il se transporte vers l’ancien territoire de la réserve. Là, à l’ombre du silence on entend le murmure des origines. Des gens, assis en rond, prennent le maté face à un chemin caillouteux et à des champs cerclés de barbelés qui constituent le paysage actuel de ces anciennes terres. Dans le cercle de personnes Cipriano Prane prend une dernière gorgée de maté et, les yeux chargés d’interrogations, il regarde le détachement militaire de Cavalerie et d’explorations blindées n° 181 que l’Armée argentine a installé sur ces terres qui furent les siennes.

En 1937, on a brûlé sous ses yeux sa maison et ses entrepôts. Puis, comme il résistait, on le frappa à coups de bâton, on les chargea lui et sa famille sur des charrettes et on les expulsa de la réserve. Son père, qui se trouvait à Buenos Aires avec une délégation indigène pour essayer d’empêcher l’abus, ne put rien faire. Tout comme Quilaqueo, Cipriano conduisit des troupeaux, fut colporteur, tondeur et dresseur de chevaux dans les propriétés anglaises. Lui et sa famille durent partir de zéro. Les biens avaient été perdus lors de l’expulsion et Cipriano, parce qu’il était aîné des cinq enfants, devint avec le temps, le soutien de la famille. Avec sa charrette il parcourait jusqu’à 70 kilomètres dans l’espoir de vendre du bois et d’apporter de quoi manger à sa mère et à ses frères. « Il nous a fallu déployer des efforts démesurés pour pouvoir récupérer une partie du bétail, raconte Prane, mais en 1944, à cause de chutes de neige qui dépassèrent le mètre de hauteur nous avons de nouveau tout perdu. Ma mère pleurait sans cesse, jour après jour. Il n’y avait de nouveau plus rien à manger, même pas pour les poules. Nous nous retrouvions sans nos bêtes et sans un endroit où aller. »

Inquiet, opiniâtre, lié à son père par le même fil douloureux, José Prane fait partie de la troisième génération qui poursuit la demande en restitution des terres. Son grand-père est mort avec l’espoir de récupérer les terrains ; son père, à 79 ans, espère encore. « Un de ces jours, dit José, Benetton va dire « qu’il est beau ce champ », il va en parler au gouvernement et, le jour suivant, ils vont le lui donner. Mais comme notre réclamation vient d’une communauté indigène, il n’y a pas de solution depuis 61 ans. Je crois en la justice de Dieu mais aussi en celle des hommes, qui n’a pas encore été faite. Ces gens-là auraient dû être emprisonnés, l’escroquerie qu’ils ont commise a été prouvée. »

Depuis qu’ils ont commencé en 1937, les conflits entre l’Armée et la communauté Prane, qui fait partie de la réserve Nahuelpan, semblent interminables. À quelques mètres de l’habitation le fracas des canons, les explosions des grenades et les mouvements des tanks se ressentent. « La maison est lézardée par les explosions, dit José en montrant un des murs détériorés ; ma nièce, qui n’a que 4 ans, pleure à cause du bruit ; les animaux meurent et les gens de l’Armée volent mes moutons. »

Blessé par le souvenir, Cipriano n’a qu’une ultime demande : « Ce que je demande c’est qu’on me rende les terres où je suis né et où j’ai vécu. Je ne suis pas venu de l’étranger. Je suis un vrai Tehuelche. Je suis né sur cette terre. » Son fils ajoute : « Nous ne voulons pas la terre pour la contempler mais pour la travailler. Nous sommes des indigènes capables de faire la preuve que nous pouvons nous développer. Sur les champs usurpés on ne peut ni semer ni faire paître les animaux. Ils viennent et ils te les éparpillent de tous côtés. Il n’y a aucune sécurité et je suis convaincu que si quelqu’un va à l’Institut national indigène (INAI), on lui dira qu’ici tout va très bien. Là-bas, à Buenos Aires, tout va toujours très bien... Mais c’est ici qu’il faut être et vivre ce que l’on vit. Comme dit le proverbe : « pour danser il faut être dans la danse ». J’ai souvent porté plainte, mais on convoque le lieutenant-colonel, il dit que c’est impossible, que ce sont des mensonges et on le croit. Nous, jamais on ne nous a crus. »

