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DIAL 2984

BRÉSIL - Les dilemmes de la gauche

Plínio Arruda Sampaio

vendredi 1er février 2008, mis en ligne par Dial

Plínio de Arruda Sampaio est un des fondateurs du Parti des travailleurs (PT) qu’il a quitté en 2005. Il a rejoint alors le parti Socialisme et Liberté (PSOL). C’est un collaborateur occasionnel de Dial – il avait participé au forum organisé à Lyon les 23 et 24 avril 2004 sur « Les alternatives latino-américaines » [1] L’élection de Luiz Inácio Lula da Silva à la présidence en 2002 avait été porteuse d’espoirs à l’intérieur mais aussi à l’extérieur du pays, à un moment où les gauches mondiales cherchent leurs voies et donc aussi des expériences alternatives réussies pour s’en inspirer ou s’y référer. L’enthousiasme n’a finalement duré qu’un temps, au moins pour les « gauches de gauche ». L’auteur retrace les évolutions du PT depuis sa création et montre que la politique actuelle du gouvernement est finalement loin d’être une surprise. La traduction française du texte a été publiée par le Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine (RISAL), le 11 décembre 2007.


Ils sont nombreux, les partis et mouvements populaires de la gauche latino-américaine qui n’arrivent pas à comprendre la conjoncture brésilienne. Ce n’est pas pour rien. Comment est-il possible qu’un leader populaire et son parti socialiste, après avoir proposé durant vingt ans un programme, en adoptent un autre, diamétralement opposé, en arrivant au pouvoir ? D’un autre côté, comment peut-on expliquer que, malgré cette évidente trahison, la côte de popularité de Lula et du Parti des travailleurs (PT) continue à être élevée ?

Une histoire de paternalisme

Pour répondre à ces deux questions, il est indispensable de commencer par un examen des caractéristiques générales de la population brésilienne.

Depuis la période coloniale, la population brésilienne s’est divisée en trois grands secteurs : les seigneurs de la terre, les esclaves et les hommes libres pauvres, obligés à vivre des faveurs des premiers. L’esclavage n’a été aboli qu’en 1888 et n’a pas été suivi d’une réforme agraire, de telle manière qu’il n’y a pas eu de modification profonde des caractéristiques de la société coloniale.

Le capitalisme brésilien a ainsi hérité d’un large contingent de « sujets monétaires sans argent », des personnes qui ne peuvent survivre qu’en marge de la société ou sous la protection d’un puissant.

De cette donnée structurelle est surgie « la culture de la faveur ».

Les Brésiliens pauvres cherchent désespérément un puissant parrain à qui ils peuvent s’adresser pour obtenir un emploi, payer les frais d’inscription d’un enfant dans une école, hospitaliser un malade dans une institution publique.

Quand cette culture de la faveur se manifeste au niveau politique, ces Brésiliens cherchent un père. Getúlio Vargas, Jânio da Silva Quadros, João Goulart sont des exemples de leadership paternaliste, fondé sur cette culture.

La psychologie de l’homme qui vit de la faveur l’oblige à rendre à son bienfaiteur une telle faveur avec une autre, parce que c’est la manière d’affirmer sa valeur.

Une des premières actions de Lula, en arrivant au gouvernement, fut de créer un programme de lutte contre la faim – Programa Bolsa Familia (PBF) – et un programme de distribution d’une petite allocation monétaire aux familles pauvres – Salário Família. À l’heure actuelle, 11 millions de familles reçoivent mensuellement une somme qui varie entre 30 et 75 dollars. Pour ces personnes, il s’agit d’une faveur personnelle de Lula, qui est rétribuée par le vote.

Ce trait culturel se renforce par la vision de l’homme pauvre sur la position qu’il occupe dans la société brésilienne. Pour lui, la société se divise clairement en deux parties : « nous » et « eux ». Par « nous », il entend la masse des pauvres – ceux qui « ne gagnent jamais » ; par « eux », il désigne les puissants, ceux qui peuvent contourner les lois impunément, ceux qui « gagnent toujours ».

Pour les pauvres, Lula appartient à la catégorie des « nous ». C’est pourquoi « eux » ne le laissent pas faire tout le bien qu’il désire pour le peuple. S’il essaie de faire plus que ce qu’il est en train de faire, les « eux » le feraient tomber ou le tueraient, comme c’est arrivé avec Vargas, Quadros et Goulart.

