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AMÉRIQUE LATINE - L’épuisement du « développement » : les aveux de la CEPAL

Eduardo Gudynas

mardi 31 mars 2020, mis en ligne par Dial

Eduardo Gudynas [1] est analyste sur les questions d’environnement et de développement au Centre latino-américain d’écologie sociale (CLAES) et l’auteur de Extractivismos y corrupción : Anatomía de una íntima relación (Bogotá, Ediciones Desde Abajo, 2018). Dans ce texte, il analyse l’évolution des positionnements de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) jusqu’à sa reconnaissance récente de l’échec des stratégies de développement mises en œuvre jusqu’à maintenant. Article publié par le site Rebelión le 15 février 2020 puis traduit et publié en français par À l’Encontre le 19 février.


Ce qui peut être interprété comme l’aveu d’une défaite qui affecte toute l’Amérique latine est passé presque inaperçu. Il vient d’être admis que toutes les stratégies de développement mises en œuvre dans la région sont épuisées. Plus encore, que chacune d’entre elles a échoué. Voilà l’aveu de la secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL).

Malgré la gravité de la déclaration, ni les gouvernements, ni la presse, ni les citoyens directement liés aux problèmes de développement n’ont réagi. En outre, Alicia Bárcena [Mexique], secrétaire exécutive de la CEPAL, a été plus loin en déclarant que c’est l’extractivisme, c’est-à-dire l’exportation des matières premières, qui est dans une impasse, car « il concentre la richesse en peu de mains et apporte très peu d’innovation technologique » [2].

Nous sommes face à l’aveu de la plus haute autorité de l’organisme économique le plus important du continent, celui qui, d’une part, aurait dû contribuer à éviter cet échec, et, d’autre part, aurait dû assurer la voie vers ce qu’il concevait comme un développement vertueux qui réduise la pauvreté et l’inégalité. Reconnaître que rien de tout cela ne s’est produit, c’est admettre que la CEPAL n’avait pas de stratégies vraiment efficaces à cet effet. Ou alors, si l’on admet que ses propositions étaient adéquates, les gouvernements porteraient la responsabilité de ne pas les avoir suivies. L’une et l’autre des deux possibilités a de très graves implications.

L’aveu de l’échec

Il est surprenant qu’un tel aveu passe inaperçu. Il faut se demander si la secrétaire exécutive de la CEPAL reconnaît cela en public parce que tout le monde le sait déjà, et que, comme beaucoup en sont responsables d’une manière ou d’une autre, personne n’en sera offensé ou ne demandera à personne d’assumer la responsabilité de cet échec. En effet, il y a une ambiance de fatalisme croissant sur le continent, que l’on ressent dans ces situations et dans d’autres, vis-à-vis des stratégies de développement.

Cela contraste avec l’enthousiasme avec lequel le développement a été discuté dans un passé récent, à la fois par les politiques, les universitaires et les militants. Depuis le début des années 2000, toutes sortes d’essais ont proliféré en Amérique latine sur d’autres modalités d’organiser le développement, notamment sur les changements dans le rôle de l’État, la régulation des marchés et les politiques publiques. Cet élan était directement associé aux gouvernements dits progressistes et, au fur et à mesure qu’ils s’affaiblissaient, les attentes vis-à-vis de leurs versions de développement se sont également affaiblies.

La CEPAL a navigué sous différentes pressions et ambiguïtés face aux divers essais de développement au XXIe siècle. Elle n’a jamais été une promotrice enthousiaste de certaines de ces versions, comme la « bolivarienne », mais elle a contribué à légitimer les voies les plus modérées, comme celles du Brésil sous Lula da Silva [2003-2011]. Elle n’a pas abandonné ses propres propositions, comme celles qui, dans les années 1990, postulaient une « transformation productive » ou l’insertion dans la mondialisation des échanges. Au-delà des accents mis sur tel ou tel point, la CEPAL est restée fidèle au credo de la croissance économique comme moteur indispensable du développement et plaçait ses espoirs dans certaines réglementations pour réduire la pauvreté et les inégalités.

