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DIAL 3349

Histoire d’une sans-papiers : Traversée du désert de Sonora-Arizona, chapitres I-IV

Ilka Oliva Corado

lundi 21 décembre 2015, mis en ligne par Dial, Ilka Oliva Corado

Ilka Oliva Corado, guatémaltèque, vit désormais aux États-Unis. Dans Historia de una indocumentada : Travesía en el desierto de Sonora-Arizona, publiée en 2014, elle témoigne du périple qui l’a menée du Guatemala aux États-Unis. Aux frontières de l’Europe, des États-Unis, du Japon, ailleurs aussi, tous les jours, des migrants tentent, comme elle, de parvenir de « l’autre côté ». La traduction de ce livre paraîtra en trois fois, dans les numéros de décembre 2015, janvier et février 2016. Nous publions ici les 4 premiers chapitres, de son départ du Guatemala jusqu’à son arrivée à la ligne frontalière entre le Mexique et les États-Unis. Le livre est introduit par une préface et un prologue qui ont aussi été traduits et sont publiés ici.


À tous les migrants sans-papiers qui sont morts en chemin, à ceux qui survivent aux frontières de la mort, à ceux qui émigreront.

Chapitre I

La sonnerie du réveil retentit, il est cinq heures du matin exactement, le vingt-sept octobre de l’année deux mille trois. Je dois m’arracher à la douce chaleur des draps et aller chercher de l’eau froide au tuyau d’arrosage ; la diaspora m’attend, je ne dois pas la faire attendre. Je n’ai pas fermé l’œil, j’ai passé une nuit blanche, à compter les secondes, à écouter le vent froid qui souffle par les fentes de la fenêtre de ma chambre, j’ai tourné des centaines de fois sur le même carré de sol pour m’étirer et calmer ma peine, tenter de feindre qu’il n’est pas douloureux de partir, dominant ma peur de l’inconnu, essayant de garder en mémoire chaque recoin de la maison, les photographies encadrées, sur les murs de la pièce, les livres que j’ai achetés à grand peine, le chemin qui conduit jusqu’à Ciudad Peronia, les tiges des asphodèles du jardin, ma tasse préférée, les fleurs de feu des couchers de soleil d’octobre, l’œillet rouge qui fleurit chez Maman Juana.

Je ravale mes larmes, je résiste à l’envie d’ouvrir la porte pour aller dans la chambre voisine me blottir dans les bras de ma mère, me coucher à ses côtés et ne pas perdre un seul instant de son souffle fatigué, de son pouls tranquille. Je veux garder en moi les après-midis passés à faire voler des cerfs-volants avec mon père, donner une fois encore un bain aux petits derniers, dans la baignoire en plastique, au milieu de la cour de terre battue, remplie d’eau tiède chauffée au soleil du midi.

Je veux tout emporter, jusqu’au plus infime souvenir, et l’emmener avec moi, comme unique bagage. Un petit flacon de la brume des matins d’août, le sourire de ma mère quand le jardin est en fleur, les mains de mon père remaillant son filet, mon frère essayant d’apprendre à jouer à la toupie avec moi, la petite dernière caressant les chevreaux dont elle n’a finalement plus peur.

Je tourne et retourne sur le même carré du sol de notre maison en location. Je fais mon lit, puis je le défais, je me recouche, le regard fixe sur le toit de la terrasse, je m’approche de la fenêtre et contemple le boulevard solitaire, les cyprès du rond-point noircis par les fumées des automobiles. L’aube est encore loin. Combien de temps à attendre encore avant que je monte dans cet avion ? Non, je me refuse à compter les heures.

Je ne veux pas penser que mon corps peut être l’un de ces milliers qui ne reviennent jamais, qui disparaissent engloutis dans le gouffre de la frontière de la mort. Pourtant Maman Tiba me purifie depuis un mois avec des décoctions de sept plantes sauvages et de roses rouges qu’elle laisse macérer une semaine au pied d’une des nombreuses vierges qu’elle vénère, fume un cigare pour honorer Maximón [1] et récite prière sur prière, dans un jargon dont je ne comprends pas un mot, à la demande de ma maman qui dit que Maman Tiba la guérisseuse a un don et qu’elle est en relation directe avec le Dieu des miracles. J’ai beau leur résister, cela ne sert à rien ; toutes les deux me traînent de force à son cabinet médical. J’ai préféré ne pas m’y opposer pour ne pas gâcher l’ambiance des derniers instants de mon séjour, sur mon petit coin de terre. Ponctuelle, trois fois par semaine, à cinq heures, je me rends à la consultation et ramène chez moi la préparation de pétales de roses bénie par la vierge ; je prépare une tisane de cannelle que je boirai avant de me coucher. Ma mère m’observe, satisfaite, et dit qu’avec ça je vais peut-être être désenvoûtée et voyager plus légère, laisser derrière moi mon caractère infernal et rebelle.

Le réveil sonne, mon haleine sent l’alcool car, la veille, à nous deux, ma mère et moi, nous avons bu deux litres de bière, seules dans la salle à manger, assises sur les chaises que nous n’utilisons jamais parce que nous ne mangeons jamais tous ensemble, en famille, et qui sont encore recouvertes du plastique qui les enveloppait quand nous les avons achetées, il y trois ans. Je bois à la vie, dit l’une. Je bois aux souvenirs, dit l’autre. Chaque gorgée est suivie d’un long silence. Sur le coup de minuit nous sommes allées dormir – nous avons plutôt essayé de dormir mais aucune de nous n’y est parvenue et aucune n’a osé aller dans la chambre de l’autre se blottir dans ses bras.

