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DIAL 2621
VENEZUELA - La hiérarchie catholique devrait écouter les pauvres
Mario Grippo
samedi 1er mars 2003, mis en ligne par
L’Église du Venezuela est traversée par le conflit qui secoue le pays, dans lequel se manifeste nettement un clivage social, celui des classes riches et moyennes d’un côté et des classes pauvres de l’autre. Où se situe l’Église catholique dans ce conflit ? Le dossier que nous avons publié récemment (cf. DIAL 2610) manifestait clairement des positions opposées dans l’Église. Cette fois, nous donnons la parole au frère Mario Grippo, de la congrégation des Frères de l’Évangile (congrégation qui s’inspire du P. Ch de Foucauld) vivant dans une communauté insérée en milieu populaire paysan. Dans une lettre en date du 24 décembre 2002 adressée au nonce apostolique à Caracas, Mgr André Dupuy, il prend le parti des pauvres au nom de l’Évangile et dénonce le comportement de la hiérarchie catholique.
Cher Monseigneur,
Je suis un religieux italien de la Congrégation des Frères de l’Évangile du P. Ch. de Foucauld, qui vit avec les frères de cette fraternité dans une région paysanne de l’État de Lara, près de Sanare, depuis vingt-sept ans.
Je m’adresse à vous pour vous faire parvenir quelques graves inquiétudes que je ressens, vivant ici depuis tant d’années et partageant la vie et la situation des pauvres de la campagne.
Il est évident que le pays passe par une situation extrêmement difficile et sérieuse, à savoir un affrontement grave entre deux parties de la population : l’une riche avec beaucoup de privilèges, l’autre pauvre avec beaucoup de besoins et fortement mise en marge.
J’aimerais en toute humilité et confiance vous faire connaître, dans cette situation, le point de vue des pauvres de cette région ainsi que le nôtre, à nous qui sommes engagés avec eux, suivant l’option de l’Église, « préférentielle, bien que non exclusive, pour les pauvres ».
Les gens pauvres en général se reconnaissent dans le projet du président de la République, qui valorise les pauvres, les écoute, favorise leur participation, qui a favorisé et encouragé l’élaboration d’une Constitution qui a pris en compte les apports du peuple (et qui me paraît l’une des plus démocratiques et participatives du monde), qui a promulgué les lois de la terre, de la pêche, des coopératives, des hydrocarbures qui favorisent les pauvres et la justice, sans d’autre part causer beaucoup de dommages aux riches, qui a réalisé diverses oeuvres de caractère social, critiqué le néolibéralisme injuste qui existe dans le monde. En vérité, il n’est pas concevable, par exemple, que 447 multimillionnaires (ou moins selon certains) détiennent davantage de ressources que 45 % de la population mondiale (selon le PNUD), ou que 230 millions de personnes aient des revenus 60 fois plus élevés que 4, 62 milliards d’habitants, que les 200 personnes les plus riches aient dix fois plus que 43 pays pauvres, que dans le monde meurt chaque année de faim près de 50 millions de personnes, données que vous-même connaissez certainement très bien.
Il est juste, il est chrétien de lutter contre ces injustices et d’essayer de leur porter remède. Mais il est logique que cela ne puisse se faire correctement sans toucher aux énormes privilèges des classes riches.
Au Venezuela, ces classes ont joui de grands avantages. Les gouvernements antérieurs gouvernaient pour elles (comme « Borron y cuentas nuevas » (« On efface tout et on repart à zéro ») de Carlos Andrès Pérez, « Dollar préférentiel » pour les dettes à l’étranger que les riches avaient au temps de Luis Herrera, évasion fiscale de nombreux riches, lois très favorables aux riches ou restant sans effets dans le cas contraire, etc.).
Il est à présent évident que les mesures ordonnées par le néolibéralisme à travers la Banque mondiale et le Fonds monétaire international sont désastreuses pour les pays pauvres, ainsi que le prouve la très grave crise de l’Argentine qui les mit fidèlement en œuvre, et de la majorité des pays latino-américains. Personnellement, il ne me semble pas que l’on puisse rester neutre face à un projet qui cherche à favoriser les pauvres et à les faire participer davantage, ou face à un projet qui vise à perpétuer les privilèges des riches ou à les renforcer, en privatisant et en marginalisant davantage !