Croissance économique et extractivismes

Une fois assurée l’adhésion à l’importance de la croissance économique, des concessions peuvent être faites qui ne la mettent pas en danger. C’est là l’origine de l’acceptation des extractivismes. De cette façon, la CEPAL en est venue à soutenir le concubinage des extractivismes avec toutes sortes de plans et stratégies de développement, conservateurs ou progressistes, en se concentrant sur l’amélioration de la gestion technologique (extractivismes plus propres), sur l’augmentation des recettes collectées (plus intéressants économiquement), et pour s’assurer que les mobilisations citoyennes s’apaisent (moins conflictuels). Elle a toléré les extractivismes bien que cela aille à l’encontre des positions initiales de la CEPAL lesquelles mettaient en cause un développement fondé sur l’exportation de matières premières. Elle l’a fait parce qu’elle espérait que cela permettrait d’accumuler du capital, qui pourrait en suite servir d’une manière ou d’une autre à effectuer des changements structurels et à réduire les inégalités. En conséquence, la CEPAL n’a jamais élevé la voix de manière énergique pour dénoncer les graves conséquences négatives des politiques extractivistes.

Pour cette raison, il est extrêmement frappant de constater qu’en 2020, elle reconnaisse maintenant que les extractivismes concentrent la richesse, apportent très peu d’innovation technologique et participent de ce développement qui a échoué. C’est exactement ce que les organisations citoyennes, quelques politiques et une poignée d’universitaires disent depuis plus d’une décennie, sans être entendus par la CEPAL.

Au contraire, la Commission a contribué à un nationalisme des ressources naturelles, qui, surtout dans le discours progressiste, insistait sur les exportations de matières premières comme moyen d’assurer la croissance économique, et à partir de là, de déployer des plans sociaux. La discussion s’est concentrée, par exemple, sur l’imposition des firmes extractivistes et non sur le type de développement que leurs activités impliquaient. Il n’a pas été compris que ce mode d’appropriation des ressources naturelles a des impacts locaux de toutes sortes et qu’il génère également des conséquences qui empêchent une diversification productive.

Comme cela a déjà été noté, cette situation est frappante car cet appui aux extractivismes contredit dans une certaine mesure la recommandation initiale de la CEPAL en faveur de l’industrialisation et de l’autonomie commerciale. Rappelons que le mandat fondateur de la Commission en 1948, puis sous Raúl Prebisch [1901-1986, d’origine argentine] dans les années 1950 et une partie des années 1960, s’efforça de défendre une industrialisation [par substitution des importations, entre autres], la révision des termes de l’échange, et même un marché commun continental. Ce n’est pas que la CEPAL était contre les grands chantiers miniers ou pétroliers, mais elle considérait comme un facteur rétrograde que ceux-ci ne jouent que le rôle de fournisseurs de matières premières sur le marché international. Les extractivismes, en revanche, affaiblissent les possibilités d’industrialisation et imposent en même temps des positions subordonnées sur le marché extérieur, car toutes ses règles doivent être acceptées si l’on veut continuer à exporter des matières premières.

Changement de cap et renversement structurel

Avec le temps, la CEPAL s’est progressivement écartée de ces objectifs initiaux pour répondre à d’autres priorités pour le développement. Par exemple, les propositions de la CEPAL des années 1990, visant à une « transformation productive avec équité », ont ajouté un éventail si vaste d’objectifs que plusieurs d’entre eux ont fini par se contredire [3]. Par exemple, son adhésion à la mondialisation a entravé sa proposition initiale d’industrialisation, tandis que l’insistance sur la croissance économique a rendu impossible une réelle « durabilité ». Le « régionalisme ouvert » de la CEPAL a accentué ces problèmes [4]. Les propositions de la CEPAL n’ont jamais eu un contenu théorique ou un soutien politique qui permette de s’attaquer aux obstacles à l’industrialisation ou à une autre insertion sur le marché mondial.

