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DIAL 2768

GUATEMALA - Une économie sans éthique : un continent sans développement

Hugo Beteta

jeudi 16 décembre 2004, mis en ligne par Dial

Une réflexion fondamentale s’avère nécessaire sur ce que sont l’économie et le développement. Appuyée sur la connaissance de ce qui se passe dans un pays comme le Guatemala – mais d’autres pays ont une histoire proche au plan économique – l’auteur nous présente une série de considérations qui visent à rapprocher l’éthique et l’économie, et qui remettent en cause la conception néolibérale qui prévaut en ce domaine. Nous publions ci-dessous la majeure partie du discours inaugural prononcé à l’Université Rafael Landívar des jésuites par Hugo Beteta, secrétaire général à la planification économique du nouveau gouvernement du Guatemala, février 2004, et publié par Envío, juin 2004.


(...) Dans un monde dominé par de grandes entreprises, les marchés latino-américains ne sont presque jamais compétitifs. Les différences extrêmes concernant l’accès aux actifs productifs – terre, éducation, ressources financières –, à l’information et au savoir, conduisent à une accentuation des inégalités. La faiblesse du pouvoir d’achat de la majorité nuit au développement d’une demande intérieure qui permette une croissance économique moins exposée à l’instabilité des marchés extérieurs.

Les règles économiques mondiales favorisent une redistribution des revenus en faveur de ceux qui disposent déjà de la technologie, du savoir et d’autres facteurs de production, tandis que les gouvernements des pays industrialisés maintiennent des subventions directes, des aides tarifaires ou réglementaires qui empêchent le libre-accès des pauvres aux biens produits.

Les émissions de carbone rejetées par les entreprises en pointe du Nord se traduisent par des changements climatiques et des catastrophes naturelles qui représentent un coût réel pour les familles et les entreprises de nos pays, sans que ce coût soit intégré à l’activité des entreprises.

Vers une économie plus fraternelle : des principes aux valeurs humaines

Il ne faut pas voir dans ces réalités le produit d’une conspiration. Leur explication est plus profonde. Le ferment théorique de l’ordre économique dominant trouve son origine dans une lecture particulière des économistes classiques libéraux, et la séparation entre l’éthique et l’économie s’est institutionnalisée dans un modèle social qui nous touche tous. Voici ce que dit la Lettre des Provinciaux latino-américains de la Compagnie de Jésus en 1996 : « Nous sommes dangereusement entraînés vers une culture qui radicalise le désir de posséder, d’accumuler et de consommer, et qui substitue à la réalisation de tous la réussite individuelle, au détriment du bien commun en tant qu’objectif central de la politique et de l’économie. »

Les mécanismes institutionnalisés – souvent subliminaux – semblent nous envoyer un seul et unique message : en dehors du statu quo, point de salut. Pourtant, chaque progrès observé dans l’histoire a d’abord été une victoire sur l’idée que le progrès était impossible. La fin de l’esclavage et du colonialisme ouvert, la lutte pour le suffrage universel et pour l’égalité entre les races et les sexes, le respect de l’environnement et des droits de l’homme nous montrent qu’un ordre économique renouvelé est possible.

Ce nouvel ordre doit créer les moyens nécessaires pour garantir un revenu suffisant à tous, produire des ressources suffisantes pour que les institutions publiques puissent exercer leurs responsabilités et promouvoir le bien commun, et permettre la participation de la majorité au jeu économique pour un véritable exercice de la citoyenneté. Ce nouvel ordre sera nécessairement le fruit des convictions et croyances des individus qui font partie des entreprises, des gouvernements et des ménages. Il est probable qu’il devra prendre une dimension intergénérationnelle. D’où l’importance d’un apprentissage des valeurs.

La croissance économique ne réduit pas automatiquement la pauvreté

Au Guatemala, la Stratégie nationale de réduction de la pauvreté commence en ces termes : « Le problème économique, social, politique et éthique le plus grave du Guatemala est la pauvreté. » Cette pauvreté est révélatrice d’un modèle incapable de remplir sa fonction essentielle : permettre aux personnes de s’épanouir. La véritable efficacité d’un système économique doit se mesurer à la capacité des individus de participer aux bénéfices.