Mais ce qui me préoccupe le plus en tout cela, c’est la position de la hiérarchie en général et surtout du cardinal et de Mgr Porras [1] qui sont du côté des riches, des classes élevées, et qui voient les réalités de leur point de vue. Il est vraiment incroyable que le cardinal ait signé l’Acte du coup d’État, par lequel les signataires ont accepté, sans être élus par personne, de nouvelles autorités qui ont éliminé toutes les institutions légitimes et la Constitution elle-même. Pendant la tragédie de Vargas [2] le même cardinal avait affirmé que c’était un châtiment de Dieu pour certaines paroles du président : paroles qui manifestent une vision théologique particulièrement déficiente, avec tout le respect dû à monsieur le cardinal.
Selon moi, l’Église en ce moment devrait accomplir une fonction pacificatrice et prophétique, mais en voyant les choses du point de vue des pauvres parce que telle est la vision de l’Évangile, tel est ce qui apparaît clairement dans le Magnificat, dans les Béatitudes, surtout dans Luc, dans le chapitre 25 de Mathieu, dans l’épisode du jeune homme riche, dans la parabole de Lazare, dans la Lettre de saint Jacques, etc.
Ceci est clairement affirmé dans les documents de l’Église latino-américaine : Medellín, Puebla, Saint-Domingue [3]. Par exemple, on dit dans celui de Saint-Domingue : « Revoir les attitudes et les comportements personnels et communautaires, ainsi que les structures et les méthodes pastorales, afin qu’elles n’éloignent pas les pauvres mais procurent la proximité et le partage avec eux. Promouvoir la participation sociale vis-à-vis de l’État en réclamant des lois qui défendent les droits des pauvres. » (n° 180), et plus loin : « Obtenir de toute urgence des réponses de la part des États aux situations difficiles aggravées par le modèle économique néolibéral, qui touche particulièrement les pauvres. »
Si donc un gouvernement essaie de faire ce que l’Église devrait réclamer, il faudrait le soutenir prophétiquement pour cela et non pas se solidariser avec les riches qui n’en veulent pas.
Je considère que l’Église doit garder une attitude prophétique et évangélique : ne s’identifier à aucun parti ou gouvernement ou groupe, rester toujours libre et prompte à remettre en cause les injustices partout où elles se trouvent, et en même temps, pour atteindre cette liberté, assumer toujours plus la pauvreté évangélique que Jésus a vécue et recommandée spécialement aux apôtres et partager davantage la vie des pauvres.
On lit dans les documents de Medellín : Pauvreté de l’Église n° 12 : « Nous voulons que notre logement et notre style de vie soient modestes ; nos manières de nous habiller, simples ; nos œuvres et institutions, fonctionnelles, sans apparat ni ostentation. Nous demandons aux prêtres et aux fidèles de nous traiter de la manière qui convient à notre mission de pères et pasteurs, car nous voulons renoncer aux titres honorifiques hérités d’une autre époque. » Et encore : « La pauvreté de l’Église et de ses membres en Amérique latine doit être un signe et un engagement : le signe de la valeur inestimable du pauvre aux yeux de Dieu ; l’engagement de la solidarité avec ceux qui souffrent » (n° 7) et également : « Les cas ne sont pas rares où les pauvres ont le sentiment que leurs évêques ou leurs curés et religieux ne s’identifient pas réellement à eux, à leurs problèmes et angoisses… » (n°3). C’est justement ce que sentent les pauvres au Venezuela et cela depuis longtemps, sans généraliser évidemment mais en grande partie.
Il est vrai que le gouvernement a supprimé, dans la situation de crise que vit l’Amérique latine, des subventions qu’il accordait à certains membres de l’Église et à certaines de ses institutions, mais il me semble que ceci devrait nous réjouir parce que cela nous oblige à prendre plus au sérieux la pauvreté dont doit vivre l’Église. Par ailleurs, des institutions comme Fe y Alegria [4], qui s’adonne à l’éducation des pauvres, reçoivent des subventions de l’État. Il faut aider les pauvres ; on ne peut pas, surtout en période de crise, aider les riches.
Il faut reconnaître par ailleurs que des institutions comme l’Université catholique ne sont accessibles, en raison de leur coût élevé, qu’à une élite de riches ; les pauvres ne peuvent s’y montrer et les personnes qui sont formées par cette institution ne manifestent pas en général une grande passion pour les pauvres, pour le service des plus démunis, pour la lutte en faveur d’une véritable justice comme le réclament l’Évangile et l’Église.
J’oserais même dire qu’on peut observer plus de cohérence avec la vision de l’Évangile, avec les documents de l’Église mentionnés plus haut et avec les attentes des pauvres dans certaines actions et déclarations du président que dans certaines prises de position ou déclarations de certains évêques ou curés.
Une religieuse me disait que dans un cours de théologie un prêtre professeur avait dit que, dans cette situation, l’unique solution était de tuer le président et, face à la réaction de la religieuse disant que cette position n’était pas évangélique, il la fit sortir du cours.