Dans mon lit dort la petite dernière, la seule qui soit plongée dans un sommeil profond. Je la regarde et je me souviens d’elle nouveau-née, à l’âge de trois ans, courant se cacher pour échapper aux chèvres qui lui faisaient peur, je me souviens d’elle en sixième année de primaire, d’elle adolescente et de ses premières règles. Elle dort profondément et je ne veux pas l’arracher au sommeil.

Je vais jusqu’au tuyau m’asperger le corps de l’eau froide qui descend de la citerne de la terrasse. Je lave avec soin mes longs cheveux crépus, avec le savon à l’huile d’olive que j’ai rapporté de mon village natal. Quand reverrai-je un savon comme celui-là ? me dis-je, tandis que je démêle les nœuds de ma chevelure, je ferme les yeux et me verse à nouveau de l’eau froide, la laissant me caresser la peau. Je vais dans la cuisine prendre la cruche et mets de l’eau à bouillir pour le café.

Mes vêtements de rechange sont prêts depuis la veille, un jogging noir, des chaussettes blanches, des tennis et un t-shirt. C’est sur les conseils de la coyote qui m’attend au Mexique que je suis habillée ainsi et non comme le sont habituellement ces pauvres Centraméricaines qui vont tout droit se fracasser contre les murs des frontières du nord du continent.

Tandis que l’eau chauffe, je passe en revue le contenu de mon sac pour voir si tout y est ; j’ai pris cinq tenues de rechange, toutes de sport, à l’exception d’un pantalon de toile et d’un chemisier.

Je suis en train de boire mon café dans la salle à manger quand ma mère et ma sœur se lèvent pour se préparer ; mon père et mon frère ne sont pas à la maison ; ma sœur aînée, elle, m’attend aux États-Unis.

Nous prenons ensemble notre petit déjeuner : une tasse de café et deux petits pains. Mon fiancé est arrivé tôt et partage avec nous le petit déjeuner ; il met mon sac dans le coffre de la voiture, tandis que je fais mes adieux aux photos encadrées, accrochées sur les murs de la salle, qui racontent chacune des histoires, je caresse mes livres de l’université et j’embrasse les pétales de rosée et les feuilles des plants de tomate-mandarine, je ferme la barrière du jardin et, pour la dernière fois, je regarde les asphodèles, couleur de pitaya [2], les poinsettias déjà en fleur, et les pierres volcaniques rapportées du lac de Calderas. Je monte dans la voiture et nous partons pour l’aéroport.

J’avais décidé que personne de la famille ne serait à l’aéroport pour me dire adieu, je le leur avais interdit formellement. À ma mère et à la petite aussi, mais je n’ai pas pu les arrêter, à elles deux, elles sont un véritable ouragan et j’ai dû accepter qu’elles m’accompagnent.

Nous arrivons, je donne mon sac qui est accepté comme bagage à main et je commence à remplir les formulaires ; on annonce que dans une heure décollera le vol de Mexicana de Aviación à destination de Mexico.

Les minutes semblent parfois des secondes parfois des jours sans fin. C’est l’émotion des adieux et l’angoisse des nouveaux chemins à parcourir. C’est serrer dans ses bras un être qu’on aime, pour la dernière fois peut-être, et qui ne cessera d’attendre les retrouvailles. Les regards échangés qui en disent long, les soupirs qui brisent le silence, les visages décomposés et la douleur du temps qui s’écoule.

Le haut-parleur annonce le premier appel pour monter à bord ; je vois ma mère, le visage rougi, ses lèvres charnues tremblantes, je lis sur ses mains l’inquiétude qui tord ses doigts de désespoir ; la petite pleure maintenant, le regard rivé sur le sol ; mon fiancé tente de me donner du courage, assis à l’extrémité du banc au côté de ma mère.

Nous attendons le troisième appel ; je m’approche de la vitre et j’aperçois sur la piste l’avion stationné, le ciel bleu parsemé de nuages, en grappes comme ces tomates et ces chayottes qu’on vend au poids dans le hall de l’aéroport, les uns serrés, d’autres éparpillés ou solitaires, distants, lointains.

C’est le troisième appel, je me lève, je passe mon sac sur l’épaule, j’embrasse la petite dernière de la maison, je lui dis que je ne sais pas si je la reverrai, si nous pourrons un jour nous retrouver et nous prendre dans les bras ; je lui dis qu’elle doit donner le meilleur d’elle-même, toujours et en tout, en toutes circonstances ; ma voix se brise et je suis incapable de continuer, elle me dit qu’elle m’aime et me serre dans ses bras avec la force de la vague d’une mer tourmentée qui se fracasse sur le rivage.

Ma mère me regarde, les yeux pleins de larmes, les joues rougies ; je caresse ses cheveux ; je lui dis que ses rares étreintes sont mon refuge et, que je meure à la frontière ou que je survive, je lui suis reconnaissante de la chance immense qu’elle m’a donnée d’aller à l’école, d’avoir appris à lire et à écrire. Je caresse ses mains de paysanne, crevassées et calleuses, et je la serre dans mes bras, de toute la force de mon âme, coupant à cet instant le cordon ombilical.

Mon fiancé est là, l’homme qui est avant tout mon ami inconditionnel, je vois son regard triste et je n’ai rien à ajouter, je lui ai déjà tout dit. Une étreinte et un baiser. Il murmure d’une voix brisée, j’irai te voir. Il a tenu sa promesse.

J’avance vers la porte qui me conduit vers un destin inconnu. Il est 10 h 10 du matin, le 27 octobre 2003. Je ne me retourne pas pour voir les derniers regards, j’avance le dos bien droit, regardant devant moi, et je franchis le seuil de l’avion qui a fait de moi une étrangère.