La logique voudrait que les programmes de réduction de la pauvreté contribuent à une accélération de la croissance, et que la croissance « soit bonne également pour les pauvres ». Mais la contribution de la croissance à la réduction de la pauvreté n’est pas automatique : elle doit s’accompagner d’un changement dans la répartition du revenu. Si l’on prend pour hypothèse que deux pays possèdent au départ des structures de répartition déficientes, la réduction de la pauvreté sera plus marquée dans le pays qui aura amélioré son système le plus rapidement. En l’absence d’amélioration, l’économie d’un pays peut connaître des taux de croissance relativement élevés sans que la pauvreté en soit réduite pour autant, comme on a pu le constater fréquemment en Amérique latine.

Au Guatemala, selon des études récentes de la Banque mondiale, le taux de pauvreté est passé de 62 % en 1989 à 56 % en 2000. Mais tout semble indiquer que la croissance n’a pas favorisé particulièrement les pauvres, vu qu’elle n’a pas profité d’une manière égale aux zones rurales. Ces études montrent que les progrès réalisés en matière de réduction de la pauvreté auraient été plus importants dans le cas d’une amélioration de la distribution des revenus et des actifs. Une croissance économique non accompagnée d’une amélioration de la répartition n’est pas viable à long terme, vu qu’un état d’inégalité extrême dégrade les institutions mêmes qui soutiennent l’activité économique.

Etre indigène, c’est être pauvre

Au Guatemala, 69 % des pauvres vivent dans une indigence « chronique ». Ce sont des personnes qui connaissent cette situation depuis longtemps, voire depuis des générations, et qui ne profitent pas automatiquement des retombées de la croissance, parce qu’elles manquent d’actifs et qu’elles habitent loin des lieux de croissance. Les Guatémaltèques en situation de pauvreté extrême vivent dans une proportion de 93 % à la campagne. Ces degrés de pauvreté s’expliquent non seulement par la distribution géographique des débouchés et le manque d’accès aux actifs productifs, mais aussi par le fait que les pauvres obtiennent en contrepartie de leur travail des prix et des rémunérations comparativement bas – résultat, souvent, d’une discrimination manifeste.

Au Guatemala, être indigène, c’est être pauvre. En effet, 76 % des indigènes sont pauvres, contre 46 % de la population non indigène. Cette pauvreté trouve ses racines dans notre histoire et dans les instruments institutionnels employés contre ce fléau. Les peuples indigènes travaillent traditionnellement des terres communales, sans se soucier d’en devenir les « propriétaires » au sens occidental du terme. L’organe d’enregistrement des terres n’a pas tenu compte de cette réalité, a opté pour un dispositif institutionnel d’affirmation des droits de propriété étranger à la culture de la majorité, et a permis tout au long de l’histoire une spoliation à grande échelle des indigènes, qui a eu pour effet de restreindre leur pouvoir économique.

Dans leur grande majorité, les indigènes ont alors été contraints de se mettre au service d’autres « maîtres ». La discrimination est omniprésente dans les institutions qui s’occupent de la politique du travail au Guatemala. Au XVIème siècle, le régime de l’encomienda obligeait les indigènes à travailler pour le compte d’individus proches de l’administration coloniale. Au XXème siècle, la Loi sur le vagabondage obligeait les indigènes sans terre à travailler dans des plantations privées 100 jours par an. Depuis toujours, les institutions du travail en place au Guatemala constituent une atteinte à la dignité des indigènes. Aujourd’hui, les indigènes qui émigrent font face à un autre type de discrimination dans les terres du Nord.

