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DIAL 2685

AMÉRIQUE LATINE - Les pays latino-américains refusent d’élire le candidat Georges W. Bush à la Commission interaméricaine des droits de l’homme

Michael Shifter

dimanche 16 novembre 2003, mis en ligne par Dial

Pour la première fois, le candidat des États-Unis n’a pas obtenu le nombre de voix requis pour faire partie de la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Le fait, passé inaperçu, est révélateur de la méfiance latino-américaine envers les États-Unis. L’article ci-dessous de Michael Shifter en propose une analyse précise en s’appuyant sur les graves différents qui séparent les deux régions du Nord et du Sud. Il est paru dans Ideele (Pérou), août 2003.


A notre surprise, le fait est passé pratiquement inaperçu. Cependant, ce qui s’est produit en juin, au Chili, ne peut pas être plus révélateur de l’irritation croissante et de la méfiance qui caractérisent les relations entre l’Amérique latine et les États-Unis. Lors de la réunion annuelle de l’Organisation des États américains (OEA) , le candidat proposé par les États-Unis pour être membre de la Commission interaméricaine des droits de l’homme n’a pas été choisi par les gouvernements qui font partie de l’OEA lors du vote à bulletins secrets.

Ce résultat nous rappelle ce qui s’est produit dans le cadre de la Commission des droits de l’homme de l’ONU l’an dernier. Ce sera en effet la première fois depuis sa création en 1959 qu’il n’y aura pas de représentant des États-Unis dans la Commission interaméricaine des droits de l’homme lorsqu’elle se réunira en 2004. Cette réalité n’est pas seulement une illustration de la tension des relations entre les États-Unis et l’Amérique latine ; elle générera aussi vraisemblablement un effet négatif sur la commission et elle doit être un motif de préoccupation pour ceux qui sont engagés en faveur du progrès des droits humains aux Amériques.

Bien évidemment les fonctionnaires nord-américains ne devraient pas être aussi surpris qu’ils semblent l’être du rejet de leur candidat, Rafael Martínez, par les membres de l’OEA.

Martínez, frère de Mel Martínez, membre du cabinet Bush, est un avocat cubano-américain, spécialisé dans les litiges en cas d’erreurs médicales, à Orlando, Floride. Il ne fait aucun doute qu’il était dépourvu des compétences pour exercer une activité dans l’institution en charge des problèmes de droits humains dans l’hémisphère, la plus importante et de plus en plus largement respectée. La nomination de Martínez a marqué une rupture préoccupante de la part des États-Unis avec leur sélection traditionnelle de juristes distingués ou de personnalités dans le domaine des droits humains pour faire partie de la commission, mesure qui, par ailleurs, est de plus en plus fréquemment appliqué dans la sélection des candidats des gouvernements latino-américains.
Quels qu’aient été ses mérites dans le champ des pratiques médicales répréhensibles, Martínez ne pouvait que très difficilement se situer au même niveau que des personnes dont les compétences étaient sans faille, y compris s’agissant du délégué américain sortant, l’universitaire Bob Goldman, ou de délégués dont le mandat est en cours, comme Susana Villaran du Pérou ou Pepe Zalaquett du Chili (...). La nomination de Martínez avait plutôt des relents de clientélisme et de népotisme, accusations qui, précisément, sont portées à l’encontre des pratiques traditionnelles de la politique en Amérique Latine.

Cependant les qualifications discutables de Martínez n’expliquent qu’en partie le vote d’opposition latino-américain, et sans aucun doute pas du tout la raison la plus importante. En fait, de nombreux observateurs considèrent que même un candidat possédant les qualités requises (après tout, il en existe) n’aurait pas eu plus de succès dans un vote à bulletins secrets.

Lors de la réunion au Chili le climat n’a pas été particulièrement favorable aux États-Unis. Ces dernières années une accumulation d’insensibilité, d’arrogance et d’intransigeance a particulièrement contribué à faire tourner à l’aigre l’attitude des Latino-Américains à l’égard des Américains. Ce n’est pas tant dans le manque d’intérêt des États-Unis envers l’Amérique latine, chose à laquelle l’Amérique latine est habituée depuis bien longtemps, que réside le problème, que, bien plutôt, dans la surprenante insensibilité dont ont fait preuve les fonctionnaires nord-américains lors de l’effondrement argentin ou dans le rôle joué par les États-Unis lors du coup d’État d’avril 2002 au Venezuela, ou encore, pour finir, dans les soupçons incessants de compromission nord-américaine dans les affaires de Colombie.
L’indigeste démonstration de force nord-américaine en Irak qui s’était produite peu avant la réunion de juin, a définitivement desservi les États-Unis pour s’attirer les bonnes grâces des Latino-Américains. Il est de fait que la guerre en Irak a été particulièrement sensible dans cet hémisphère. Pour les Latino-Américains un monde unipolaire, des comportements agressifs et unilatéraux ne sont en rien une nouveauté. Mieux encore : beaucoup de Latino-Américains ont appuyé la position du Chili et du Mexique, les deux membres de la région au Conseil de sécurité des Nations unies, qui ont refusé de se joindre à la coalition dirigée par les États-Unis. Malgré la signature récente d’un traité de libre-échange avec le Chili, Washington ne semble pas pardonner aux gouvernements latino-américains de ne pas l’avoir appuyé. Parmi les fonctionnaires nord-américains règne un sentiment de déception , voire de trahison.