C’est un vrai « blindage » qui immunise le président contre toute critique politique ou éthique.

Le Parti des travailleurs

Après avoir donné une réponse à la première question, on peut passer à la seconde : que s’est-il passé avec Lula et le PT ?

Le PT est né au sein d’un grand mouvement populaire pour le retour du pouvoir politique aux mains des civils. Il s’est formé à partir de trois courants politiques : les leaders des syndicats de l’industrie automobile, sous l’influence de Lula ; les militants des mouvements chrétiens, impulsés par la théologie de la libération, et un groupe numériquement inférieur de militants marxistes, d’anciens combattants des guérillas contre le régime militaire.

Comme les deux principales forces étaient très peu politisées, ce petit groupe d’ex-guérilleros (bolcheviques, maoïstes, trotskystes), divisé en plusieurs courants internes, a formé le noyau de la pensée stratégique et tactique du parti. Il a aussi occupé les postes clés de sa structure, bien que toujours dans un état de tension avec les deux courants majoritaires.

Dans la première étape de son existence (1980-1989), le parti n’avait pas beaucoup d’enracinement dans la grande masse du peuple, sa posture de confrontation ouverte avec l’establishment bourgeois inquiétait la grande majorité dépolitisée. Mais Lula, de par son origine prolétaire et son charisme, a commencé à être regardé par les masses comme un des « nôtres ». En 1986, il est élu député national avec le plus grand nombre de voix du pays. En 1989, il stupéfie l’establishment en obtenant un nombre de voix impressionnant. Il en est venu ainsi à représenter au sein du PT une force démesurée par rapport aux autres courants internes.

Entre 1989 et 1994, le PT a subi trois coups durs : en 1990, l’ouverture économique réalisée par Fernando Collor qui a affaibli extrêmement son bras syndical, la Centrale unique des travailleurs (CUT) ; en 1991, la chute du « socialisme réel » ; et, en 1994, la défaite écrasante face à Fernando Henrique Cardoso.

Ces coups durs étaient déjà l’impact du changement néolibéral dans tout le système capitaliste mondial. Pour y faire face, une nouvelle théorie de la révolution brésilienne était nécessaire. Cela impliquait de réviser la « stratégie démocratique populaire » qui avait constitué la base des programmes électoraux du parti jusqu’alors. Mais ni la direction ni les courants internes du parti n’ont réussi à faire une analyse cohérente de ce qui était en train de se passer. D’où un comportement erratique jusqu’en 1998, une période au cours de laquelle Lula et le courant Articulação ont progressivement changé la stratégie du parti : d’un parti anti-establishment, le PT s’est peu à peu transformé en un parti électoral.

Lula cède

Lors des élections de 2002, toutes les conditions étaient réunies pour que Lula impose au parti une alliance avec des secteurs de la bourgeoisie (son candidat à la vice-présidence était le plus grand industriel du textile du pays) et l’engagement de la principale agence publicitaire – au service des candidats de la droite jusqu’alors – pour diriger sa campagne.

Il gagna au second tour, mais pas sans payer préalablement un prix qui a pesé sur toute son administration.

En septembre 2002, la droite a réalisé une manœuvre financière pour menacer le pays du chaos économique en cas de victoire de Lula. Celui-ci a accepté le chantage et a publié, le même mois, la « Lettre aux Brésiliens », dans laquelle il s’est engagé à respecter les accords signés par Cardoso avec le Fonds monétaire international (FMI).

Confiant dans son assise populaire, le gouvernement ne se gênera pas pour laisser de côté toutes ses promesses, mais il respectera avec une ferveur de nouveau converti ses engagements avec la droite.

Ce mariage dure déjà depuis 7 ans, sans grands remous, ce qui s’explique par la conduite soumise de Lula et par un climat économique international extrêmement favorable aux exportations brésiliennes, ce qui permet au gouvernement de maintenir l’inflation sous contrôle et de réaliser son programme d’assistanat.

Avec des banques battant tous leurs records de profits, une promesse de « boom » des exportations d’alcool, cinquante millions de pauvres recevant mensuellement une petite aumône, des partis d’opposition sans alternative de gouvernement et une gauche simplement en pièces, le vaisseau « luliste » navigue en eaux tranquilles, perturbées seulement par les scandales éthiques qui l’ont déjà obligé à se débarrasser de pratiquement tous les membres de son staff personnel. Mais cela ne l’affecte pas. Il est « blindé ».