Plus récemment, il semblerait que la CEPAL se soit davantage appuyée sur le débat mondial sur le développement, tel qu’il ressort [lors de l’Assemblée générale des Nations unies du 25 septembre 2015] du Programme de développement durable à l’horizon 2030 et des Objectifs de développement durable [5]. Certes, personne ne peut être contre la poursuite de certains des objectifs de ces programmes, par exemple garantir l’eau potable ou l’assainissement, mais ces plans ne surmontent ni ne résolvent les spécificités latino-américaines.

Il n’est donc pas surprenant que la CEPAL ait de nombreuses difficultés à agir dans la situation actuelle et se sente plus à l’aise avec le passé récent. De nombreuses études sont lancées sur des questions très actuelles, telles que l’impact de la Chine dans la région, mais en même temps, elles continuent de désigner le néolibéralisme des années 1980-90 comme explication des problèmes actuels. Ainsi, lorsqu’Alicia Bárcena admet que l’Amérique latine a perdu les possibilités de s’industrialiser, de promouvoir l’innovation et de réduire l’écart des inégalités (une autre confession dévastatrice), elle l’explique en accusant le néolibéralisme, qui à son tour renvoie à Milton Friedman et au Consensus de Washington [6].

Ce faisant, c’est comme si elle avait oublié qu’au XXIe siècle, la région a connu une phase de croissance économique importante et que dans plusieurs pays certaines des contre-réformes libérales ont été démantelées. Dans les explications d’A. Bárcena, la variété des régimes politiques qui se sont succédé dans la région s’estompe, chacun d’entre eux avec sa poursuite particulière du développement, depuis Nestor Kirchner [2003-2007] en Argentine à Juan Manuel Santos [2010-2018] en Colombie, depuis Hugo Chávez [1999-2013] au Venezuela jusqu’à l’irruption de l’extrême droite au Brésil [depuis janvier 2019]. Toute analyse du développement actuel nécessite de prendre en compte ces circonstances spécifiques latino-américaines.

En outre, il est loin d’être clair si sont comprises effectivement toutes les implications qui découlent de l’aveu concernant l’épuisement du programme extractiviste en particulier, et de celui du développement, en général. A. Bárcena affirme qu’il faut opérer un « renversement structurel du modèle » pour remédier à cet épuisement. C’est une proposition avec laquelle on pourrait être d’accord, mais la question est de savoir ce que la CEPAL entend par « structurel » et par « changement ». Un renversement dans les structures qu’impliquent des exportations de matières premières contraindrait, d’une part, à un décrochage sélectif de la mondialisation et, d’autre part, à une intégration régionale au sein de l’Amérique latine, bien que sous d’autres conditions, pour organiser une industrialisation. Une position très différente est nécessaire face à la mondialisation, aux marchés mondiaux et à leur organisation, comme la définissent les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La CEPAL n’a jamais avancé de questionnements et d’alternatives de ce type et pour cette raison, la portée structurelle du changement proclamé n’est pas claire.

Les fantômes de Prebisch

Que diraient les fantômes de Prebisch et de ses compagnons de la CEPAL d’antan s’ils apprenaient qu’aujourd’hui on reconnaît que toutes les options de développement ont échoué ? Que ressentiraient-ils en découvrant que les matières premières sont toujours les principaux produits d’exportation de l’Amérique latine ? Comment réagiraient-ils en observant la succession de plans d’industrialisation qui n’arrivent pas à se consolider ?

Ces questions, parmi d’autres, restent d’actualité car la perspective de ce structuralisme initial et les débats sur le développement de type prébischien ont toujours critiqué la dépendance due à l’exportation de matières premières propre aux extractivismes. Maintes et maintes fois, ils ont essayé de s’écarter de cette addiction.

On ne peut pas nier que la situation actuelle de l’Amérique latine est très différente de celle de 1948, lorsque la CEPAL a été créée. Il est donc compréhensible que les propositions actuelles diffèrent de celles de cette époque. De la même manière, les idées de Prebisch, axées sur un « développement vers l’intérieur », ne peuvent pas être transférées à l’époque actuelle comme un tout, bien que bon nombre de ses propositions soient toujours valables et que plusieurs de celles qui ont été abandonnées mériteraient d’être ressuscitées. On ne peut pas non plus oublier que Prebisch lui-même a actualisé ses conceptions du développement, comme il l’a fait en 1981 dans l’un de ses derniers livres sur le capitalisme périphérique [7].

