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DIAL 3397

BRÉSIL - Condamnation de l’État brésilien dans le cadre de l’OEA pour un cas de travail esclave

Leonardo Sakamoto

mercredi 25 janvier 2017, par Dial

Leonardo Sakamoto est journaliste, il a couvert des conflits armés dans plusieurs pays et les atteintes aux droits humains au Brésil. Il est directeur de l’ONG Repórter Brasil et conseiller du Fonds des Nations unies sur les formes contemporaines d’esclavage. Article publié sur le blog de l’auteur le 15 décembre 2016.


L’État brésilien a été reconnu responsable de violation du droit à ne pas être soumis au travail esclave et à la traite humaine, pour les 85 travailleurs libérés de la fazenda [ferme] Brasil Verde, dans le Pará, au cours de l’année 2000.

Ce cas est le premier à être dénoncé et jugé par la Cour interaméricaine des droits de l’homme (Cour IDH), organe juridictionnel de l’Organisation des États américains (OEA), chargée de veiller à ce que les pays mettent en œuvre les obligations prévues par les traités continentaux de la région.

Le Brésil devient ainsi le premier pays à être condamné pour esclavage contemporain par la Cour interaméricaine. Cela peut constituer un précédent pour analyser d’autres cas qui apparaîtraient. La sentence [1], prise en octobre par des juges venus de pays membres de l’OEA, a été rendue publique jeudi 15 décembre 2016.

Selon le communiqué officiel de la Cour, en mars 2000, deux jeunes ont réussi à s’échapper de la fazenda Brasil Verde et, après qu’ils ont dénoncé la situation dans laquelle ils se trouvaient, le ministère du travail a organisé une inspection qui a délivré d’autres travailleurs.

Le rapport de l’inspection indique qu’« ils se trouvaient en situation d’esclavage. Les travailleurs avaient été enrôlés par un “gato [2] dans les endroits les plus pauvres du pays et avaient voyagé pendant des jours en bus, train ou camion jusqu’à ce qu’ils arrivent à la fazenda. Leurs cartes de travail avaient été confisquées et ils avaient signé des documents en blanc. Les journées de travail étaient de 12 heures ou plus, avec un repos d’une demi-heure pour le déjeuner et à peine une journée libre par semaine. Dans la fazenda, ils dormaient dans des hamacs dans des hangars abritant des dizaines de travailleurs, sans électricité, ni lits ni toilettes. L’alimentation, insuffisante et de très mauvaise qualité, était décomptée de leurs salaires. Régulièrement malades, ils ne recevaient aucune assistance médicale. Au travail, les ordres étaient accompagnés de menaces et de surveillance armée. » Ces faits se sont produits alors que la fazenda Brasil Verde était la propriété de João Quagliato.

Le Centre pour la justice et le droit international (CEJIL) et la Commission pastorale de la terre (CPT [3]) ont porté le cas à la connaissance de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), une autre institution du système interaméricain des droits de l’homme qui, entre 2012 et 2014 a tenté une négociation avec l’État brésilien. Mais comme aucun accord entre les parties n’a été possible, la Commission a fini par considérer que le Brésil était responsable de ce qui était arrivé et, en 2015, a porté le cas devant la Cour interaméricaine. Pendant le jugement, j’ai été invité par la Cour en tant que journaliste, à la demande des deux organisations de la société civile (CEJIL et CPT), pour donner aux juges un panorama de la situation actuelle du travail esclave et de la traite humaine au Brésil.

Le Frère Xavier Plassat, coordinateur de la campagne nationale de combat contre le travail esclave à la Commission pastorale de la terre, a indiqué à ce blog ce même jeudi que « le cas fazenda Brasil Verde a révélé l’incapacité de l’État brésilien à affronter, dans son intégralité, le problème du travail esclave ».

« On a donné à l’État brésilien suffisamment de temps pour négocier les éléments d’un accord que, malheureusement, l’État n’a pas assumé. Il est lamentable de devoir arriver à une condamnation pour que la lutte contre le travail esclave soit encouragée à continuer. Notre espoir est que, dans la conjoncture politique où intervient cette condamnation, le Brésil se souvienne qu’il est observé par la communauté internationale afin qu’il n’abandonne pas sa position de référence mondiale dans la lutte contre le travail esclave. »

Xavier se réfère au fait que l’Organisation internationale du travail (OIT) et d’autres agences des Nations unies considèrent comme une référence internationale le système de lutte contre le travail esclave en place au Brésil, lequel a libéré d’esclavage plus de 50 000 personnes depuis sa création en 1995.

La Cour interaméricaine des droits humains a considéré que le concept d’esclavage et ses formes analogues ont évolué et ne se réduisent pas à l’exercice de la propriété sur une personne. Selon le communiqué officiel, l’État brésilien n’a pas démontré avoir adopté des mesures spécifiques ou avoir agi avec la diligence exigée pour empêcher la forme contemporaine d’esclavage à laquelle ces personnes ont été soumises, et pour mettre fin à cette situation. Selon la Cour, le non-respect par l’État de son devoir de protection est grave si l’on prend en compte qu’il avait connaissance du contexte et en particulier de la situation de vulnérabilité des travailleurs.

Selon la Cour IDH, aucune procédure légale au Brésil n’a conduit à déterminer les responsabilités, ou été utilisée pour offrir réparation aux victimes, ou n’est arrivée à étudier à fond les violations dénoncées.