Chapitre II

À mon arrivée à l’aéroport de Mexico, je suis passée par la zone de contrôle migratoire ; le plan avait été soigneusement étudié ainsi que les réponses à donner : j’allais rendre visite à une tante qui vivait à Mexico.

Pour seul argent j’avais un chèque de voyage de deux cents dollars ; une si petite somme éveilla la curiosité des agents du service migratoire ainsi que mon sac pour unique bagage, avec cinq tenues de rechange. Ils ne m’ont pas crue et m’ont demandé si quelqu’un m’attendait à la sortie de l’aéroport. Je leur ai dit que ma tante était dehors à m’attendre ; ils ont alors décidé d’envoyer deux agents de l’immigration avec moi pour vérifier si ce que j’avais dit était vrai.

La coyote [3] devait m’attendre avec une pancarte portant mon nom, mais aucune de nous deux n’imaginait que des agents de l’immigration m’escorteraient.

Ils marchent derrière moi, je cherche dans la foule une femme petite, avec des cheveux blonds décolorés, en pantalon de toile bleu, veste de cuir noir ; je parviens à l’apercevoir, elle me ressemble : brune, cheveux longs frisés, joggings bleus, t-shirt gris, du style polo, avec un sac gris ; nos regards se croisent et je lève aussitôt la main à hauteur de ma poitrine et lui fais comprendre par signe qu’il y a derrière moi des agents de l’immigration ; elle comprend le message, baisse aussitôt la pancarte avec mon nom et je me précipite dans ses bras, feignant d’être la nièce qui n’a pas vu sa tante émigrée depuis des années ; je la salue avec effusion : ma tante chérie, il y a si longtemps ! Elle aussi joue son rôle et me serre dans ses bras, simulant si parfaitement l’émotion et la joie que les agents croient à ces retrouvailles et décident de me laisser entrer dans le pays. Ils tamponnent mon visa et me disent au revoir : bienvenue au Mexique, passez un agréable séjour.

La coyote et moi nous nous éloignons bras-dessus bras-dessous jusqu’au parking.

Dans l’avion, j’ai rencontré un arbitre mexicain, de qualification mondiale, qui rentrait du Costa Rica où il avait arbitré une rencontre de football, il m’a saluée très cordialement et m’a invitée à visiter les installations de la Fédération de football du Mexique, à m’entraîner avec les collègues, si mon emploi du temps m’en laissait le temps, à assister aussi à une rencontre de la ligue de première division, suivi d’un dîner avec les collègues. Cette invitation m’a semblé naturelle car je suis moi aussi arbitre de football et c’est l’accueil amical réservé à un arbitre qui est en visite dans un autre pays que le sien ; en d’autres circonstances j’aurais accepté. Cet épisode est resté gravé dans ma mémoire comme une anecdote curieuse de mon voyage clandestin pour la frontière avec les États-Unis.

Le vol de Mexicana de Aviación était plein de coyotes et de sans-papiers. Nous avons entre nous un langage secret, un mode de communication instinctif particulier, une reconnaissance intuitive que seuls les sans-papiers décodent parfaitement, incognitos pour la société ou le système qui feint de ne pas nous voir, mais complètement visibles par ceux qui profitent de notre situation. On a beau être déguisés avec des vêtements chics, pour ne pas attirer l’attention, les regards mettent à nu les âmes craintives qui, feignant le courage, se lancent à la conquête de l’inconnu, dans une action suicide qui laisse tout le monde indifférent. Une action qui, s’ils survivent, se traduit en envois d’argent, liés à des promesses d’amour que le temps se charge d’effacer. Ne reste alors pour ceux qui sont déjà de l’autre côté de la frontière que l’amertume que distille au compte-goutte la diaspora. Le retour devient une chimère et parfois un souvenir qu’on s’efforce d’oublier. Les déracinés sont des morts vivants, qui ne se rendent pas compte qu’ils respirent encore.

Nous montâmes dans un autobus qui nous conduisit dans l’État de Morelos, après être passé par la ville pittoresque de Cuernavaca qui m’a rappelé San Lucas Sacatepéquez, par son paysage, son climat et son urbanisation. Quelques kilomètres plus loin le vent chaud d’Acapulco nous prévint que nous étions sur le point d’arriver à Morelos. Là, nous primes un autre autobus qui nous emmena au village de Jojutla.

Sur un marché, la coyote a sa maison et un étal où elle vend toutes sortes de vêtements et de décorations, pour les mariages, les fêtes anniversaires des quinze ans, les baptêmes et les enterrements. Ses filles, qui participent aussi au négoce du trafic de sans-papiers, furent chargées de me donner des cours de géographie et d’histoire du Mexique. Dès le jour de mon arrivée elles racontèrent aux voisins et aux vendeurs, que j’étais une cousine de Veracruz, qui avait grandi dans l’État de Guerrero, près du port d’Acapulco, ce que mon accent, ma couleur de peau, ma silhouette et mes cheveux frisés rendaient crédible.

Dès le premier jour, je rangeais mon accent et les expressions guatémaltèques pour apprendre la façon de parler des Mexicains. Je ne sais pas comment cela s’est passé, mais j’y suis parvenue ; sans cela, mon histoire aurait été différente et je ne serais peut-être pas en ce moment en train d’écrire ce récit.

Jour et nuit, j’étudiais les noms des fleuves, des rues, des villages, des États, les noms des hommes politiques, j’ai appris l’hymne national mexicain, des chansons traditionnelles de Morelos, Guerrero et Veracruz. Tout cela dans le but de me défendre au cas où la police mexicaine ou la patrouille frontalière états-unienne m’arrêterait. Le seul objectif était que, si l’on m’expulsait, ce soit vers le Mexique et non vers le Guatemala. Cela me permettrait d’essayer à nouveau de passer et, si la police mexicaine m’interrogeait, elle me laisserait poursuivre mon voyage.