Mais ce qui manque à l’heure actuelle, ce sont des attitudes comme celles de Prebisch et de son équipe de la CEPAL d’alors, progressant dans une analyse critique et rigoureuse, indépendante mais en même temps fortement engagée en faveur de l’Amérique latine, et focalisée sur la recherche d’alternatives. Prebisch écrivait en 1963 : « La propension à importer des idéologies est encore très forte en Amérique latine, aussi forte que la propension des centres à les exporter ». Pour être plus clair, il a ajouté : « Il s’agit d’un clair résidu du temps de la croissance vers l’extérieur. » Il ne rejetait pas l’apport venu d’autres espaces et régions, mais il insistait sur le fait que « rien ne nous exempte de l’obligation intellectuelle d’analyser nos propres phénomènes et de trouver notre propre profil dans l’effort de transformer l’ordre des choses existant » [8].

Cette « vieille » CEPAL produisait des idées nouvelles comme réponse aux problèmes les plus aigus de son temps et beaucoup d’entre elles ont été très incisives. C’est pour cela qu’elles ont rencontré de fortes résistances. Les gouvernements n’y étaient pas indifférents, certains les rejetaient, d’autres ont essayé de les appliquer, chacun à leur manière. Il y avait une vision, une ambition et même un rêve d’un grand récit de changement, un « effort » pour transformer l’ordre actuel. C’est ce talent qui s’est estompé au fil des années.

C’est cette position, cette intransigeance dans la recherche d’un chemin propre, qui est la plus nécessaire actuellement, car il est reconnu que l’idée de développement elle-même est en crise. Non seulement la conception d’une croissance économique perpétuelle s’est effondrée, mais cela a également entraîné dans une chute la catégorie de développement. Son aveu montre que la CEPAL le comprend et que sûrement le saisit aussi une bonne partie des membres de certains gouvernements latinoaméricains. La thèse simpliste d’une croissance économique qui assure le développement est insoutenable, car presque tous les pays sont récemment passés par une phase d’expansion sans pour autant résoudre des problèmes tels que le développement de formes stables d’emploi, l’équité ou l’industrialisation. Aujourd’hui, il est également évident que l’idée de développement elle-même est épuisée. Tout a été testé et le résultat final a été bien maigre.

Cette prise de conscience pourrait constituer une opportunité remarquable pour aborder un autre type d’alternatives situées au-delà du développement. Mais comme tous sont plus ou moins responsables de cet épuisement, il semble que les barrières qui font obstacle à ce pas en avant continuent de fonctionner. Il peut être nécessaire de sauver de l’oubli les fantômes de Prebisch pour, comme il le disait, « trouver notre propre chemin ».


Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3525.
 Traduction de la rédaction d’À l’Encontre. Traduction ponctuellement modifiée par Dial.
 Source (français) : À l’Encontre, 19 février 2020.
 Source originale : Rebelión, 15 février 2020.

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[3CEPAL, La transformación productiva con equidad. La tarea prioritaria del desarrollo en América Latina y el Caribe en los años noventa, Santiago, CEPAL, 1990.

[4CEPAL, El regionalismo abierto en América Latina y el Caribe. La integración económica al servicio de la transformación productiva con equidad, Santiago, CEPAL, 1994.

[517 objectifs déclinés en 169 cibles dans les domaines de l’économie, du développement social et de la protection de l’environnement – note À l’Encontre.

[6Qui synthétise en dix « commandements » – dont le père est l’économiste John Williamson – une politique de libéralisation économique (1989) – note À l’Encontre.

[7Raúl Prebisch, Capitalismo periférico : Crisis y transformación, México, Fondo de Cultura Económica, 1981.

[8Raúl Prebisch, Hacia una dinámica del desarrollo latinoamericano, México, Fondo de Cultura Económica, 1963 (2e édition, 1971), p. 20.

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