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FILM - ARGENTINE - Eva no duerme [Eva ne dort pas], de Pablo Agüero

Françoise Couedel

vendredi 17 juin 2016, mis en ligne par Françoise Couëdel

 Argentine
 Durée : 87 minutes.
 Sorties : 5 novembre 2015 (Argentine), 6 avril 2016 (France, VOSTF).
 Avec Gael García Bernal, Denis Lavant, Daniel Fanego, Imanol Arias, Sofía Brito, Sabrina Macchi
 Coproduction Argentine - France - Mexique - Allemagne.

Contrairement au film d’Alan Parker, Evita (1997), qui prétend retracer la vie d’Eva Perón, incarnée par Madonna, l’œuvre de Pablo Agüero n’est ni une biographie d’Eva Perón, ni une fresque historique du péronisme, ni un film politique. Agüero le définit comme un « nécropic ». C’est une évocation, parfois fantasmatique, d’un épisode unique dans l’histoire de l’Argentine : la disparition non élucidée du corps embaumé d’Eva, veillé des nuits durant, sous des gerbes de fleurs blanches, au siège de la CGT et, vingt-cinq ans plus tard, son retour triomphal en Argentine, exploité à des fins politiques par les militaires au pouvoir.

Dans ce film fascinant, certaines séquences sont à la limite du surréalisme et alternent avec des documents d’archives, en noir et blanc, qui rappellent autant l’idolâtrie que la détestation qu’a suscitées Eva Perón. Le film est à la hauteur de la figure iconique et du mythe qui se perpétuent jusqu’à nos jours en Argentine.

Eva ne dort pas est divisé en chapitres. Le film s’ouvre sur un gros plan sublime : le visage d’un militaire de haut rang, interprété par Gael García Bernal, qui incarne l’Amiral Massera, avec, en voix off, la pensée qui l’a obsédé. « Cette chienne, cette femme… a provoqué le chaos qui a envahi notre capitale… Moi, héros de la patrie, j’ai mis un quart de siècle à retrouver une femme, une seule femme, qui était déjà morte… qui a su mourir à 33 ans, comme Notre Seigneur Jésus-Christ ».

Sur la fin du film, l’incarnation de Massera reprendra le fil du récit avec un commentaire sarcastique sur les idolâtres d’Evita, « les balayeurs, les invalides, les paysans édentés, les prostituées ».

Au final, le personnage historique de Massera apparaîtra sur une image d’archives, aux côtés de Videla et d’Agosti, les membres de la junte militaire au grand complet, qui prit le pouvoir en 1976.

À l’écran, le titre du 1er chapitre, « L’embaumeur », introduit une scène éclairée par une lumière bleue, nullement macabre mais d’une tension extrême, créée par un huis-clos, par les gestes méticuleux de l’embaumeur dans le silence de la chambre funéraire, et sans que jamais n’apparaisse le corps ou le visage de la morte, hormis dans une image floue où le corps semble flotter dans un liquide rouge. Métaphore du liquide amniotique qui annonce une renaissance ? Le monologue de l’embaumeur révèle son orientation politique.

Des bruits de bottes, le halo de phares dans la nuit d’un tunnel, le sifflement allègre d’un militaire, annoncent le deuxième chapitre, « Le transporteur ». S’ensuit une longue séquence, nocturne, claustrophobique, d’une violence physique et verbale inouïe, de deux militaires enfermés dans un camion brinquebalant de l’armée. Le gradé, nom de code Cerbère, en communication avec Orphée, est censé se débarrasser du « paquet », le corps d’Eva. La séquence se clôt sur l’image métaphorique de la dépouille, telle une Ophélie, abandonnée au fil de l’eau.

« L’interrogatoire » est le troisième chapitre. Dans une cellule un prisonnier élégant, à l’évidence membre de l’oligarchie, doit répondre à une seule question : où est passé le corps d’Evita ? C’est le général Aramburú – accusé d’être responsable de la disparition du corps – mais le spectateur ne le saura ni de la bouche de cet homme ni d’une autre source.

Le récit se termine sur le retour triomphal du catafalque, la liesse populaire et le triomphe de la junte.

Eva ne dort pas est un film difficile, qui plonge le spectateur dans des pans de l’histoire tourmentée de l’Argentine, dans la noirceur des coulisses d’un régime, les manifestations de masses spectaculaires, sans que les repères ni les personnages historiques soient clairement signalés.

À ceux qui reprochent à Agüero l’obscurité du récit, celui-ci répond : « Si le regard ne transcende pas le réel, à quoi bon faire du cinéma ? ». Le corps d’Eva peut être interprété comme le symbole des corps des « disparus » sous la dictature qui eux ne reparaîtront jamais.

Le son est travaillé et le jeu sur la lumière remarquable : phares dans la nuit, ampoule aveuglante dans une cellule, pénombre et clair obscur des lieux clos qui contrastent avec des scènes éclairées par des milliers de lumignons, comme de gigantesques constellations.

C’est l’œuvre d’un créateur qui transcende la réalité à la manière d’un peintre.

Distribution

Gael García Bernal : le narrateur, incarne l’Amiral Massera qui prit part au coup d’État le 24 mars 1976 et fut membre, avec les généraux Jorge Rafael Videla et Orlando Ramón Agosti, de la junte militaire qui gouverna l’Argentine (1976-1983).

Imanol Arias : Dr Pedro Ara, l’embaumeur.

Daniel Fanego : l’homme séquestré, incarne Pedro Eugenio Aramburu, militaire putschiste argentin, président autoproclamé (13 novembre 1955 au 1ᵉʳ mai 1958). Assassiné le 1 juin 1970.

Denis Lavant : le transporteur, incarne le lieutenant colonel Koenig, chargé de faire disparaître le corps.

Sabrina Machi : incarne la dépouille mortelle d’Eva Perón.

Récompenses

 Festival international du film d’Amiens 2012 : Prix du scénario
 Festival international du film d’Amiens 2015 : Prix de la Ville d’Amiens
 Grand prix Sopadin du meilleur scénariste 2012
 Prix Ciné+ et Prix Cinéma en construction au Festival de Toulouse.

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