Le niveau d’organisation des réseaux qui font le trafic des migrants sans-papiers m’a surprise car il y a des gens impliqués à tous les niveaux et dans toutes les instances. Il fallait que je puisse voyager, en tant que Mexicaine – mon visa me permettait uniquement d’aller à Mexico – jusqu’à Sonora où je traverserais le désert pour arriver jusqu’en Arizona.

Nous allâmes à l’hôpital public de Morelos où un contact de la coyote me fit une prise de sang et m’établit une carte médicale, ce que ne prit pas plus de vingt minutes. Je vis comment la personne mettait trois gouttes de sang sur une plaquette, qui m’expliqua-t-elle est faite pour déterminer mon groupe sanguin et mon taux d’hémoglobine. Elle fut surprise quand elle vit les résultats et me dit ce qu’on m’a toujours dit : votre groupe sanguin est rare et il est difficile d’en avoir dans les hôpitaux.

Nous achetâmes les billets d’avion pour Hermosillo, Sonora. La veille du départ, avec les filles de la coyote, nous nous rendirent au mirador du lac de Tequesquitengo et la conductrice de la voiture m’indiqua de la main droite qu’Acapulco se trouvait « derrière ces montagnes ».

J’avais déjà appris à préparer des plats mexicains et, le soir, un groupe de voisines et de vendeuses, qui m’avaient prise en affection, organisa une soirée d’adieu avec du pozole. [4]

L’une d’elles prit sa guitare et nous chantâmes des chansons de l’époque de Pancho Villa, en alternance avec des chœurs évangéliques et catholiques. Nous terminâmes la veillée avec No Volveré d’Antonio Aguilar et La Golondrina de Pedro Infante.

Le lendemain elles me déguisèrent avec des chaussures à talons hauts et un tailleur et me maquillèrent lourdement ; elles tressèrent mes cheveux et me passèrent un sac à main à un bras et, à l’autre, un sac noir contenant ma tenue de rechange avec laquelle je traverserais le désert : un jogging noir, des tennis bleus, un passe-montagne et des gants noirs. Le reste est resté chez la coyote qui m’a dit qu’elle m’enverrait tout ça dans un paquet, ce qu’elle n’a jamais fait. En revanche, elle m’a envoyé mon portefeuille avec mes papiers guatémaltèques.

La carte médicale me servirait de papier d’identité en cas de besoin ; elle ressemblait à un permis de conduire. Nous montâmes à bord de l’avion, la coyote et moi, et ses recommandations étaient claires : « si on te soupçonne pas question de te retourner pour me regarder ; nous voyagerons à des places éloignées l’une de l’autre ». Par chance, ou par hasard, ni à l’aéroport de Mexico ni à celui d’Hermosillo, Sonora, on ne me demanda mes papiers.

Durant le vol, je contemplais par le hublot les hauteurs des États de Querétaro, San Luis Potosí, Zacatecas, Durango, une partie de Sinaloa et de Chihuahua jusqu’à notre arrivée à Sonora. À l’horizon on voyait la mer de Puerto Peñasco. J’étais déjà si loin de mon village et pourtant, je n’avais même pas encore fait la moitié du chemin.

Chapitre III

Nous prenons un taxi et roulons, six heures durant, sur les autoroutes du désert de Sonora ; les taxis qui circulent dans cette zone sont la plupart du temps des SUV [5] Chevrolet Suburban et des Hummer, car le type de terrain rend les quatre roues motrices nécessaires.

Le conducteur dut s’arrêter sept fois à des postes de contrôle de la police de l’État et chaque fois je tentais d’agir comme une vraie mexicaine, répondant aux questions sur le pays qui portaient sur tout ce que j’avais appris. J’ai vu qu’ils arrêtaient des dizaines de personnes qui s’étaient trompés sur une question, trahissant ainsi leurs origines centro-américaines ou sud-américaines. Aux postes de contrôle se retrouvent des dizaines de migrants qui tentent d’arriver jusqu’aux communes frontalières.

Certains policiers reçoivent de l’argent en échange de faveurs, faisant la sourde oreille aux accents et fermant les yeux sur les nationalités d’origine ; d’autres prennent les migrants en otage parce qu’ils savent qu’ils obtiendront plus en réclamant une rançon, d’autres les enferment des jours entiers dans le seul but d’abuser d’eux sexuellement ; les plus pervers les vendent au crime organisé après avoir abusé d’eux sexuellement. Beaucoup de ces sans-papiers échouent entre les mains de trafiquants d’organes, dans les circuits de la traite de personnes à des fins d’exploitation sexuelle et au travail, ou sont recrutés pour devenir des mercenaires du crime organisé.

Au dernier poste de contrôle, je n’ai pas su répondre à une question mais une Mexicaine, qui voyageait avec ses neveux de moins de dix ans, vint à mon secours et dit au policier que j’étais sa cousine, que j’étais de Veracruz et que j’avais emménagé récemment à Morelos. La coyote s’était éloignée du groupe et attendait dans le Suburban. En remontant dans la voiture j’ai demandé à la jeune femme, qui n’avait guère plus de trente ans, pourquoi elle m’avait aidée : « Aujourd’hui c’est toi, demain, c’est moi », me dit-elle.

Les seules personnes qui utilisent des taxis qui vont jusqu’aux communes frontalières sont les coyotes et les migrants sans-papiers, car ce sont des communes fantômes où il y a très peu d’habitants ; la majorité de la population a émigré soit aux États-Unis soit vers d’autres États du Mexique.