La tradition de l’expropriation des terres a cours depuis les temps de Colomb. D’abord au nom de Dieu Notre-Seigneur, puis au nom du Roi, enfin à celui de la patrie. On lit encore sur les visages de quelques anciens la nostalgie et la douleur des vols, les persécutions subies, la lutte pour la liberté qui s’effondra épuisée et endolorie sous le joug blanc. Tout cela passe sur le visage de Mercedes Nahuelpan. Elle garde cependant un rire joyeux et un esprit simple et sage. Il semble que sur le chemin de sa vie il y ait aussi une histoire cachée, une piste inexplorée. Elle ne connaît pas son âge. Elle ignore quand elle est née. Peut-être cela fait-il plus de quatre-vingt-dix ans.

Lorsque survint l’année de l’expulsion elle était seule avec sa mère. « Mon père, Miguel Nahuelpan, frère du longo (le chef) de l’ancienne tribu, s’est tué alors que j’étais encore dans le ventre de ma mère. Ses frères le haïssaient parce qu’il s’était marié avec une Tehuelche. » Mercedes fut conducteur de troupeaux, elle apprit à dresser les chevaux et à mener les vaches en transhumance ; elle savait labourer, tailler la pierre, couper le bois et enseigner la langue mapuche dans une école rurale. Aujourd’hui elle vit dans un coin discret de la précordillère, dans une réserve nommée Lac Rosario, à 75 kilomètres de Esquel et que beaucoup d’habitants, après l’expulsion de l’année 37, ont utilisée comme seul refuge possible. « J’ai des petits enfants blancs... - dit-elle tandis que, de plus en plus, elle fait corps avec la solitude du paysage qui semble l’inciter au souvenir - Comment pourrais-je être contre les Blancs !... Oui, bien sûr, je suis contre ceux qui sont la source de notre tristesse, ceux qui nous ont pourchassés et ont brûlé nos maisons. Dieu m’entend et il sait que je ne mens pas. »

Les Mapuche-Tehuelches de la réserve de Nahuelpan, hier, étaient fiers et indépendants, riches et libres, attachés à leur terre et à leurs coutumes. C’est à peine aujourd’hui s’ils parviennent à s’estimer eux-mêmes. Ils se sentent rejetés, dépourvus de motivation, à l’écart des lois et règlements d’une société qui les exclut, les soumet et les nie. Une révolte qui ne se manifeste pas et les démonstrations d’une douleur silencieuse ne peuvent pas leur rendre la dignité et la liberté perdues.

Reste une question : est-ce pour toujours ?

Les photographies qui illustrent cet article concernent des personnes et des lieux mapuches différents de ceux mentionnés dans ce texte.


Les lois qui ne s’appliquent pas

Les Mapuche-Tehuelches de la réserve de Nahualpan réclament en tout et pour tout, la restitution des territoires usurpés par les propriétaires terriens, les éleveurs de bétail et les forces armées. L’expropriation a été autorisée par un décret du gouvernement de Agustín P. Justo qui a prétendu ainsi rendre nulle la loi de reconnaissance des peuples originaires, qui avait été promulguée par le Congrès de la Nation en 1908. À cela il faut ajouter une information qui a son importance : le fait que, pendant les presque 30 années qui courent de 1908 à 1937, les familles indigènes ont renforcé leur patrimoine communautaire. En outre, selon la législation nationale et internationale qui reconnaît les droits des peuples originaires, toute attribution de terres faite par l’État, au niveau national ou au niveau provincial, à des particuliers non aborigènes sur la Réserve de Nahualpan est considérée comme nulle. Ces territoires ont été exclusivement destinés à être le bien communautaire des peuples mapuche-tehuelches et sont juridiquement « insaisissables, inaliénables et exempts de toute charge. »

Juridiquement. Dans la pratique, c’est le contraire qui se produit.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2379.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) :  Madres de Plaza de Mayo, novembre 1999.
 
En cas de reproduction, mentionner au moins les auteurs, la source française (Dial - http://www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
 

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