Participation des indigènes et des femmes indigènes

La ferme opposition au racisme et à l’exclusion ethnique fait partie des piliers du nouvel ordre économique que nous imaginons. La Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les peuples indigènes et tribaux des pays indépendants affirme « le droit, pour les peuples indigènes, de définir eux-mêmes leurs priorités en matière de développement sous une forme qui convienne à leurs modes de vie, à leurs croyances, à leurs institutions et à leur bien-être spirituel, ainsi que le droit aux terres qu’ils occupent ou dont ils font un autre usage, et le droit d’exercer un contrôle, dans la mesure du possible, sur leur propre développement économique, social et culturel. De plus, les indigènes doivent participer à la formulation, l’exécution et l’évaluation des plans et programmes de développement national et régional qui peuvent les concerner ».

Il est quasiment impossible de promouvoir le développement économique des peuples indigènes sans un système national de normes juridiques qui reconnaissent leur existence, leurs droits et les caractéristiques linguistiques et culturelles qui leur sont propres. Dans de nombreux pays latino-américains, diverses initiatives politiques prises par les peuples indigènes eux-mêmes ont engendré pour ainsi dire une révolution juridique en ce qui concerne l’inscription de leurs droits dans la constitution. Cela reste à faire au Guatemala.

Il faudra également se soucier davantage de l’accès de la femme indigène aux actifs productifs. On a aujourd’hui plus conscience de l’importance de l’accès à l’éducation interculturelle pour les femmes, mais beaucoup moins de la nécessité d’établir les bases juridiques et fiscales nécessaires pour améliorer l’accès à la terre, au logement et au travail pour les femmes au foyer qui assument actuellement une bonne part des coûts engendrés par des affrontements armés dans le pays et par la dynamique migratoire. Le Guatemala aurait beaucoup à apprendre des initiatives menées pour améliorer la capacité et la compétitivité des entreprises indigènes – collectives, familiales ou individuelles –, comme il en existe à foison dans l’ouest du pays. La lutte contre la discrimination dont souffrent les produits qui sont le fruit du travail des indigènes – discrimination évidente sur les marchés agricoles mondiaux, hautement protégés – doit devenir une priorité de la politique de commerce extérieur du Guatemala.

Un autre grand défi à relever pour aboutir à l’intégration ethnique consiste à apprendre la conception des institutions propres au droit coutumier et à vérifier la façon dont elles interprètent les principes économiques solides – protection du droit de propriété – avancés par Smith et appliqués maladroitement dans le Décalogue de Washington [1].

Pas de développement sans citoyenneté économique

Je crois que la transformation du Guatemala réside essentiellement dans l’exercice effectif du pouvoir économique pour tous, parce que le grand défaut de notre économie est d’être discriminatoire et peu efficace. La pauvreté généralisée témoigne d’un modèle incapable de remplir sa fonction fondamentale : permettre aux individus de s’épanouir. La véritable efficacité du système économique doit se mesurer à la capacité de chacun de participer aux bénéfices.

On se rend très peu compte que chaque Guatémaltèque est un acteur de l’économie. L’économie de marché crée un espace de liberté pour l’individu, mais dont il ne peut jouir que s’il en a les moyens. Sans cela, il se trouve très limité dans sa liberté et, par conséquent, dans son rôle de citoyen. Lorsque le marché est le principal espace de participation, les personnes qui ne possèdent pas de biens sont marginalisées et fréquemment exclues de la vie politique, de l’organisation sociale, du travail dans le secteur formel et de la société. L’existence d’un véritable pouvoir économique pour le citoyen doit être érigée comme un instrument de défense des droits humains.

Admettre l’importance que revêt ce rôle du citoyen, c’est reconnaître qu’une entreprise ne doit pas avoir seulement pour but de satisfaire les intérêts de ses actionnaires et que l’entreprise n’est pas une machine vouée exclusivement à l’obtention d’avantages matériels, mais un groupe d’êtres humains qui se proposent de satisfaire des besoins dans de bonnes conditions. Jusqu’à présent, la morale économique a été centrée sur les devoirs individuels et sur les motivations personnelles de l’action, et non sur les résultats. Nous avons besoin d’une éthique de l’entreprise ayant pour objet final, sans préjudice des bénéfices qui reviennent aux actionnaires, le meilleur résultat possible pour tous. Il est nécessaire d’élargir le champ des besoins auxquels répond l’activité de l’entreprise, et de l’étendre des services et biens de consommation à d’autres besoins, comme la création d’emplois et l’amélioration du milieu naturel et social. L’encyclique Laborem exercens est claire sur ce point : elle fait du travail un droit fondamental à cause de son sens social, politique et spirituel, et elle nous rappelle que le travail n’est pas seulement un facteur de production parmi d’autres.