Peu de temps avant d’arriver à Agua Prieta le conducteur s’est arrêté dans une taquería [6] et nous a accordé quinze minutes pour manger. Là, j’ai été témoin du viol d’une adolescente qui voyageait sans papiers avec un autre groupe. Personne n’est intervenu pour la défendre. Quand nous sommes arrivés à ce restaurant, une baraque sur le bord de la route, plusieurs taxis étaient stationnés devant et, à l’intérieur du local, il y avait une soixantaine de personnes. Je cherchai les toilettes car j’avais envie d’uriner ; une des serveuses m’indiqua une porte latérale, les toilettes étaient à l’extérieur. Quand j’ouvris la porte, je fus stupéfaite de me retrouver face à une bande de onze types qui abusaient sexuellement d’une jeune femme nue, étendue par terre ; tandis que les uns l’immobilisaient sur le sol, les autres attendaient leur tour.

Je refermai la porte et dit aux personnes des tables les plus proches que, près des toilettes, on était en train d’abuser d’une femme ; elles répondirent qu’elles le savaient déjà car des types étaient entrés et l’avaient faite sortir du restaurant mais qu’elles ne pouvaient rien faire car ils étaient armés. La réponse m’indigna d’autant plus qu’elles me répondirent sur le même ton tranquille que si elles parlaient de ce qu’elles étaient en train de manger.

Un homme d’une cinquantaine d’années me dit qu’il était l’oncle de la jeune femme, qu’elle avait 19 ans, et qu’il n’avait rien pu faire quand le groupe des types est entré dans la salle et l’a emmenée vers les toilettes : « Ils sont tous armés, Mademoiselle, et mieux vaut ne pas s’en en mêler sinon, ils nous tueront tous. Elle s’en remettra. »

Je me mis à insulter tout le monde et le chauffeur de taxi fut obligé de me sortir du restaurant par la force, en me bâillonnant la bouche d’une main, et de m’embarquer dans le Suburban. Deux hommes qui voyageaient dans le même taxi se portèrent volontaires pour m’empêcher de descendre de la voiture. Le chauffeur me dit que c’était la seule façon de s’assurer que je ne serai pas violée et assassinée sur le champ par les mêmes types.

Quelque temps après, la coyote arriva après avoir payé les tacos.

De la fenêtre du taxi, je vis comment ces types passaient l’un après l’autre sur le corps de la jeune femme avant de repartir satisfaits comme des gens qui entrent dans une boutique, achètent des bonbons, paient et s’en vont.

L’oncle, aidé d’autres hommes, s’en fut pour relever la jeune femme, ils la portèrent dans le taxi et repartirent vers la frontière.

L’image de la jeune fille violée par ces hommes m’empêcha de dormir pendant des années ; je me réveillais à l’aube, proférant des injures, avec des sueurs froides et le cœur battant à mille à l’heure. Cette scène fit partie des cauchemars qui m’ont poursuivie des nuits entières.

Dans la Suburban, j’attrapai la manche de la veste que je portais, je la mordis et criai de toutes mes forces, gardant longtemps les dents serrées sur la veste. Tous gardèrent le silence, le regard égaré dans leurs propres pensées et le paysage désertique.

Le chauffeur nous dit que cela arrivait souvent et que, même si on portait plainte, la police ne faisait rien. Il me dit que je devais m’estimer chanceuse qu’avec les cris que j’avais poussés dans le restaurant ils ne m’aient pas violée aussi.

Au croisement d’Agua Prieta et Napo, la jeune femme de Morelos avec ses neveux est descendue ; nous nous sommes embrassées et, avant qu’elle ne s’éloigne, je l’ai remerciée à nouveau d’être intervenue auprès de la police de l’État.

Sur le coup de cinq heures de l’après-midi nous sommes arrivés à l’hôtel El Girasol où la coyote devait me remettre à une autre organisation qui se chargerait de la traversée du désert et qui, à son tour, me remettrait à une autre organisation en Arizona.

Ce que j’ai vu dans cet hôtel m’a aussi hantée des années durant.

Des chambres pleines de personnes entassées qui déliraient, en transe sous l’effet des drogues qu’elles avaient prises, en comprimés ou par injection ; des orgies, des filles sans-papiers qui payaient avec du sexe leur traversée, d’autres qui priaient la Vierge de Guadalupe dont on voyait des autels un peu partout.

Il était prévu que je parte le soir-même avec le groupe des femmes mais nous sommes arrivés avec une heure de retard et le groupe était déjà parti ; le départ aurait lieu donc le lendemain avec le groupe des hommes. Les portes des chambres étaient grandes ouvertes, personne ne se souciait d’être vu en train de faire des galipettes et encore moins ceux qui étaient sous l’effet de la drogue. Il serait trop long d’énumérer toutes les nationalités présentes car il y avait des gens de tous les coins du monde. L’hôtel se prétendait le meilleur de l’endroit et c’était vrai, dans les autres porcheries tout pouvait arriver.

Cette nuit-là, je dormis dans une chambre avec la coyote, qui connaissait le père du gérant de l’hôtel et nous avons eu ainsi le privilège de dormir seules sans être dérangées. On nous donna une chambre au deuxième étage, nous poussâmes le lit contre la porte et nous couchèrent. Le coyote nous recommanda de n’ouvrir qu’à lui. Nous ne fermèrent pas l’œil de la nuit car toutes les cinq minutes on frappait à la porte pour nous inviter à participer à toutes sortes d’orgies, avec alcools et drogues à profusion.