En écrivant cela, je ne veux pas non plus canoniser le président ou le gouvernement. J’ai déjà dit que nous, membres de l’Église, devons être libres et garder une attitude prophétique. Il est certain qu’il y a aussi du côté du président des limites, imperfections et erreurs, surtout dans le passé, comme par exemple la violence verbale - plus que la violence réelle - parfois un manque de prudence et de progressivité dans les changements. Et parfois peu de dispositions pour le dialogue avant le 11 avril [5].
Et il y a aussi des gens fanatiques parmi ceux qui le soutiennent. Tout cela est évident.
Mais on ne peut éviter de reconnaître que le projet du gouvernement correspond beaucoup plus à ce que demande l’Église qu’à ce que recherche l’opposition avec beaucoup de violence, de manque de respect pour la démocratie, des médias beaucoup plus machiavéliques et généralement méprisant pour les problèmes des pauvres. Avec l’appui des horribles moyens de communication qui déforment totalement la réalité, sans compter les programmes destructeurs de la moralité, de la famille et des valeurs, que la télévision présente constamment.
Un autre grand refus de l’opposition, ce sont les médecins cubains qui sont dans le pays. Ici dans notre région il y a un médecin et un odontologiste cubains. Je peux témoigner que leur attitude est très favorable aux pauvres, qu’ils sont dans des lieux où les médecins vénézuéliens ne veulent pas aller, sont très respectueux de la culture et de la foi des gens, qu’il s’approchent parfois des actes du culte avec intérêt ; ils ne font aucune espèce de propagande politique et connaissent bien leur profession avec un dévouement exemplaire. L’odontologue est même allé jusqu’à construire pour la coopérative d’ici un fauteuil odontologique qui permet de soigner les gens les plus pauvres. Quand il y eut le coup d’État, on voulut expulser tous ces médecins sans se préoccuper des besoins des pauvres ni les consulter. C’est clair : les riches ont leurs cliniques, très chères, leurs médecins personnels qu’ils peuvent payer. Et les pauvres ?
En ce moment me parvient une information selon laquelle Mgr Porras aurait invité, (au nom du peuple chrétien) le président à démissionner, et le cardinal, au cours d’une célébration pour les morts d’Altamira (qui furent attribués au gouvernement contre toute logique et évidence) aurait encouragé l’opposition à poursuivre ses protestations.
Une fois de plus, les pauvres ne se sentent pas pris en compte ni respectés.
Il m’est parvenu une autre information de la part d’une organisation qui s’appelle « Nous voulons la paix », que je ne connais pas. Elle fait une analyse politique et, entre autres choses, elle dit : le cardinal et l’évêque Porras font l’objet d’un refus retentissant parmi la majorité du peuple catholique, qui ne les considère pas représentatifs de l’Église. Les autres évêques sont l’objet d’une perception moins négative bien qu’ils soient perçus comme pusillanimes, craintifs et trop attachés à la recherche de privilèges.
Ceci me rappelle ce que me disait il y a vingt-cinq ou vingt-six ans l’ancien archevêque de Barquisimeto, Mgr Crispulo Benítez Fouturvel : « Nous autres évêques vénézuéliens avons peur de défendre la justice, les pauvres, comme le fait par exemple l’épiscopat du Brésil. »
Ceci me fait souffrir parce que je remarque que la hiérarchie de l’Église du Venezuela reste séparée des pauvres, ne prend pas en compte leur façon de voir, se laisse mentalement influencer par les classes riche et moyenne. Non par mauvaise volonté, je crois, ni par manque de générosité, mais parce qu’il n’y a pas de partage suffisant de la vie des pauvres.
Je vois que la foi elle-même peut être en danger, parce que les pauvres perçoivent une contradiction entre la position de ces évêques et l’Évangile. Tout cela ne contribuera-t-il pas à éloigner de l’Église catholique et à augmenter le recrutement de quelque groupe protestant ?
Je crois, Monseigneur, qu’il est urgent de faire retour au pur évangile, à une authentique « suite de Jésus » , en se dépouillant de tout ce dont Jésus s’est dépouillé, lui qui « de riche s’est fait pauvre », sans rechercher ni privilèges ni richesses ni pouvoir, s’approchant davantage des pauvres, partageant leur vie le plus possible, ressentant leurs problèmes, leurs inquiétudes, leurs espérances.