Le travail au cœur de la dignité humaine

Admettre qu’il est impossible de fournir du travail à tous ceux qui en cherchent, c’est ignorer l’élément au centre de la problématique sociale du Guatemala. Le manque de revenus et de travail constitue la cause principale de la pauvreté. Le chômage affecte spécialement les personnes les plus vulnérables, qui font face à la discrimination et qui vivent en situation de risque environnemental. En outre, l’augmentation de la masse des individus au chômage ou sous-employés favorise la précarisation du travail, en empêchant l’organisation et la formation de travailleurs.

Pour la grande majorité des individus, le travail demeure le principal moyen de subsistance, le ciment de leur identité et une forme irremplaçable de participation dans la société. Le chômage et l’absence de revenus s’accompagnent d’un coût économique, humain et social énorme, qui nous touche tous. Le chômage nuit au développement du marché intérieur, qui est vital pour la création de recettes fiscales, de marchés permettant aux entreprises nationales d’exporter, ainsi que pour la stabilité et la cohésion sociales. Le chômage engendre une diminution de la confiance et de l’estime de soi, une perte de son identité personnelle et de tout espoir, outre de graves freins à la vie sociale. Le chômage débouche sur l’isolement et la frustration et peut dégénérer dans la violence, la consommation de drogues et la destruction de la vie familiale. La participation de l’être humain à la création divine par le travail se trouve au cœur de la notion de dignité. Le travail est beaucoup plus qu’un facteur de production.

Tout comme la protection sociale a été l’objectif central de la politique sociale du Guatemala dans les années 40, il importe aujourd’hui que l’emploi occupe le centre de la politique sociale du pays. Nous avons besoin d’une politique du travail qui soit compatible avec la nécessité d’une flexibilité croissante dans les entreprises et d’une ouverture commerciale, mais qui ne perde pas de vue que le travail est à la fois une fin et un moyen. Dans le passé, le Guatemala a su s’orienter vers un accroissement de la production . Aujourd’hui, il est urgent qu’il s’oriente également vers un relèvement du niveau de l’emploi au moyen d’une politique industrielle active.

Relever le niveau de l’emploi n’est pas une chose simple, mais le débat sur la politique de l’emploi nécessite d’en reconnaître l’absolue priorité, démarche très importante. La transformation du monde du travail nécessite des changements en profondeur dans le secteur de l’éducation nationale, en ce qui concerne notamment le niveau de compétence des travailleurs. La politique de l’emploi doit en outre donner la priorité à la défense et à la création de postes de travail nationaux, face aux traités de libre-échange et à l’augmentation relative du poids des salaires dans le revenu des pays.

L’enjeu : un emploi digne pour chaque jeune qui entre sur le marché du travail

Il est prouvé qu’une amélioration soutenue de la compétitivité des entreprises ne requiert pas une réduction des salaires. On ne peut affirmer que plus les salaires sont bas, plus le travailleur est productif. Ce qui détermine le succès d’une entreprise, ce n’est pas le coût du travail, mais la productivité de toute l’entreprise. L’utilisation d’une meilleure technologie peut augmenter la productivité, mais à condition que l’on dispose d’un personnel qui sache tirer le rendement voulu de la technologie et qui se sache intégré à l’entreprise. Les pays caractérisés par les niveaux de protection sociale et de formation professionnelle les plus élevés sont précisément les plus compétitifs.