Le lendemain matin, nous allâmes prendre le petit déjeuner et visiter le village fantôme d’Agua Prieta, tout droit sorti d’un western : maisons abandonnées aux portes trouées de balles, hôtels s’écroulant petit à petit, ruines de restaurants, de stations d’essence et de pharmacies. Rues vides avec des bancs tachés de sang séché.

Une désolation immense dans la chaleur de l’enfer frontalier.

Nous mangâmes des tacos, à deux mètres de la frontière, qui est délimitée par une clôture de grillage et, au-delà, par un mur de tôle qui est la fameuse « ligne » que traversent ceux qui paient plus de vingt-mille dollars.

Dans la seule pharmacie ouverte j’achetai trois litres de sérum, deux pommes, deux biscuits sucrés, une orange. J’avais emporté du Guatemala deux bandes et un onguent pour les lésions musculaires. À cinq heures de l’après midi, je mis mon jogging noir, mon passe-montagne et mes gants noirs ; je chargeais mon sac à dos et fit mes adieux à la coyote qui me dit qu’elle resterait dormir là en attendant de savoir si j’avais pu traverser. Cinq minutes avant notre départ arriva le groupe des femmes qui étaient parties la nuit précédente, avec lesquelles j’aurais dû partir. Elles s’étaient fait prendre à la frontière, du côté états-unien, et avaient été expulsées ; la Patrouille frontalière les avaient laissées sur la « ligne », à quelques mètres de l’endroit où j’avais pris mon petit déjeuner.

Quand elles me virent, qu’on leur dit que j’étais la femme qui manquait à l’appel, que je n’étais pas partie avec elles car j’étais arrivée en retard, à ma surprise, elles se précipitèrent toutes sur moi et m’embrassèrent ; elles pleuraient et disaient qu’elles partiraient avec moi parce que je portais chance.

Le mot chance m’a accompagné toute ma vie. Quand je suis née ce sont les mains de Mamita – mon arrière-grand-mère maternelle – celles de ma grand-mère et de la sage-femme qui m’accueillirent. L’histoire familiale raconte que je suis née, la tête la première, comme naissent les hommes, et que mon corps était couvert d’une graisse blanche comme celle qui recouvre les bêtes à leur naissance. À Jutiapa, quand les vaches et les juments mettent bas, si le petit est couvert d’une graisse blanche, on dit que ça lui portera chance. Je suis née pareille alors quand Mamita a vu cette petiote noiraude enveloppée de graisse blanche, elle s’écria : cette Chilipuca est née sous le signe de la chance. Et je la crus, par amour pour mon arrière grand-mère qui a eu l’audace de me baptiser Chilipuca. Le chilipuca est le gros haricot noir que, dans d’autres régions du Guatemala, on appelle piloy. Je suis la fille qui pesait le plus à la naissance, la seule des quatre enfants née avec l’aide d’une sage-femme. La présence de la sage-femme est un privilège dont je suis fière.

Les femmes n’avaient pas plus de trente ans, elles étaient fatiguées car cela faisait une semaine qu’elles tentaient de passer la frontière et chaque fois la Patrouille frontalière les attrapait et les ramenait de l’autre côté de « la ligne ». Elles voulaient dormir puis faire une autre tentative mais quand elles me virent, elles changèrent d’avis. Elles ne me lâchaient plus, elles me serraient dans leurs bras, j’étais comme emmurée.

Elles étaient certaines qu’avec moi elles traverseraient la frontière. Le coyote leur donna cinq minutes pour acheter des bouteilles d’eau minérale. Je fis à nouveau mes adieux à ma coyote et nous montèrent dans trois taxis de type berline. La façon d’opérer avait été planifiée et répétée : les voitures seraient stationnées devant la porte de l’hôtel, nous devions sortir en courant et nous coucher sur les sièges. De l’extérieur le taxi aurait l’air vide, juste avec son conducteur, pour ne pas éveiller les soupçons de la police.

Mon sac sur le dos, vêtue de noir, je courus et sautai à l’intérieur du taxi. C’est ainsi que notre groupe de 17 sans-papiers – huit femmes et neuf hommes – traversâmes le village d’Agua Prieta jusqu’à arriver dans le désert dans lequel pénétra la voiture. Nous sautâmes en marche dans les rares buissons où le coyote qui nous prendrait en charge nous donnerait ses instructions. Ma traversée titanesque des déserts de Sonora et d’Arizona allait bientôt commencer.

Chapitre IV

Nous courûmes nous cacher entre les buissons tandis que tous les occupants descendaient des taxis qui quittèrent les lieux dans un crissement de pneus. Nous étions au milieu de nulle part, loin du centre d’Agua Prieta, en plein désert de Sonora.

J’étais la seule à avoir un passe-montagne et des gants noirs, que la coyote m’avait recommandé de ne pas enlever une seconde quand je pénétrerai dans le désert car, la nuit, on ne voit pas les cactus et leurs épines s’incrustent sans pitié dans la peau. Habituée à marcher dans des ravins et à escalader montagnes et volcans j’ai décidé de porter jogging, T-shirt, sweat-shirt et tennis, ce qui était ce qu’il y avait de plus pratique pour la traversée du désert. J’étais la seule habillée comme ça. Mes autres camarades portaient des pantalons de toile foncée et des chaussures de ville, certains, des bottes de cowboy, les femmes, des chaussures fermées, très peu portaient des tennis.

J’étais la seule à emporter du sérum, les autres avaient de l’eau et du mezcal [7]. On nous avait dit que le froid du désert est mortel et c’est vrai ; bien que je vive dans une ville où l’hiver est glacial, je n’ai jamais ressenti un froid aussi vif que celui des déserts de Sonora et d’Arizona. Je crois que ce sont aussi les circonstances de la traversée qui ont fait de cette expérience un moment épique de mon existence.

