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DIAL 2622
BRÉSIL - Où en est le travail esclave ?
Xavier Plassat
samedi 1er mars 2003, mis en ligne par
Deux mois après l’arrivée de Lula au pouvoir, commence-t-on à voir quelques changements dans la politique contre le travail esclave ? Xavier Plassat op, membre de la la Commission pastorale de la terre (CPT), coordinateur de la campagne contre le travail esclave, nous permet de faire le point de façon positive, sans nier pour autant les graves difficultés qui restent à surmonter et les menaces de mort qui pèsent sur ceux qui s’opposent à la volonté des propriétaires terriens utilisateurs de travail esclave. C’est aussi l’occasion d’indiquer que cette lutte ne rencontre malheureusement pas que des soutiens de la part de certains membres du clergé. Lettre de Xavier Plassat, écrite de Araguaína, 21 février 2003.
Chers amis et chères amies,
Je commence cette lettre au retour du Port de la Joie (Porto Alegre) où, de nouveau, je viens de prendre un merveilleux bain d’espérance, avec 100 000 autres rêveurs et faiseurs d’un « autre monde réellement possible ». J’y suis allé, porteur de l’expérience accumulée par notre Campagne contre le travail esclave, en action depuis 1998, date à laquelle, avec les équipes de la Commission pastorale de la terre (CPT) du nord du Brésil, j’ai commencé à m’engager dans cette « croisade » (je suis depuis l’an dernier le coordinateur de cette campagne).
Oui : travail esclave. Tel que le décrivent plusieurs conventions internationales souscrites par le Brésil depuis des années - OIT (Organisation internationale du travail), OEA (Organisation des États américains), ONU - : « tout travail pour lequel la personne ne s’est pas offerte spontanément ou auquel elle a été induite par fraude ou promesse illusoire, et dont elle est empêchée de se soustraire, par divers moyens frauduleux : pression physique ou psychologique, violence, endettement insidieux, abusif, sans fin ». C’est la situation vécue chaque année par 10, 20 ou 30 mille paysans (hommes adultes en général mais quelquefois aussi femmes, adolescents, enfants). Il sont embauchés par des recruteurs appelés gatos (« chats » : parce que, eux, s’en tirent toujours bien : ils retombent toujours sur leurs pieds) qui sous-traitent les travaux de force des fazendas (grandes fermes) du Pará ou du Mato Grosso, deux États voisins du mien où, pour implanter l’élevage bovin, la forêt amazonienne est soumise à une coupe (dé)réglée. Les gatos vont chercher leur proie dans les viviers de main-d’œuvre misérable du Nordeste, principalement dans les États du Piauí et du Maranhão, du Tocantins également. Contre la promesse de l’Eldorado et une avance de quelque 30 ou 50 dollars, le candidat au bonheur embarque dans une aventure souvent sans retour : transport, dans les pires conditions, jusqu’au local de la fazenda, subtils mécanismes d’endettement du peão, présence de tueurs à gages empêchant la fuite des plus récalcitrants, conditions déplorables de travail, accidents, assassinats. Sans parler du contexte de destruction effrénée de l’environnement et de trafics des plus variés.
À partir des victimes
Les récits des quelques fugitifs qui parviennent à en sortir et trouvent auprès de la CPT une oreille attentive et solidaire, est presque toujours le même. Ils sont l’unique source de notre information sur ce qui se passe, et l’unique moyen d’alerter la société. A partir des déclarations des victimes, nous nous chargeons d’incommoder les autorités compétentes jusqu’à ce qu’elles envoient sur place un groupe d’inspecteurs du travail, assistés de policiers fédéraux et de magistrats, spécialement constitué pour ce type d’action à haut risque. Ce groupe spécial tente d’accéder au local dénoncé (parfois loin de toute voie d’accès), et, si la situation décrite se vérifie (presque 100% des cas), libère immédiatement les captifs et tente d’obliger la fazenda à payer aux peães, sur le champ, tout leur dû. Merveille ? Pas exactement.
D’abord parce que dans 2 cas sur 3, aucune action du Groupe spécial ne se concrétise ; ensuite parce que retirer ainsi au compte-gouttes des gens de l’esclavage, ce n’est pas en combattre la perpétuation si en même temps on ne punit pas de façon dissuasive les responsables et si en outre on n’agit pas sur toute la chaîne de facteurs qui conduit cette population de lumpen à continuer de s’embaucher dans ce type de traquenard. Or jusqu’à présent, l’impunité est totale, la récidive systématique, et la misère implacable dans les régions d’embauche.
Cette situation est dénoncée tous azimuts par la CPT depuis des années. L’an dernier, les dénonciations reçues de fugitifs ont dépassé tous les records antérieurs : 141 fazendas et 5 330 travailleurs en situation d’esclavage. Faute de volonté politique, et souvent lié par de patentes complicités, le gouvernement fédéral n’a pu atteindre qu’une partie des cas signalés, pour en libérer les victimes. Narguant les inspecteurs, les fazendeiros ont multiplié les tactiques de résistance et de dissimulation. Las du tintamarre causé – y compris au plan international – le gouvernement a créé début 2002 une commission spéciale, pour définir en urgence les mesures à prendre. Toute l’année nous y avons siégé, multipliant alertes et protestations… jusqu’à ce qu’enfin les choses commencent à bouger. L’atelier thématique que nous avons organisé au Forum social mondial a démontré l’énorme pas en avant réalisé : une affluence record (2 000 participants), des intervenants de grande qualité (ministère public, magistrats, avocats, inspecteurs du travail.. et nous bien sûr, et la famille dominicaine internationale présente au Forum) témoignant, dans la sphère publique, d’un virage dans la prise de conscience et l’engagement à combattre ce fléau.
