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DIAL 2862 - Dossier El Salvador : Les victimes des catastrophes dites « naturelles »

EL SALVADOR - I. Ce n’est pas la nature qui tue, mais l’injustice des hommes

Eduardo Galeano

mercredi 1er mars 2006, mis en ligne par Dial

Lorsque lui a été conféré le titre de docteur honoris causa de l’Université d’El Salvador, Eduardo Galeano, écrivain uruguayen rendu célèbre il y a de nombreuses années par son livre Les veines ouvertes de l’Amérique latine et qui n’a cessé de publier depuis lors, a prononcé un discours dont on trouvera ci-dessous les principaux extraits. Il s’interroge sur l’alternative qu’ont suscité les houragans et autres catastrophes géophysiques dont l’Amérique centrale a été le théâtre : les victimes sont-elles victimes des catastrophes « naturelles » et d’une nature folle, ou victimes de l’injustice des sociétés humaines ? Texte paru dans Envío (Université centraméricaine, Nicaragua), décembre 2005.


Il est impressionnant de voir que se multiplient partout, et de plus en plus intensément, les tremblements de terre, les cyclones, les sécheresses, les inondations, les pluies incontrôlables. Il y a lieu, me semble-t-il, de réfléchir à cette coïncidence, qui est - je crois - très révélatrice. Ce qui attire particulièrement mon attention, c’est que ce sont toujours des catastrophes « tueuses de pauvres ». Et je me pose la question suivante : la nature serait-elle si méchante, si mauvaise qu’elle punit les plus démunis ? Et une deuxième question : la nature qui fait présentement ce qu’elle fait, serait-elle folle ? Folle à lier ! Lui manque-t-il une case ou plusieurs ? Et je continue de m’interroger : peut-elle être folle de naissance ? Et c’est là que le doute s’insinue en moi car je déclare que si la nature était folle de naissance, on ne pourrait pas expliquer qu’après tant de milliers et milliers d’années nous ayons été capables de parvenir plus ou moins vivants à nous réunir et converser ce matin ici.

Qu’ont-elles de naturelles ces catastrophes « tueuses de pauvres » ? La nature est-elle si perverse ? est-elle folle de naissance ? Perverse et folle ? Ou sommes-nous en train de confondre le bourreau avec la victime ? Est-ce la nature qui empoisonne l’air, contamine l’eau, ravage les forêts et envoie le climat à l’asile psychiatrique ? La réponse me semble de plus en plus claire : la mauvaise, la perverse, ce n’est pas la nature, qui n’est pas folle non plus. Bien que ce soit sur la nature que les responsables rejettent la faute. Ils rejettent la faute sur la nature, comme si l’ouragan se plaignait de ce que les arbres le battent. Une expression de plus du monde à l’envers. Car la nature n’est point perverse. Elle n’a pas le moindre intérêt à punir les pauvres. C’est le système qui les fabrique et les condamne à une mort prématurée, qui est pervers. Et la nature n’est point folle du tout. On l’a rendu folle. Ce sont les maîtres de la planète qui l’ont envoyée directement à l’asile de fous. Le climat a été rendu fou par les maîtres de la planète qui ont coupé les arbres des forêts dans le monde et ont empoisonné l’air.

Et ne seraient-elles pas des catastrophes naturelles ces autres choses que nous sommes aussi habitués à recevoir comme inévitables, par exemple l’injustice ou encore la violence ? La violence et l’injustice ne seraient-elles pas des catastrophes naturelles ? La condition humaine serait-elle condamnée à l’injustice perpétuelle et à la violence perpétuelle ? La question vaut la peine d’être posée, dans un monde qui consacre 2,2 milliards de dollars par jour à l’industrie de la mort, aux dépenses militaires. Et c’est ici que les experts divergent dans leurs opinions, mais de peu : les uns affirment qu’il faudrait dix jours, d’autres douze, d’autres encore quinze - mais aucun ne va au delà de ce chiffre -, si le monde arrêtait de tuer, l’espace d’un court instant, dix ou douze ou quinze jours, deux toutes petites semaines seraient suffisantes pour que les enfants qui souffrent de la faim dans le monde aient du pain, pour que les enfants qui n’ont pas d’abri aient un toit et pour que ceux qui meurent de maladies que l’on sait guérir, puissent trouver des remèdes et la guérison.

Il y a un système injuste qui engendre la pauvreté. La pauvreté est l’un des facteurs de la violence et la violence tend à se multiplier dans le monde d’aujourd’hui jusqu’à atteindre des niveaux de folie. C’est comme ce qui est arrivé au climat. Il n’y a pas que le climat qui a été envoyé chez les fous. La liste serait longue. Je vous invite à penser à l’étrange coïncidence de ces dernières années : les vaches folles, les gens rendus fous, le climat fou, la folie de la violence déchaînée de toutes parts, le terrorisme impuni qui règne dans le monde… Et quand je parle de terrorisme, je me réfère surtout à l’attentat terroriste le plus grave des dernières années, qu’a constitué et constitue encore la guerre en Irak. Car il s’agit bien d’un attentat terroriste de grande amplitude aux conséquences extrêmement dangereuses : puisque ce pays envahi est aujourd’hui un vivier de terroristes. Le terrorisme d’Etat est le père et la mère de tous les autres terrorismes.

