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Opinion

ÉTATS-UNIS - La vérité est-elle antipatriotique ?

Jorge Majfud

lundi 28 septembre 2020, par Françoise Couëdel

18 septembre 2020.

Dans un discours prononcé au Musée des Archives nationales, le président Donald Trump a proposé la création de la Commission 1776 pour définir un programme d’éducation d’orientation « pro-états-unienne » en même temps qu’il dénonçait un « mouvement radical » forgé par des décennies d’endoctrinement gauchisant dans les écoles et dans les universités qui fait que les étudiants « ont honte de leur propre histoire ».

En quelque sorte, c’est comme si un président russe ou un chancelier allemand réclamait que la jeunesse de son pays n’ait pas honte des crimes de son histoire. Il y a là un autre piège linguistique qui définit le cadre du débat. Ce ne sont pas « les crimes de leur propre histoire » mais « les crimes de l’histoire de leur pays ». De fait, nous ne sommes pas responsables de l’extermination des Indiens, des noirs, des Mexicains et des habitants de tous ces pays tropicaux où la « race supérieure » (sic) a débarqué avec sa flotte pour imposer de sanglantes dictatures au nom de la liberté. La stratégie linguistique et symbolique de ceux qui se croient maîtres de leur pays consiste à imposer leurs idées à toute une nation. Une part de cette confusion stratégique consiste à inclure les citoyens d’aujourd’hui dans le « we » (nous) quand il s’agit d’une intervention qui a eu lieu, il y cent ans, aux Philippines ou, il y a quelques années, en Afghanistan, sans qu’ils aient même participé aux exécutions et aux bombardements. Nous ne sommes pas responsables d’actes que nous n’avons jamais approuvés ; nous sommes responsables de notre positionnement face aux pires vérités du passé et du présent. Mais c’est là le piège : si les citoyens se sentent responsables d’une chose qu’ils n’ont pas commise, la majorité la défendra à mort et l’histoire se répètera. Ce n’est pas un hasard si, aux États-Unis, le débat acharné sur la Guerre civile de 1861 est toujours éludé.

Ceux qui sont appelés à contrôler la liberté académique sont vieux. Il y a une décennie les sénateurs conservateurs des États du sud, partisans de la théorie créationniste, de la Création en sept jours, comme manière de « contredire » l’acceptation de plus en plus répandue de la Théorie de l’évolution, ont voulu obliger les universités à enseigner des « faits et non des théories ». Par ces seuls trois mots ils ont manifesté un niveau de brutalité intellectuelle auquel seuls les hommes au pouvoir peuvent parvenir. D’autres propositions ont été faites ensuite destinées à « équilibrer » le nombre de professeurs libéraux (de gauche) et de professeurs conservateurs (de droite).

Naturellement, c’est le lieu commun de ceux qui se gargarisent des mots de démocratie et de liberté, mais haïssent la démocratie et la liberté quand ce sont les autres qui les réclament. Le modèle de référence du président Trump est le président Andrew Jackson (« l’homme le moins éduqué que j’ai connu dans ma vie, sans aucun respect pour aucune loi ou pour la Constitution » a dit Thomas Jefferson). Jackson connu comme le Tueur d’indiens, s’est rendu célèbre pour avoir volé leurs territoires aux nations indiennes, pour étendre l’esclavage vers l’ouest et donné ces nouvelles terres aux paysans blancs, qui étaient, selon lui, « les vrais amis de la liberté ».

Pour les mêmes raisons et selon la même culture ceux qui se plaignent de « l’endoctrinement par la gauche » dans les écoles et les universités n’ont jamais considéré néfaste l’endoctrinement par la droite qui a réussi à imposer des mensonges et des mythes historiques, comme celui du Destin manifeste, qui persistent après des années, des décennies, des siècles.

Ils ont en partie raison. Le nombre de professeurs progressistes dans les universités, presque partout dans le monde, est nettement supérieur à celui des professeurs conservateurs. Mais la même chose se produit dans le domaine de la culture en dehors des universités. Cela s’explique aisément. Dès la Renaissance, les intellectuels ont commencé à s’opposer au pouvoir et à le critiquer. Quand on considère les gens de la culture d’un côté du spectre idéologique ou politique, et si on regarde de l’autre côté pour savoir où est le pouvoir social, on y trouve ceux qui ont entre leurs mains le capital, les grands medias, et les forces armées, ceux qui ont le pouvoir d’embaucher et de licencier à leur guise des milliers de travailleurs.

