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DIAL 3045 - Dossier FSM 2009

Discours d’Augusto Boal au Forum social mondial 2009

Augusto Boal

dimanche 1er mars 2009, mis en ligne par Dial

Toutes les versions de cet article : [français] [Português do Brasil]

Comme nous l’indiquions dans les Points de repère du numéro du 1er février, le 9ème Forum social mondial a eu lieu cette année du lundi 26 janvier 2009 au dimanche 1er février 2009 à Belém, dans l’État brésilien du Pará (Amazonie). Ce dossier consacré au Forum est constitué de trois textes, une déclaration finale et deux discours. La déclaration est celle rédigée par l’Assemblée des mouvements sociaux. Le premier des deux discours a été prononcé par Fernando Lugo, président du Paraguay depuis le 15 août 2008, dont nous n’avons pas encore eu l’occasion de beaucoup parler depuis sa prise de fonction. Le second, publié ci-dessous, est celui d’Augusto Boal, homme de théâtre et auteur du Théâtre de l’opprimé (1971).


Les médias ont pour habitude de publier ce qui est spectaculaire, sensationnel, même s’ils doivent cacher la vérité. En ce moment, on parle plus de la couleur de la peau de Barack Obama que de son projet politique, comme hier on parlait plus des seins de Carla Bruni que des idées de droite de son mari Sarkozy.

Les médias ont des maîtres et reflètent les opinions de leurs propriétaires : le Forum social mondial n’a pas de maître et doit refléter les nôtres.

Foro, forum, signifie étymologiquement la place publique, le lieu où on peut discuter librement. Notre forum est mondial et doit, donc, discuter de sujets mondiaux.

Nous devons saluer la fin de l’ère Bush et de ses partenaires, mais nous devons rester attentifs à la nouvelle qui commence. Applaudir les premiers actes de Barack Obama, mais les analyser avec attention. Applaudir sa décision de fermer Guantanamo, mais se souvenir que ceci ne suffit pas : il est nécessaire de restituer Guantanamo à son légitime propriétaire, le peuple cubain. Applaudir l’ordre d’en finir avec la torture, mais regretter que les bourreaux ne soient pas punis pour ces crimes contre l’humanité et restent aux postes de commandement. Applaudir le désir du nouveau président de dialoguer avec tous les pays, mais expliquer que nous ne voulons pas, comme il le promet ou menace, voir son pays diriger le monde – cette tâche n’incombe ni aux États-Unis ni au Paraguay, mais à l’Organisation des Nations unies qui fut créée pour ça et tant de fois a été humiliée par le pays de Barack Obama.

Le Forum est social et nous devons parler du génocide des Palestiniens. Nous devons séparer, d’un côté, le cruel gouvernement d’Israël et, de l’autre, les centaines de milliers de Juifs qui ne sont pas d’accord avec lui. Nous ne devons pas commettre l’injustice qui a été faite aux Allemands, en pensant que tous furent des nazis quand beaucoup moururent en luttant contre Hitler.

Des milliers de Juifs, à l’intérieur et à l’extérieur d’Israël, condamnent et ont honte de ce que fait leur gouvernement qui représente seulement ceux qui l’ont élu, mais pas le judaïsme. En Israël existent des organisations comme Combatants for Peace de Chen Allon qui condamnent l’invasion et dénoncent ses crimes. Je suis fier de dire que, pour cela, ils utilisent le Théâtre de l’opprimé entre autres formes de combat.

Au Moyen-Orient la distribution des rôles s’est déjà inversée : si, hier, Israël était le petit David, aujourd’hui c’est le géant Goliath, le Philistin. Le nouveau Goliath, appuyé par les États-Unis, a tué en 22 jours plus de 300 enfants et des centaines de femmes et d’hommes, civils ou combattants. J’ai pleuré en voyant la photo d’un enfant, un petit David palestinien, jetant des pierres contre un tank. Si la légende de David et Goliath fut, hier, juste une légende, l’histoire de Goliath et David est, aujourd’hui, une triste réalité : les 1 300 morts sont encore en train d’être retirés des décombres sans les solennelles célébrations funèbres données aux 13 soldats israéliens. Le Forum et le monde ne peuvent oublier ce crime avant même que ne soient enterrées ses victimes.

Notre Forum est pluraliste et doit se manifester contre le colonialisme italien qui offense notre souveraineté, qui tente d’interférer dans les décisions de notre justice, comme c’est actuellement le cas avec l’asile politique accordé à Cesare Battisti [1]. Il existe une loi brésilienne qui interdit l’extradition de personnes condamnées dans leurs pays à la peine de mort ou à la prison à perpétuité. C’est le cas, c’est la loi ! Le ministre Tarso Genro [2] a seulement appliqué la loi – la loi brésilienne. Le président Lula a été clair en expliquant aux Italiens les solides bases de notre décision, mais il semble qu’ils ne comprennent pas ni qu’ils en soient capables. Pourquoi ?

L’Italie, qui fut le berceau du fascisme et devrait aussi en être la sépulture, montre maintenant que l’idéologie colonialiste est encore vivante et prétend faire annuler les décisions souveraines du Brésil, en envahissant notre pouvoir judiciaire et en voulant nous enseigner la diplomatie de l’obéissance et de la soumission. Nous devons rejeter cette offense et libérer le prisonnier !