Il est certain que l’option pour les pauvres n’est pas exclusive, ni excluante. Les riches aussi sont frères et fils de Dieu et ont besoin de notre amour et de notre évangélisation, mais il faut voir les choses davantage du point de vue des pauvres, parce que Jésus les a vues à partir des pauvres, lui qui s’est fait l’un d’eux. Si les riches ne découvrent pas les pauvres en vérité et pas seulement en paroles, ils ne peuvent pas entrer dans le Royaume. Ignorer la réalité du pauvre, disait très bien Jean-Paul II dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis, serait nous rendre semblable au riche qui feignait de ne pas connaître le mendiant Lazare prostré à sa porte (n°32). La même encyclique insiste beaucoup sur la « grave hypothèque sociale » qui pèse sur la propriété privée, étant donné la doctrine de la destination universelle des biens. L’encyclique invite les riches à partager avec les pauvres ce qu’ils possèdent et affirme que l’Église, « en vertu de son engagement évangélique, se sent appelée à être unie à ces multitudes pauvres, à discerner la justice de leurs revendications et à aider à la faire advenir en réalité » (n°39).
Il me semble, par exemple, que la loi de la terre répond à ces exigences, respecte la propriété privée, comme dit l’encyclique, mais exige la mise en œuvre de la fonction sociale de la propriété et n’accepte pas un latifundium improductif, alors que le pays a une production insuffisante d’aliments et qu’il y a beaucoup de paysans sans terre.
Mais je n’ai connaissance d’aucune manifestation d’approbation de la part de l’Église hiérarchique locale, face à cette loi, alors que celle-ci est une de celles qui motivent le refus des riches.
Je me suis permis, Monseigneur, de vous manifester en toute confiance ce que je ressens à partir de ma vie avec les pauvres depuis tant d’années en m’efforçant, comme le disait Mgr Angelleli, d’avoir « une oreille pour le peuple et l’autre pour l’Évangile ».
Le sentiment d’impuissance qu’expriment souvent les pauvres et qui pourrait avec le temps exploser en violence incontrôlable, me fait souffrir. L’attitude de la hiérarchie qui semble éloignée du monde des pauvres me fait souffrir ; je souffre également que l’exemple et les enseignements de Jésus soient loin de tout cela. Je souffre que la hiérarchie se laisse tant influencée par les riches, au lieu de les remettre en question et de les évangéliser avec suffisamment d’énergie quant à leur égoïsme et leur suffisance hautaine. Par ailleurs, il me semble que se construit au Venezuela un processus, avec ses limites comme cela est normal, dont on perçoit également les symptômes dans d’autres régions du monde : Brésil, Équateur, Bolivie, Argentine et beaucoup de mouvements européens anti-globalisation. Il est important que l’Église soit attentive à ces mouvements, les accompagne, se sente heureuse lorsqu’ils laissent voir beaucoup d’éléments qui se trouvent dans les documents de l’Église. Si elle ne le fait pas, non seulement elle n’accomplit pas sa mission envers les pauvres et les riches, non seulement elle n’est pas cohérente avec ses propres écrits, mais si ce mouvement devait l’emporter, elle courrait le risque que soit prise une position anticléricale, comme cela s’est fait à d’autres moments de l’histoire.
Certains amis me disaient, Monseigneur, que vous avez une vision claire, que vous êtes une personne fort intelligente, très humble, très prudente. En même temps, ne représentez-vous pas le Pasteur, successeur de Pierre, qui doit assumer par amour du Christ la mission de servir et de guider, qu’il a confiée à son Église, lui qui n’est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie pour les autres ?
C’est ainsi que, en toute confiance filiale, je m’adresse à vous avec le souci de donner le point de vue de la majorité des pauvres, sur le problème que nous vivons et sur ma vision personnelle des faits.
Il est évident que je soumets tout cela humblement à votre examen et je me permets de vous inviter à nous rendre visite pour connaître notre fraternité ici dans la campagne et écouter directement, si vous le désirez, ce que pensent les paysans d’ici.
En me recommandant à vos prières, je vous salue très respectueusement et vous envoie mes vœux d’heureux Noël à la lumière de l’Enfant né marginalisé, pauvre et persécuté à Bethléem.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2621.
– Texte (espagnol) envoyé par l’auteur et daté du 24 décembre 2002.
– En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] Il s’agit du cardinal Velasco Garcia, archevêque de Caracas, et de Mgr Porras, actuellement président de la Conférence épiscopale du Venezuela.
[2] Dans la nuit du 15 au 16 décembre 1999, dans l’État de Vargas, des pluies diluviennes entraînèrent la mort de 30 000 à 50 000 personnes et la destruction de dizaines de milliers d’habitations.
[3] Il s’agit de trois conférences générales de l’épiscopat latino-américains, qui ont eu lieu successivement en 1968, 1979, 1992.
[4] Foi et joie.
[5] Avril 2002 : date du coup d’État manqué contre le président.