Non seulement le gouvernement doit lancer des politiques actives de création d’emplois. Il doit en être également de même des entreprises, des communes et des différents réseaux qui œuvrent auprès de l’ensemble de la population. L’enjeu est de proposer un emploi digne à chaque jeune qui entre sur le marché du travail. Au Guatemala, seuls 10 % des jeunes qui entrent sur le marché du travail trouvent un emploi dans le secteur formel. Cet enjeu doit recevoir l’attention des chefs d’entreprise les plus créatifs, des universités, de la société civile et du secteur public. Le soutien à l’esprit d’entreprise pour la création d’emplois et un environnement macroéconomique plus favorable à l’emploi doivent favoriser une politique de l’emploi volontariste en mesure de résoudre ce problème national.

A l’intérêt croissant pour la technologie, il faudrait ajouter l’intérêt pour la formation professionnelle, dont le but est d’harmoniser les qualifications des travailleurs avec les exigences du marché mondial. La formation ne se réduit pas, pour un individu, à l’acquisition d’un savoir-faire, mais s’étend à la capacité d’utiliser ce dernier en fonction d’une éthique de la citoyenneté. A ces efforts, il faudrait ajouter l’impératif d’une intégration effective, c’est-à-dire d’emplois bénéficiant d’une protection sociale, qui permettent l’acquisition par les travailleurs d’actifs permanents tels que l’éducation, la terre et le logement. C’est le moyen le plus sûr pour que tous, sans exclusion, profitent des retombées de la croissance économique. L’insertion des indigènes et des femmes, dans des conditions égales, sur le marché du travail et l’élimination de toute exclusion sont un défi que nous impose l’histoire de notre pays.

L’histoire récente du Guatemala pose un autre défi au pays : sauver les systèmes de contrepoids institutionnel pour promouvoir une intégrité généralisée parmi les acteurs de la société, en particulier le gouvernement. Il importe de retrouver sans retard le chemin de la construction du capital social qui a abouti à la signature des Accords de paix.

La confiance dans les institutions et les services publics

Le capital social, qui s’entend comme « l’ensemble des caractéristiques de la vie sociale qui permettent aux citoyens de poursuivre avec succès des objectifs communs » est un élément essentiel de la solution des problèmes du Guatemala. Les pays qui présentent la polarisation sociale la plus faible et dont les institutions freinent le comportement arbitraire du gouvernement offrent non seulement une meilleure qualité de vie, mais sont aussi caractérisés par une croissance économique supérieure et une meilleure gestion des affaires publiques.

Les systèmes de contrepoids institutionnel sont la garantie de comportements intègres parmi les agents de la fonction publique et autres acteurs de la société. C’est dans ce domaine que, selon moi, la situation s’est le plus dégradée au Guatemala au cours des dernières années, raison pour laquelle il est capital, pour l’économie, de retrouver le sens de l’éthique.

L’intégrité des comportements et la pratique d’une gestion ouverte et transparente engendrent également la confiance nécessaire pour permettre au gouvernement de suivre une politique dont les fruits exigent des efforts de longue haleine. La confiance généralisée se traduit en outre par une baisse des coûts des échanges pour les citoyens et par un meilleur fonctionnement des marchés. Par ailleurs, la confiance permet aux réseaux de citoyens et aux institutions du secteur public de poursuivre ensemble des objectifs supérieurs à ceux qu’ils poursuivraient sans concertation. Au Guatemala, le Pacte fiscal permettra de suivre résolument la ligne définie dans les Accords de paix. Je crois aussi que le gouvernement doit favoriser les politiques salariales négociées, en évitant dans la mesure du possible les augmentations de salaire décidées par décret, qui détériorent rapidement le climat de confiance bâti pendant les négociations entre le patronat et les ouvriers.
La capacité du gouvernement de restaurer la confiance dépend fondamentalement de l’intégrité, de la compétence et de l’attachement au bien commun - ce dernier devant primer sur l’intérêt de l’individu, de l’administration ou des partis -, que les citoyens perçoivent chez les représentants du service public que nous sommes. Les fonctionnaires qui abusent ou ont abusé de la confiance du public inhérente à leur charge doivent être punis et les réseaux illicites qui se créent au sein des institutions doivent être combattus frontalement. Pour cela, il est également important de restaurer l’administration publique, souvent phagocytée par le gouvernement même et parfois, involontairement, par la coopération internationale elle-même.