L’action du gouvernement
Dès ses premiers jours, le gouvernement Lula a dans ce domaine annoncé une action ferme et immédiate, assumant sans réserve les propositions de notre commission, et en faisant de son plan national d’éradication du travail esclave, désormais la priorité numéro 1 dans l’agenda de la politique gouvernementale sur les droits de l’homme. En l’espace de 50 jours, les inspecteurs du travail ont déjà libéré 830 personnes : un tiers du chiffre total de 2002. la moitié du chiffre total de 2001… Il y a énormément à faire, cependant, car les fazendeiros sont décidés à en découdre et à défendre un système qui les arrange énormément. On vit ici un moment historique, à tous points de vue passionnant.
Et parfois un peu angoissant…
Des menaces
Ainsi j’ai appris un peu avant Noël que l’un des deux fazendeiros, originaires de la région où j’habite, que, au nom de la CPT, j’avais publiquement dénoncés pour les morts successives (« accidents du travail », assassinats ?) de 7 travailleurs en l’espace de 8 semaines, un certain Branquinho, au casier judiciaire très chargé, avait fait dire que mon sort ainsi que celui du procureur de la République qui avait fait prendre contre lui un mandat de prison préventive, étaient déjà virtuellement réglés. Et que ses hommes de main avaient déjà reçu leur feuille de route… Sans panique, j’ai pris quelques mesures de bon sens, y compris changé de crèche. Un jeune collègue s’est disposé à partager mon abri. Sur ce, la réapparition, à la même époque (Dieu est grand), de 2 grosses pierres dans mes reins, m’a aussi amené à modifier pour quelques semaines ma routine de travail, brouillant au moins quelque peu les pistes de nos amis. Aux dernières nouvelles, après que la demande d’habeas corpus de l’un d’eux ait été refusée, nos 2 fazendeiros feraient montre de moins de superbe.
Entre couardise et prophétisme
Peine que dans tout cet épisode, l’Église locale brille plutôt par la couardise. Le curé de la paroisse des 7 victimes, que ledit Branquinho (en fuite) sommait par téléphone de fournir des explications sur le pourquoi de tant de haine de la part d’une Église qu’il a toujours respectée, m’a dit en toutes lettres, mourant visiblement de peur : « vous imaginez un peu ? Branquinho assimile la Pastorale de la terre avec l’Église, et en tire argument pour nous prendre comme bouc émissaire comme si c’était nous qui l’avions dénoncé ! ». Je lui ai répondu : « quelle chance, Padre, y’a toujours un bon larron pour reconnaître la qualité ecclésiale de notre boulot ! ». De fait, ça ne va pas trop fort entre notre Église diocésaine, récemment dotée d’un jeune évêque de la ligne super-romaine, et notre CPT, qui tente d’être fidèle au prophétisme de ses fondateurs (le padre Josimo, et dom Tomas Balduino, entre autres). Nous évitons de perdre du temps avec les disputes d’arrière-garde et continuons notre travail auprès des sans-terre, sans-grade et sans-protection. Stimulés à juste titre par les conquêtes électorales récentes, mes collègues sont intrépides et déterminés, et m’entourent de toute l’amitié possible. Henri Burin et Jean Raguénès continuent fermes, Henri sans relâche, Jean avec des problèmes sérieux aux yeux qui l’ont un peu éloigné.
Un livre à ne pas manquer
Un des grands vecteurs de diffusion de notre combat contre l’esclavage a été, fin 2002, la publication d’un livre sur ce thème, dont la préparation me mobilise depuis 2 ans et dont le lancement ici au Brésil m’a fait parcourir une partie du nordeste, en novembre dernier. A l’initiative de notre campagne, ce livre (Vidas Roubadas, Ed. Loyola) a été écrit par Binka Le Breton, une anglaise qui vit ici au Brésil et dont vous ferez sous peu la connaissance en Europe, puisque nous en sommes à préparer les éditions française (Ed. du Cerf), italienne et allemande, à paraître, je l’espère, d’ici juin 2003. L’édition anglaise (Trapped, Ed. Kumarian, USA) est déjà disponible. C’est un récit alerte et passionnant, je crois, de la situation actuelle de l’esclavage en Amazonie, et de ce que nous avons entrepris pour le combattre. Entre mi-mai et mi-juin nous serons en Europe, Binka et moi et peut-être un(e) autre collègue, pour en faire le lancement, en particulier à Genève, sous les auspices de l’Organisation internationale du travail. Les amis de La Vie, rencontrés à Porto Alegre, ont promis de nous aider à cette occasion. Donc, programmez bien sur vos tablettes ce tout prochain achat...
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2622.
– Texte (portugais) envoyé par l’auteur et daté du 21 février 2003.
– En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.