Nous pénétrâmes dans le désert de Sonora, en marchant l’un derrière l’autre, comme nous l’avons demandé le coyote. Alors que nous avions déjà fait cinq kilomètres nous nous arrêtâmes et il nous répéta les consignes de la traversée : « Que personne n’ose me dénoncer comme coyote, au cas où la migra nous attrape, car si vous le faites, l’organisation vous tuera ; ce que vous devez dire c’est que nous nous sommes mis en route par nos propres moyens, que nous n’avons pas de coyote pour nous guider ; au cas où nous rencontrerions en chemin des “cuatreros [8], il ne faut pas résister, nous leur donnons tout ce que nous avons, et s’ils veulent nous violer, qu’ils nous violent… »

Une des jeunes femmes me demanda à ce moment-là si j’avais fait faire la piqûre qui évite de tomber enceinte, en cas de viol dans le désert. Je réalisai à ce moment-là la gravité de la situation dans laquelle j’étais ; je n’avais jamais pensé à faire faire cette piqûre ; j’étais la seule du groupe qui n’était pas protégée au cas où quelque chose de ce genre se produise. Toutes s’étaient fait faire cette piqûre avant de partir. Je me suis fait gronder comme jamais dans ma vie pour n’avoir pas prévu une chose aussi importante.

Le coyote continuait à nous donner ses instructions : « Si jamais la police de l’État ou l’armée mexicaine nous arrêtent, vous me laissez leur parler et personne n’ouvre la bouche ; si pour une raison ou une autre, l’un de vous perd le groupe, qu’il reste sur place, à attendre jusqu’à ce qu’il fasse jour et qu’on vous retrouve, que ce soit la migra, la police ou les cuatreros.

Les cuatreros sont des bandes de malfaiteurs qui circulent dans le désert et attaquent les migrants.

Il était vers six heures du soir et le coucher du soleil commençait à peindre le ciel de rouge et d’orangé, le froid de la nuit commençait à se faire sentir dans la brise légère qui soufflait entre les cactus. Dans le groupe, il y avait des personnes de quarante, vingt, cinquante, dix-huit ans. Un couple a attiré mon attention : l’homme avait décidé d’émigrer aux États-Unis et sa copine n’avait pas voulu rester derrière ; il avait 18 ans et elle 16, et pour qu’elle ne soit pas obligée de fuir, pour ne pas donner à parler parmi les gens du village, les parents des deux côtés avaient accepté qu’ils se marient, sans aucune cérémonie. Le jour suivant ils avaient quitté leur Jalisco natal, pour Sonora.

Je suis persuadée que, dans notre groupe, il y avait des personnes d’autres nationalités que la mexicaine mais la stratégie voulait que nous disions que nous étions tous mexicains.

Ma condition physique était excellente et me permis de marcher à côté du coyote sans m’en éloigner ; le groupe suivait à une cinquantaine de mètres derrière car personne n’arrivait à suivre le rythme auquel avançait le coyote, qui, soit dit en passant, était un gamin de 18 ans, d’une maigreur étonnante.

En chemin je discutai avec lui et il me dit ce que m’ont dit de nombreuses personnes au cours de ma vie : « c’est comme si je vous avais toujours connue, comme si nous avions grandi ensemble ». Il me raconta qu’il recevait 150 dollars pour chaque sans-papiers conduit en Arizona. Il faisait deux voyages par semaine et, dans chaque groupe, il emmenait un minimum de quinze personnes. Le gamin gagnait ainsi 4 500 dollars par semaine. Il était de Guanajuato, souhaitait étudier à l’Université et, pour cette raison, avait commencé à travailler comme coyote. Mais cela marchait si bien qu’il avait décidé de continuer à faire passer des gens, travail qu’il faisait depuis l’âge de 15 ans. Il était l’aîné de 6 frères et sœurs ; sa famille vivait dans une ranchería [9], très loin du village. Son rêve était de construire une maison pour sa mère et qu’elle cesse de laver le linge des autres. Il était en train d’y parvenir car il avait déjà acheté un terrain de trente acres sur lequel il construirait une maison avec tout le nécessaire, ainsi qu’une étable. Il avait aussi acheté quelques têtes de bétail et un pickup à quatre roues motrices, pour que personne ne les humilie plus en leur couvrant les visages de poussière, comme c’était le cas quand ils allaient à pied au village.

Nous parcourûmes les 25 premiers kilomètres dans le calme puis la nuit, d’un froid glacial tomba sur nous sans que nous ralentissions le rythme. Je tentai d’expliquer à mes compagnons de route qu’il ne fallait pas boire de l’eau toutes les cinq minutes car ils n’en auraient bientôt plus et que nous ne savions pas ce qui nous attendait plus loin. Bien qu’on nous ait dit que nous en avions pour six heures de marche pour arriver jusqu’à la frontière, nous devions être prêts à toute éventualité. Et c’est justement ce qui est arrivé.

Nous avions déjà parcouru peut-être quarante kilomètres quand surgit un groupe de policiers de l’État qui nous encercla, braquant sur nous leurs armes automatiques ; ils demandèrent à voir nos papiers mais le coyote demanda immédiatement à parler au chef, sortit une liasse de dollars de son sac et la lui a remis ; il lui indiqua le saint et le signe de reconnaissance de l’organisation à laquelle il appartenait et cela suffit pour qu’ils nous laissent continuer.

À mesure que nous avancions le maquis disparaissait et le désert se peuplait de cactus, le sol argileux et poussiéreux se transforma aussi en une pierraille qui nous meurtrissait les pieds et freinait notre marche.