Il est enfin essentiel de rétablir la protection effective des droits humains pour créer un « climat » qui permette de rebâtir le capital social du Guatemala. Les institutions garantes de la démocratie du pays sont dépositaires de son capital social, accumulé à grand peine après un conflit interne épuisant. Le renforcement de nos institutions est devenu un impératif éthique et économique dont l’accomplissement ne peut attendre.

Un autre ordre social est possible

L’image de l’être humain que l’on trouve dans l’économie classique, celle d’un individu qui cherche en permanence à maximiser son profit exclusivement par la consommation ne se vérifie pas toujours. La théorie d’un bien-être exclusivement centré sur la personne et sur la consommation est démentie par l’exemple des parents qui se réjouissent de voir que leurs enfants vivent bien, et par l’exemple des pays amis qui, solidaires, partagent avec nous leurs ressources pour nous soutenir.

L’idée selon laquelle chacun peut mener une vie autonome, sans dépendre des autres, est démentie par ce que l’on sait aujourd’hui. Les émanations de carbone enregistrées dans le Nord sont la preuve de la grande interdépendance mondiale. La fraude fiscale peut se traduire par un effondrement des institutions, suivi d’une insécurité généralisée et de tensions sociales auxquelles personne n’échappera dans le pays. L’éthique influence le comportement individuel et peut nous aider à imaginer un ordre social différend, assorti d’un véritable pouvoir économique pour les citoyens.

L’économie est-elle toujours une science sinistre trois siècles après son invention ? L’économie classique a permis d’éclairer des aspects complexes de l’interdépendance sociale, malgré l’indifférence montrée à l’égard des questions éthiques et malgré une vision réductrice du comportement humain et des institutions sociales. Amartya Sen, en invoquant la théorie générale de l’équilibre, a démontré que les famines ont peu de chose à voir avec l’offre de nourriture mais beaucoup avec les relations d’interdépendance qui existent du côté de la demande. Les modèles économiques abstraits présentent encore un grand intérêt pratique, mais peuvent grandement profiter des considérations éthiques qui conditionnent le comportement des êtres humains et leurs institutions.

Le marché ne peut déterminer à lui seul l’usage qui est fait des ressources de la société. Il a besoin d’un Etat doté d’un appareil judiciaire fort et juste pour fonctionner. Les solutions renvoient aux principes, et non à des arrangements institutionnels préalables, ainsi qu’il ressort de l’expérience vécue en Amérique latine avec le Décalogue de Washington.

Il ne s’agit pas de dire que tout modèle économique ne peut être utile que s’il atteint à ce degré de complexité car ce serait rejeter une bonne partie de la théorie économique et des grandes possibilités qu’elle offre. Mais se contenter du principe selon lequel les individus sont poussés uniquement par leur intérêt personnel, ce serait se limiter à une vision très étroite des relations sociales, et se condamner à obtenir des résultats très décevants par rapport aux politiques gouvernementales. Accepter l’idée d’un rapprochement entre l’éthique et l’économie nous place devant des questions difficiles, en mettant en lumière les valeurs qui sont les nôtres.

Est-il imaginable qu’un jour la solidarité et la défense de causes nobles, la loyauté et l’altruisme feront partie des modèles économiques orthodoxes ? J’aimerais croire que, parmi nos étudiants les plus jeunes, il en est qui, sans nier l’énorme apport des sciences économiques, ont imaginé ce soir un monde nouveau et ressentent depuis aujourd’hui l’envie de bâtir un tel monde.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2768.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Envio, juin 2004.

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[1Ce Décalogue, qui exprime ce que l’on appelle également le Consensus de Washington, comprend quelques grands principes de l’économie néolibérale, tels que la dérégulation, la libéralisation commerciale, la baisse des tarifs douaniers, la privatisation des entreprises publiques, etc.

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