On nous empêche de voir la guerre d’Irak comme un acte continuel de terrorisme pour la simple raison que nous sommes aveugles devant les évidences les plus évidentes du monde d’aujourd’hui, aveugles en grande partie à cause des médias qui s’activent à nous bander les yeux et à nous boucher les oreilles également. Aveugles à cause d’une structure universelle qui est raciste. Car il y a des citoyens de 1ere , de 2e, de 3e, de 4e classe. Et par conséquent, il y a aussi des morts de 1ere, de 2e, de 3e, de 4e classe. Remarquez - la parenthèse vaut la peine - que selon les calculs les plus optimistes, la guerre d’Irak a tué 25 000 civils, en majorité des femmes et des enfants. Je propose toujours aux autres, aux amis, l’exercice suivant : imaginer la possibilité que les choses se soient passées à l’inverse : que serait-il arrivé si l’Irak avait envahi les Etats-Unis sous prétexte qu’il y avait aux Etats-Unis des armes de destruction massive, ce qui, dans le cas présent, est plus que sûr et n’aurait pas été là-bas un prétexte infâme mais simple vérité. Que serait-il arrivé si l’Irak avait tué l’équivalent de ces 25 000 Iraquiens ? proportionnellement à la population des Etats-Unis, ce serait plus de 300 000 personnes, 300 000 victimes innocentes de cette invasion iraquienne aux Etats-Unis, en majorité des femmes et des enfants. Le monde aurait mis des milliers d’années à oublier, c’eût été un scandale pour l’éternité. Et à juste titre. Mais comme il s’agit de l’Irak, de l’un de ces pays dits du tiers monde, peuplé par des gens de 3e zone, où ceux qui meurent sont également des morts de 3e zone, nous nous sommes bien habitués à le vivre comme si c’était normal.

Notre monde est un monde qui suinte le violence par tous les pores. Je ne veux pas dégager de toute responsabilité les délinquants qui aujourd’hui terrorisent les gens dans les rues d’El Salvador, de l’Uruguay ou de n’importe quel pays du monde. Je me permettrais simplement d’oser suggérer que probablement ces délinquants dépourvus de tous scrupules - comme le prouvent leurs méthodes atroces et leurs fins perverses - manquent aussi d’imagination. Car ils ne font que copier les modèles du succès. Et les modèles du succès dans le monde actuel, sont des modèles très violents. Regardez qui dirigent le monde, ceux qui tiennent, vraiment, les commandes en mains. Ce sont les 5 pays qui ont droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU . Et on ne peut y toucher. Ils avaient annoncé que peut-être l’ONU adopterait des réformes pour se mettre à jour. Aucune réforme à l’horizon. Le droit de veto des 5 pays dominants est un droit sacré. Et ces pays sont les 5 pays qui veillent sur la paix, et ces pays qui veillent sur la paix mondiale sont aussi les principaux fabricants d’armes. Autrement dit, ce sont ceux qui font du commerce avec la guerre qui veillent sur la paix. Et je me pose la question suivante : ne serait-ce pas une forme de délinquance également ? Même si nous nous sommes habitués à le trouver normal, même si c’est légal, ne serait-ce pas un acte criminel que ceux qui font du commerce avec la guerre aient la charge de veiller à la paix mondiale et prennent les décisions au nom de tous ? 5 pays au nom de tous les autres ?

Ils sont les modèles de la réussite comme le sont également les entreprises qui tirent les meilleurs bénéfices et qui sont celles qui polluent le plus la terre, l’eau, et l’air. Ils sont aussi des modèles de réussite ces experts des organismes internationaux « philanthropiques » tels que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, qui disent veiller sur les pauvres du monde, mais ces gens au « cœur d’or » pratiquent la délinquance sous sa forme la plus vile. Ces technocrates, ces experts, en quoi se distinguent-ils des mareros [1] ? C’est sûr, ils ne portent pas de tatouages, ils n’ont pas de cicatrices, ils sont mieux habillés, et présentent un peu mieux. Il faut bien le reconnaître. Mais dans leur activité, ils ne sont guère différents. Ils séquestrent des pays, violent leur souveraineté, dérobent leurs droits, assassinent leurs salaires. En quoi sont-ils différents ? Est-ce ou n’est-ce pas une activité criminelle ? Mettre en pièces l’Etat dans les pays pauvres, est-ce ou n’est-ce pas un acte criminel, si bien qu’il abandonne encore davantage les plus démunis de nos villages, dans nos sociétés malmenées ? En tout cas il faudrait exiger un copyright. C’est-à-dire que les mareros et tous ces bandits paient un droit d’auteur aux maîtres du monde, qui sont ceux qui ont inventé ce qu’ils font.