En outre, il y a des raisons plus évidentes. Ceux qui aiment l’argent n’ont pas pour modèles de pauvres ratés comme Léonard de Vinci, Albert Einstein ou Charles Bukowski. Les génies ne sont pas des influenceurs dans un monde de valeurs imposées par l’idéologie du capital et l’accumulation de n’importe quel bien (adeptes de Lamborghini). Si un homme aime le luxe et qu’il lui plait de frimer en compagnie d’une paire de beaux seins sur une plage de Miami ou avec son luxueux appartement de Punta del Este, il ne consacrera certainement pas dix heures à étudier la théorie statistique. Si quelqu’un rêve de belles voitures ou du pouvoir que lui confère un bureau spacieux de chef d’entreprise il ne se consacrera certainement pas à l’enseignement. Si un homme qui aime l’argent, le prestige politique et social qu’il lui confère, le sourire des jeunes filles en fleur qui cherchent du travail pour survivre, il y a peu de chance qu’il se consacre à écrire un roman, une étude sur l’histoire du Guatemala ou un article sur la dynamique des fluides.

Par ailleurs, ils appellent « propagande de gauche » ou « endoctrinement marxiste » la simple recherche des vérités dissidentes. La propagande de droite est si ennuyeuse qu’elle est invisible, tout comme l’air est invisible. On parle peu ou très peu des millions et des millions investis dans la publicité et dans de fausses informations que les lobbys consacrent, par exemple, à propager des théories ou des rumeurs sans base scientifique, à nier le changement climatique ou à annuler des programmes de santé publique.

La diabolisation des critiques fait partie de la stratégie de propagande des détenteurs du pouvoir et de l’argent, ce qui a été démontré à maintes reprises, par exemple, par la Commission Church du sénat des États-Unis dans les années 70 : la CIA a investi des millions pour organiser des « manifestations populaires » et imposer des articles dans les quotidiens des États-Unis et d’Amérique latine pour influencer l’opinion publique. Grâce à cette ingénierie, des millions de personnes libres continuent à répéter, avec fanatisme, des idées conçues par l’Agence il y a des décennies. Cet investissement de plusieurs millions dans les medias et la culture à des fins politiques et idéologiques se poursuit, bien qu’elle produise moins de documents secrets et dépense beaucoup moins de millions de dollars qu’avant.

Il y a quelque temps, alors que j’enseignais la Guerre hispano-étatsunienne, j’ai commencé par demander à mes étudiants ce qu’ils savaient de cette guerre, (je reconnais une honnêteté totale de leur part) ils m’ont donné comme unique réponse que tout avait commencé avec l’explosion de l’USS Maine à La Havane, en 1898, perpétrée par les Espagnols. Ce mythe (en contradiction flagrante avec les récits des survivants eux-mêmes, rejeté par les chercheurs et en dépit de la reconnaissance de ce que tout avait été une fabrication du New York Journal et du New York Post pour vendre plus de journaux) circule toujours. Le mythe patriotique est plus réel que la réalité et la vérité.

Ces mêmes messieurs et dames, qui aiment tellement le pouvoir et l’argent et qui sont généralement opposés à l’intervention du gouvernement (de l’État) dans la vie publique sont les premiers à en appeler au gouvernement pour qu’il contrôle ces vérités qui ne leur conviennent pas, en intervenant dans l’éducation et dans toute recherche libre et indépendante. Cette indépendance, le président l’a appelé « abus sur des enfants ». Dans les universités nous travaillons avec de jeunes adultes et eux appellent ça endoctrinement. Les sectes et les églises de tout type s’adressent à des enfants innocents et personne n’a l’idée d’intervenir dans ce type d’endoctrinement et encore moins de l’appeler « abus sur des enfants ».

La seule idée qu’un président s’imagine doté du pouvoir d’établir ce qui doit être enseigné dans les écoles et sur quoi doivent porter les recherches des professeurs d’université est primaire et fasciste. Le mensonge ou les vérités contrôlées sont-ils plus patriotiques que la vérité pure ? N’y aurait-il pas une part de liberté dans la vérité, aussi horrible soit-elle, et n’est-ce pas là ce qui préoccupe tellement le pouvoir ?


Jorge Majfud est un écrivain uruguayen et états-unien, auteur de Crisis y otras novelas.

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/208959.

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