Ce n’est pas, cependant, seulement cet étalage de puissance militaire qui a irrité les Latino-Américains. Ce qui entre en jeu également c’est que les États-Unis semblent manifester bien peu d’intérêt pour les sujets qui sont la principale préoccupation dans la région, comme, par exemple la pauvreté et les tensions sociales croissantes. En revanche, les États-Unis ont en ce qui concerne l’Amérique latine un programme serré et extrêmement sélectif, qu’illustre, pour une grande part, l’emphase qu’ils mettent à soulever le problème cubain. Aussi n’y aurait-il rien d’étonnant dans le climat d’après-guerre en Irak à ce que l’affirmation du secrétaire d’État Colin Powell dans son discours appelant les autres nations à accélérer l’« inévitable transition démocratique à Cuba » résonne pour beaucoup de Latino-Américains comme un autre appel pour un « changement de régime », mais cette fois à l’échelle de l’hémisphère.

Probablement plus importante encore que les différences en politique entre les États-Unis et l’Amérique latine il y a, tout simplement, celles qui touchent au comportement. Les Latino-Américains ressentent une insensibilité croissante des Nord-Américains à leur égard, ce que l’on pourrait considérer comme assuré à en juger par la nomination de Martínez à la commission. Un vote secret contre le candidat nord-américain est un des quelques rares moyens à la portée des Latino-Américains pour manifester leur frustration et se venger des gringos.
Ce qui s’est produit à la réunion de l’OEA n’est pas seulement éclairant quant à l’état des relations interaméricaines, c’est aussi un motif d’inquiétude quant à ce qui peut arriver à la commission elle-même. Il est utile de rappeler que pendant les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, qui furent difficiles et sombres, lorsque l’Amérique latine était pleine de régimes qui s’étaient fait une routine de la torture et des assassinats des opposants à leurs projets d’autoritarisme, la commission a énormément contribué à protéger et à promouvoir les droits humains. Un cas particulièrement significatif, par exemple, a été sa visite en Argentine en 1979, au cours de laquelle elle a réuni des informations qui ont aidé le monde à prendre conscience des disparitions massives qui se produisaient sous le gouvernement de la junte militaire.

Dans un moment critique, le vote qui a eu lieu au Chili vient ajouter une forte dose d’incertitude. Après les grandes espérances de progrès des années quatre-vingt dix, la démocratie en Amérique latine semble chaque jour un peu plus en péril avec au Venezuela une volatilité croissante, en Colombie un conflit armé qui n’en finit pas et au Guatemala, en Bolivie et Équateur des signaux menaçants. A l’exception de Cuba, il n’y a pas de dictature dans l’hémisphère, mais la protection des droits du citoyen moyen ordinaire y est, c’est le moins que l’on puisse dire, faible.

Bien qu’il soit difficile de reprocher aux gouvernements latino-américains d’avoir voté contre ce candidat médiocre, il n’y a pas de quoi se féliciter de ce rejet sans précédent de la proposition nord-américaine. Les États-Unis sont un acteur indispensable du système interaméricain et de plus ils financent majoritairement les activités de la commission. Si un Nord-Américain n’y est pas présent, les États-Unis pourraient être davantage tentés de prendre leurs distances. Ils pourraient également être tentés de moins s’engager dans les travaux de l’OEA sur les droits humains, et de répondre avec un moindre enthousiasme au nombre croissant de cas concernant les États-Unis.

Cette tentation cependant doit être contrecarrée car elle conduirait en pratique à l’autodestruction. Heureuse-ment les États-Unis conserveront leur appui financier à la commission. Mais les Nord-Américains doivent avoir une conduite différente de celle pratiquée dans le passé à l’égard de l’Amérique latine. Ils ont du mal à assimiler que, à l’avenir, les Latino-Américains ne vont pas s’aligner automatiquement et appuyer un candidat quel qu’il soit qu’ils proposeraient ou adopter une position quelle qu’elle soit qu’ils manifesteraient. Aucun indice pour l’instant ne laisse penser que les États-Unis aient intégré cette leçon élémentaire.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2685.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Ideele (Pérou), août 2003.

En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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