Notre Forum est social, et aussi une économie. La majorité des pays qui sont en crise, ou qui s’en approchent, ont toujours dit ne pas avoir d’argent pour améliorer l’éducation, la santé, la prévoyance sociale. Soudainement, pour venir en aide aux assurances, aux banques et à l’industrie automobile, ces gouvernements découvrent qu’ils avaient des milliards de dollars, euros, yens et livres, Notre Forum a l’obligation morale d’interroger les maîtres de Davos : d’où vient cet argent ? Qui sont ceux qui le cachaient ? Quelle somme en reste-t-il ? Où est-il ?

Notre Forum est aussi brésilien et paysan : nous devons saluer le Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST) qui est le plus démocratique et le mieux organisé des mouvements de masse que le Brésil ait eu, et qui célèbre maintenant 25 ans de lutte pour la terre, lutte qui continue.

Le Forum social mondial n’est pas de ceux qui disent « Il y a un gouvernement ? Je suis contre » ; on doit se réjouir de recevoir tant de présidents de tant de républiques sud-américaines : Evo [3], Kirchner [4], Chávez [5], Lugo [6] et Lula [7]. Jamais ne s’est vue une telle fraternité. Nous voulons en voir maintenant les résultats.

Nous devons, très cordialement, rappeler à nos présidents que la politique n’est pas l’art de faire ce qu’il est possible de faire, mais l’art de rendre possible ce qu’il est nécessaire de faire !

Marcher n’est pas facile ! Les sociétés bougent par le rapport de forces et non par le bon sens et la justice. Nous devons avancer et, à chaque pas, avancer plus dans la tentative d’humaniser l’humanité. Il n’existe pas de port sûr dans ce monde, parce que tous les ports sont en haute mer et notre navire a un gouvernail, mais pas d’ancres. Il faut naviguer, et plus encore il faut vivre, parce que naviguer, c’est vivre, vivre, c’est naviguer !

Je suis un homme de théâtre et je ne peux pas manquer de parler de l’art et de la culture quand je parle de politique, parce que la politique est un art que la culture produit.

Je crains que, même parmi nous, beaucoup de gens considèrent encore l’art comme ornement, et nous disons : ce n’est pas le cas ! Le mot n’est pas absolu, le son n’est pas le bruit et les images parlent. Ce sont les trois chemins réels de l’esthétique pour la compréhension : le mot, le son et l’image. Ce sont aussi les canaux de domination car les trois sont dans les mains des oppresseurs, pas des opprimés : le mot des journaux, le son des radios, les images de la TV et du cinéma états-unien dominent nos propre moyens de communication et envahissent nos cerveaux avec leur pensée unique, leurs projets impériaux et leurs marchandises.

Le temps de l’innocence est fini... Le temps de la contemplation n’est déjà plus. Nous devons agir !

Mot, image et son, qui, aujourd’hui, sont les canaux de l’oppression, doivent être conquis par les opprimés comme formes de libération. Il ne suffit pas de consommer de la culture : il est nécessaire de la produire. Il ne suffit pas de jouir de l’art : il est nécessaire d’être artiste. Il ne suffit pas de produire des idées : il est nécessaire de les transformer en actes sociaux, concrets et continus.

L’esthétique est un instrument de libération.

Je félicite notre ministre de la culture pour la création de plus de 1 000 Points de culture dans tout le Brésil, où notre peuple a accès non seulement à la culture d’autrui, mais aux moyens de produire sa propre culture sans imitations serviles, son art sans copier la mode, parce que nous entendons l’art et la culture comme une forme de combat aussi importante que l’occupation des terres improductives et l’organisation politique solidaire.

Je rêve d’un jour quand, dans tout le Brésil, et dans le monde entier, il y aura dans chaque ville, village ou hameau, un Point de culture où la citoyenneté pourra créer et s’exprimer par l’art, afin de mieux comprendre la réalité qu’elle doit transformer. Ce jour-là, finalement, sera née la démocratie qui, aujourd’hui, existe seulement dans les Forums tels que celui-ci !

Être citoyen, mes amis, ce n’est pas vivre en société : c’est transformer la société dans laquelle nous vivons !

Avec la tête dans les hauteurs, les pieds sur terre et les mains à l’ouvrage !

Merci beaucoup.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3045.
 Traduction de Pierre pour le site robin-woodward. Traduction revue par Dial.
 Source (français) : site robin-woodward, 7 février 2009.
 Texte original (portugais) : Centre de théâtre de l’opprimé de Rio, CTO-Rio.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française originale (site robin-woodward - http://www.robin-woodard.eu/) et l’adresse internet de l’article.

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[1Cesare Battisti est un militant d’extrême-gauche italien condamné en Italie pour quatre meurtres qu’il a toujours nié avoir commis. La Doctrine Mitterrand lui permet de se réfugier en France en 1990. En 2004, le président français remet en question son asile et il s’enfuit au Brésil où il est arrêté le 18 mars 2007. Le 14 janvier 2009 il reçoit l’asile politique – note du traducteur.

[2Ancien maire de Porto Alegre et actuel ministre de la justice brésilien (2009).

[3Evo Morales, le président bolivien.

[4Cristina Kirchner, présidente de l’Argentine.

[5Hugo Chávez, président du Venezuela.

[6Fernando Lugo, président du Paraguay.

[7Luiz Inácio Lula da Silva, l’actuel président brésilien.

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