Un autre sujet de préoccupation pour moi, c’est l’hémorragie des jeunes. L’Uruguay en souffre : il a perdu ses jeunes. Les jeunes sont partis et continuent de partir. Nous attendons que s’ouvrent, maintenant avec ce nouveau gouvernement, d’autres possibilités pour que les jeunes puissent rester sans avoir à chercher à l’extérieur ce que leur terre leur refuse. C’est aussi le drame d’El Salvador et le drame de l’Equateur et le drame de très nombreux pays du monde et de l’Amérique latine en particulier : l’hémorragie de la population jeune. Et cela aussi, nous avons tendance à le transformer en quelque chose d’habituel, à l’accepter comme quelque chose de naturel, comme une catastrophe naturelle, une de plus. Peut-elle être naturelle cette catastrophe ? Ne pouvons-nous rien offrir à nos jeunes qui ne soit la promesse du paradis en échange de l’humiliation et du déracinement ? Voilà le grand défi qui nous est lancé à tous. Et nous ne pourrons y faire face que si nous faisons remarquer jusqu’à quel point cette catastrophe n’est pas naturelle, jusqu’à quel point elle implique une trahison des principes de base qui ont rendu possibles la naissance et le développement de nos pays depuis le début de leur histoire.

Dans notre monde, actuellement les catastrophes sont, à ce que l’on dit, naturelles et les malheurs, dit-on, des fatalités du destin. Cette université dont je fais maintenant partie, ne partage pas cette manière résignée de voir les choses. En effet quand les universités font vraiment corps avec leur pays et leurs habitants, quand elles ne flottent pas dans les airs comme si elles étaient d’une autre planète, elles éduquent en vue de la liberté et non en vue de l’impuissance, elles éduquent en vue de la dignité et non en vue de l’obéissance. Elles ne nous apprennent pas à accepter la réalité, mais elles nous encouragent à la changer. Car le destin n’est pas l’affaire des dieux ni des diables. Le destin c’est le chemin. Il n’y a pas d’autre destin que le chemin, ce chemin que nous traçons, nous les petits, les vivants, les errants. Il faut éduquer en vue de conquérir et de défendre la liberté, la liberté qui est une porte, une possibilité, une responsabilité. Et surtout une porte.

Hélène et moi, nous rentrons en Uruguay, après avoir fait la triste expérience des ouragans. Nous avons séjourné dans quelques-uns des pays les plus touchés par la folie des cyclones, des sécheresses, des inondations, de plus en plus fréquentes et de plus en plus féroces. Au Honduras, nous avons visité les ruines de Copán. C’est l’un des royaumes mayas mystérieusement renversés six siècles avant la conquête espagnole. En réalité pas si mystérieusement que çà : les chercheurs penchent pour un désastre écologique, avec une argumentation de plus en plus solide. Dans le cas de Copán, tout au moins, il est clair que les forêts étaient devenues des déserts qui donnaient des pierres à la place du maïs. Cette histoire n’est-elle pas en train de se répéter ? Rien qu’au Honduras, l’abattage avance à un rythme de 75 000 arbres par jour, d’après ce que dénonce le prêtre Andrés Tamayo, qui vit au service du ciel et de la terre. Dans les deux Amériques et dans de nombreux autres lieux du monde, les forêts naturelles, symbole festif et verdoyant de la diversité, sont en train d’être anéanties brutalement ou transformées en pâturage pour bétail ou en bois industriels artificiels qui dessèchent à l’extrême la terre. Ne pouvons-nous pas nous regarder au miroir des temps passés ?

Le désastre du cyclone Stan au Chiapas aurait eu une intensité réduite de moitié, aux dires des experts, si cette région avait encore été défendue par ses forêts. A Cancún, où Wilma n’a rien laissé sur pied et a vidé les plages de leur sable, les gigantesques ensembles hôteliers du commerce touristique avaient rasé les dunes et les mangroves qui protégeaient les côtes.

Et les autres ouragans ?

Sont-elles des catastrophes naturelles ces bourrasques de vent jamais vues qui portent des foules désespérées du Sud vers le Nord ? A Tegucigalpa, à San Salvador, à Oaxaca, nous avons vu devant les bureaux de change, de longues files de femmes, arrivées de villages lointains, pieds nus, des enfants dans les bras. Elles attendaient l’argent envoyé, depuis les Etats-Unis, par le mari, le frère ou le fils. Sont-ils des émigrants ou des expulsés ? Beaucoup de ceux qui sont partis, les dénommés mojados [c’est-à-dire ‘mouillés’ expression désignant les immigrants illégaux rentrant aux Etats-Unis et qui se ‘mouillaient’ en traversant à la nage le Rio Grande à la frontière] tombent en chemin, à cause de la soif ou tués d’une balle, ou encore rentrent mutilés au hameau d’où ils sont partis. Ceux qui survivent et arrivent au paradis promis, se tuent au travail en acceptant n’importe quoi, à n’importe quelle condition, jour et nuit, pour que puissent survivre, là-bas au loin, dans le pays qui les a mis dehors, leurs familles dépouillées de leurs terres et de nourriture. Jusques à quand déguisera-t-on ces malheurs en fatalités du destin, jusques à quand continuerons-nous à les appeler désastres naturels ?


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2862.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Revista Envío, décembre 2005.

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[1Jeunes délinquants vivant en bandes, cf. Dial D 2831.

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