Au loin, nous aperçûmes des projecteurs qui nous éclairaient et semblaient être des lampadaires situés à moins de cent mètres de nous, mais le coyote nous expliqua qu’ils étaient à quatre-vingts kilomètres et que c’étaient des projecteurs géants qui éclairaient à longue distance pour empêcher les sans-papiers et les trafiquants de drogue de passer. La lumière s’en allait et revenait toutes les cinq minutes ; les feux balayaient en cercle et chaque fois qu’ils s’approchaient nous devions nous jeter à terre et nous cacher derrière un cactus. C’est ce que nous avons fait pendant soixante kilomètres et nous n’étions toujours pas arrivés à la frontière.

J’entendais les cris des personnes qui se piquaient aux épines des cactus, ce qui fit changer l’humeur le coyote qui se mit à nous admonester ; il exigeait le silence absolu car nous approchions de la frontière et les capteurs installés dans le désert par les autorités états-uniennes détectaient les bruits, les mouvements, et même les respirations.

Bientôt apparaîtraient les petits avions et les hélicoptères qui surveillent le désert. La fatigue commençait à se faire sentir pour tous mais davantage encore pour ceux qui n’étaient pas en bonne condition physique ou n’avaient pas les vêtements et les chaussures appropriés pour une telle traversée.

Certains souffraient de diabète, de problèmes respiratoires, et deux d’entre nous, de crises d’épilepsie. Personne n’en avait parlé car aucun coyote, s’il l’avait su, ne les aurait fait traverser. Ils racontaient cela à voix basse pendant que nous marchions ; ils demandaient à se reposer mais ils connaissaient la réponse : il fallait passer la frontière avant le lever du soleil, faute de quoi la migra nous découvrirait. Nous commençâmes à trotter, pour accélérer le rythme. Je voulus emporter de ces déserts un souvenir impossible à oublier, je ramassai alors une pierre du désert de Sonora et une autre de celui d’Arizona. Je les ai placées sur mon bureau, à côté d’un cactus que j’ai acheté l’an dernier, quand j’ai décidé de faire la paix avec le souvenir de ma traversée.

Nous parvînmes à la ligne frontalière sur le coup de minuit et nous retrouvâmes là des centaines de migrants qui attendaient la relève de la Patrouille frontalière pour traverser durant les dix minutes que mettait le contingent de patrouille suivant pour arriver.

Dans une demi-heure ce serait le moment. Des centaines de migrants de nationalités les plus diverses étaient allongés sur le dos, sur le sol caillouteux, avec des douzaines de coyotes de diverses organisations, conduisant des groupes qui ne dépassaient pas les 25 personnes. Nous aussi, nous cherchâmes un endroit le long de la ligne et nous attendirent notre tour.

Les étoiles avaient l’air si proches que le lointain firmament semblait être descendu pour nous accompagner. Dans l’attente, les bouteilles de mezcal et de tequila passaient de main en main, une gorgée pour chasser le froid et se donner du courage, pour se brûler la gorge et se réchauffer le cœur. Je n’ai pas bu et préféré passer les bouteilles à la main suivante.

La ligne de frontière dans le désert de Sonora et d’Arizona comprenait, du côté mexicain, deux clôtures de fil barbelé, suivis d’une voie ferrée, d’un chemin de terre battue et de deux clôtures de fil barbelé du côté états-unien. Nous la traverserions en file indienne, on poserait les sweaters et pulls sur le sol, on marcherait dessus et le dernier du groupe les ramasserait afin de ne pas laisser d’empreintes de chaussures sur le chemin éclairé par les projecteurs des fourrières états-uniennes.

Dès que le signal serait donné chaque personne devrait voir de quelle manière elle sauterait la clôture avant de s’éloigner le plus vite possible de la ligne. Dans un instant nous traverserions la fameuse frontière qui a emporté tant de vies. Dans quelques secondes je quitterais le territoire mexicain pour continuer ma route de sans-papiers, en une autre prouesse dont ceux qui survivent se refusent à parler et qu’ils s’efforcent d’oublier.

Les chapitres suivants sont publiés dans les numéros de janvier (chapitres V-VIII) et février 2016 (chapitres IX-XII).


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3349.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
 Source (espagnol) : Ilka Oliva Corado, Historia de una indocumentada : Travesía en el desierto de Sonora-Arizona, Create Space, 2014, 100 p. (chapitres I-IV). Traduction autorisée par l’autrice.

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[1Mi-dieu, mi-démon, Maximón est une curieuse statue de bois flanquée d’un chapeau de conquistador, vénéré au Guatemala et au Mexique. Il aime fumer le cigare et boire de l’alcool fort. Il guérit et protège mais il peut aussi être pervers ou coureur de jupons – NdT.

[2La pitaya, appelée aussi fruit du dragon, est d’un rouge vif. Il fait partie de la famille des cactus – NdT.

[3Passeuse – NdT.

[4Sorte de potée originaire principalement des États de Jalisco, Nayarit et de Sinaloa, réalisée à partir de grains de maïs et de viande de porc, de poulet ou de dinde – NdT.

[5Abréviation de l’anglais « Sport utility vehicle » – note DIAL.

[6Restaurant spécialisé dans les tacos, tortillas garnies de viande et divers ingrédients – NdT.

[7Eau-de-vie issue de la fermentation et de la distillation du jus des agaves – NdT.

[8À l’origine, le mot cuatrero désigne le voleur de bétail – note DIAL.

[9Ensemble de maisons rustiques, aux toits de chaume, occupées par des paysans modestes – NdT.

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