Notre pays [le Brésil] a décidé d’appliquer la prescription pour ce type de délit, en dépit du caractère imprescriptible d’un tel crime selon le droit international. Pour la Cour IDH, le fait de ne pas avoir agi et ne pas avoir sanctionné ces faits est dû à ce que l’État a considéré comme normales les conditions auxquelles sont soumises les personnes porteuses de caractéristiques déterminées dans les États les plus pauvres du pays. Elle a ainsi considéré que l’État avait violé le droit d’accès à la justice pour les 85 victimes [libérées en 2000] et aussi pour 43 autres travailleurs qui avaient été libérés en 1997 dans la même fazenda, et que ceux-ci n’avaient pas reçu la protection juridique appropriée.

Beatriz Affonso, directrice du CEJIL au Brésil, affirme dans une note : « La décision du tribunal est emblématique parce qu’elle crée un précédent important en déclarant le caractère imprescriptible du crime d’esclavage selon les normes du droit international, et considère que le recours à la prescription constitue un obstacle pour l’investigation des faits, pour la détermination et la punition des responsables et pour la réparation aux victimes ».

La Cour IDH a ordonné plusieurs mesures de réparation, parmi lesquelles :

  • reprendre les investigations sur le cas,
  • adopter les mesures nécessaires pour garantir que la prescription ne soit pas appliquée au travail esclave, crime de droit international, et aux formes qui lui sont semblables,
  • et verser les compensations correspondantes aux travailleurs.

Le juriste brésilien Roberto Caldas, président actuel de la Cour Interaméricaine des droits de l’homme, n’a pas participé au jugement conformément aux règles de cette instance.

[Article mis à jour le 16/12/2016 à 13:30 pour inclure la position du gouvernement brésilien.]

Position du gouvernement brésilien

Dans une note envoyée à ce blog, le Secrétariat spécial aux droits de l’homme du gouvernement fédéral déclare :

« Nous reconnaissons la condamnation prononcée dans le cas de la fazenda Brasil Verde et considérons la Cour interaméricaine des droits de l’homme comme un interprète légitime de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, qui joue un rôle très important dans la protection des droits de l’homme dans la région. Nous croyons que la décision de la Cour IDH, quoique condamnant l’État brésilien, est une opportunité pour renforcer et améliorer la politique nationale de lutte contre le travail esclave, en particulier en ce qui concerne le maintien du concept, aussi bien qu’en rapport à l’investigation, la mise en accusation et la punition des responsables du crime. »

Le Secrétariat spécial aux droits de l’homme du gouvernement fédéral ajoute :

« Est louable la reconnaissance par la Cour IDH de l’efficacité des politiques publiques en place dans notre pays pour lutter contre le travail esclave. La sentence pourra catalyser les efforts en vue de maintenir le concept existant dans la législation nationale et d’améliorer la politique de prévention et d’éradication du travail esclave. »

La note précise également que le Secrétariat spécial aux droits de l’homme apprécie l’interprétation de la Cour IDH selon laquelle l’interdiction du travail esclave est une norme impérative du droit international et impose des obligations à l’État.

Le Secrétariat rappelle que le 13 décembre dernier a été lancé le « Pacte fédératif pour l’éradication du travail esclave », avec l’adhésion initiale des États d’Alagoas, Bahia, Ceará, Distrito Federal, Espírito Santo, Maranhão, Mato Grosso, Pará, Paraíba, Paraná, Rio de Janeiro, Rio Grande do Sul, Rondonia et Tocantins.

Il conclut : « Ainsi, nous considérons que le récent arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme apporte une nouvelle contribution propre à renforcer les efforts dans la lutte éternelle pour la mise en œuvre des droits de l’homme, en particulier pour combattre le travail esclave et pour offrir une réparation adéquate aux victimes de ce crime ».


Observations de Xavier Plassat

Les indemnités que l’État devra payer aux 128 victimes identifiées dans la sentence, s’élèvent à un total de près de 4,5 millions d’euros, ce qui représente pour chacune d’elles un montant équivalent à... 8 à 11 années de travail payées au salaire minimum aujourd’hui en vigueur.

La position exprimée par le Secrétariat fédéral aux droits de l’homme (dirigé par une éminente juriste, Flávia Piovesan) est étonnamment positive et encourageante, à contre-courant des tendances les plus visibles du gouvernement en place depuis la destitution de la présidente Dilma Rousseff, et de sa base politique au Congrès national.

Les attendus de la sentence sont d’une acuité impressionnante et sont susceptibles de donner lieu à de belles avancées, en particulier quant au devoir des États de mettre fin à toute forme de discrimination structurelle à caractère historique, comme l’est la pauvreté, toile de fond de l’esclavage moderne.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3397.
 Traduction anonyme, relue par Xavier Plassat et modifiée ponctuellement par DIAL.
 Source (portugais) : Blog do Sakamoto, 15 décembre 2016.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1La sentence de la CIDH sur le cas fazenda Brasil Verde est disponible en fin d’article en tant que document joint, en portugais du Brésil et en espagnol. Source : http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_318_por.pdf et http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_318_esp.pdf – note DIAL.

[2Littéralement un « chat », un embaucheur de main d’œuvre au service d’entreprises et de fermiers (fazendeiros).

[3Celles et ceux qui souhaitent apporter une aide financière à la Commission pastorale de la terre (CPT) peuvent envoyer leurs contributions par chèque à l’ordre de « Association CEFAL » en mentionnant au dos « pour Xavier Plassat, CPT Tocantins » à l’adresse : Pôle Amérique latine – CEFAL, Service national de la Mission universelle de l’Église, 58 avenue de Breteuil, 75007 Paris. Vous recevrez en retour une attestation pour déduction fiscale valable pour votre déclaration de revenus 2017. Nous rappelons que les dons libellés au nom du CEFAL sont déductibles de l’impôt sur le revenu pour 66 % de leur montant, dans la limite de 20 % du revenu imposable.

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