Les mouvements d’opposition au gouvernement

Comment caractériser cette conjoncture et comment a-t-elle un impact sur les mouvements populaires ?

La conjoncture est un espèce de « pneumonie sans fièvre » ; en surface, il n’y a pas de fièvre : croissance médiocre, mais continue, inflation sous contrôle, capitaux étrangers entrant régulièrement, chômage atténué par l’assistance sociale ; au sous-sol : désindustrialisation, dénationalisation de l’économie, aggravation des conditions de vie des pauvres (éducation, santé, logement, principalement), préoccupante escalade de la violence, perte de contrôle sur le crime organisé dans les prisons et les périphéries des moyennes et grandes villes, détérioration accélérée de l’environnement.

Ce contexte extrêmement confus et menaçant explique les positions des mouvements populaires combatifs face à la conjoncture politique et, en particulier, celles des trois plus grands.

 La CUT a connu une évolution très similaire à celle du PT. Ses dirigeants historiques, qui se sont fait connaître à l’époque héroïque du syndicalisme, occupent actuellement de hautes fonctions dans l’administration de l’État (ministère du travail) ou bénéficient de hauts salaires dans diverses sinécures.

Les dirigeants actuels, inconnus du grand public, se limitent à gérer une organisation bureaucratique.

 La situation est distincte dans le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) : la direction est critique, mais fait une distinction entre la politique économique du gouvernement et la personne de Lula. L’argument pour justifier cette duplicité est : « Mauvais avec Lula, pire sans lui ».

Mais la véritable raison est le poids de la « culture de la faveur » dans les masses paysannes. Les dirigeants mobilisent des travailleurs ruraux totalement dépolitisés, habitués au clientélisme et au paternalisme. Quand ils occupent des terres, un climat artificiel est créé, qui atténue temporairement la culture de la faveur et les fait participer aux activités que le MST réalise pour les conscientiser. Mais, une fois installé sur la terre, le poids de la culture de la faveur revient en force et les rend reconnaissants vis-à-vis de Lula.

On peut certainement critiquer les critères de mobilisation et le contenu des activités de conscientisation, une critique qui, toutefois, ne peut perdre de vue la situation concrète de la lutte de classes à la campagne, marquée par l’énorme poids de la dépolitisation de l’immense majorité de la population rurale.

Contrarier ouvertement la culture de ces masses représente le risque de s’isoler d’elles et de s’exposer à la férocité des grands propriétaires terriens. Ne pas la contrarier, c’est baisser les bras devant un problème réel, ce qui affaiblit certainement le mouvement : un dilemme qui n’a pas encore été résolu.

 Les mouvements qui se réclament de la théologie de la libération se sont divisés par rapport au gouvernement. La majorité affirme que Lula est en train de réaliser silencieusement une véritable révolution sociale, dans la mesure où il transmet de l’espérance aux pauvres. Attaquer Lula, c’est par conséquent s’isoler des masses.

En outre, affirme cette majorité, à l’instar du MST, « Il n’y a pas de meilleur choix ». Une minorité continue à être socialiste et combative, notamment la Commission pastorale de la terre (CPT) et le Conseil indianiste missionnaire (CIMI).

Comme on peut le voir, la conjoncture n’est en rien encourageante pour ceux qui rêvent d’une révolution sociale. Cela pourrait être la conclusion logique de l’analyse.

Cependant, bien que très difficile, la situation n’est pas désespérée : la gauche socialiste, même réduite à son expression la plus faible de toute son histoire, n’est pas morte. Des partis comme le parti Socialisme et Liberté (PSOL), le Parti socialiste des travailleurs unifiés (PSTU), le rénové Parti communiste brésilien (PCB) et de nouveaux mouvements syndicaux comme les centrales Intersindical et Conlutas continuent à lever l’étendard du socialisme.


Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2984
 Traduction de l’espagnol par Frédéric Lévêque pour le Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine (RISAL). Traduction revue par Dial à partir du texte original.
 Source (français) : RISAL, 11 décembre 2007.
 Source originale : revue America latina en movimiento (ALEM), n° 424-425, octobre 2007.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, l’une des sources françaises (le RISAL - http://risal.collectifs.net ou Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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