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DIAL 3110

ARGENTINE - Vies recyclées

Revue Mu

mercredi 2 juin 2010, mis en ligne par Dial

Dans ce numéro consacré à l’Argentine, nous publions trois textes extraits de la revue Mu, réalisée par la coopérative de travail lavaca. C’est l’occasion pour nous de saluer et de partager avec vous, lecteurs et lectrices, le travail remarquable qui est le leur. Ce reportage, paru dans le numéro 28 de la revue (septembre 2009) propose de partir à la découverte d’un parc à thème un peu spécial, à José León Suárez, localité du nord-est de la province de Buenos Aires [1]


Asentamiento 8 mai, José León Suárez [2].

1600 familles vivent sur ce terrain gagné sur une décharge clandestine, faisant fi des élus, de la police, des préjugés et de la pauvreté qui fait reparaître la dénutrition. Quelques repères sur une arme appelée « regard ».

Le paysage est magnifique. Un lac avec des canards, entouré de falaises, des enfants qui jouent, des collines au fond. C’est ainsi qu’apparaissent les choses si la personne est myope, et ne peut donc voir clairement à une certaine distance. Avec des lunettes appropriées ou en ajustant la focale, on y voit un peu mieux. Les collines sont des montagnes d’ordures. Les falaises sont constituées de décombres, déchets, sacs et les habitations de fortune semblent sur le point de s’abîmer dans le lac. Le lac, c’est « la tosquera », un cratère énorme d’où ont été extraits les matériaux de construction du si bien nommé Chemin du bon air (« Camino del Buen Ayre »). Ce cratère a été comblé petit à petit par la pluie et les ordures pour devenir un Nahuel Huapi [3] de déchets. La décharge grouille de centaines de rats hyperactifs. Les canards plongent pour se nourrir à distance respectable des rives. Les enfants s’amusent à tirer sur les rats avec leurs frondes. Ernesto Lalo Paret qui est à l’origine de ce quartier, construit littéralement sur une décharge clandestine, dit que nous entrons dans ce qu’il a baptisé le Parc à thème de la pauvreté.

« Un jour on a vu à la télé quelque chose sur Temaiken [4] et on s’est dit : pas de problème, nous, nous avons le parc à thème où l’on peut voir la quema [5], les rats, la prison, le quartier construit sur les ordures » ajoute Lorena Pastoriza, fondatrice elle aussi, en 1998, de l’asentamiento 8 mai.

« Il y a même des loutres ». Les loutres ne sont pas les fourrures des grandes dames du coin, mais des rongeurs qui se reproduisent dans le Campo de Mayo, terrain voisin appartenant à l’armée. Graciela « Piti » Blanco, coiffée de sa casquette de baseball nous informe : « Et elles sont terribles, on dirait qu’elles ont été entraînées par les militaires, méchantes, les poils hérissés, elles te mordent et elles te contaminent. Et c’est de là aussi que sortent les iguanes ! Ils sont comme ça, vraiment, gros comme ça », dit Piti impressionnée en écartant ses mains de cinquante centimètres.

José León Suárez, dans le district San Martín de Buenos Aires, est une zone historique de décharges où, en 1956, on a fusillé des péronistes ; c’est l’écrivain Rodolfo Walsh qui a fait connaître ces faits dans Opération massacre. La Révolution libératrice – encore un signe de la créativité argentine en matière d’appellation – exécuta le général Juan José Valle et 25 autres militaires et civils dont cinq, accusés de participation dans le soi-disant complot, furent séquestrés et fusillés par la police de Buenos Aires dans les décharges : Nicolás Carranza, Francisco Garibotti, Carlos Alberto Lizaso, Mario Brió y Vicente Damián Rodríguez. Très rares sont ceux qui purent s’échapper et témoigner. Walsh jouait aux échecs dans un bar de La Plata, quand on lui a annoncé : « Il y a un fusillé vivant » et la curiosité l’a entraîné dans une recherche éblouissante.

Lalo réfléchit en voyant ces dizaines d’enfants et d’adultes avec leurs sacs de jute qui se dirigent à pieds ou en bicyclette vers la quema : « Aujourd’hui, les balles sont inutiles. C’est une autre violence. Va à la décharge, sois chômeur, fais ce que tu peux et meurs tranquillement. » Il est intéressant de remarquer que, tout au long de ce parcours – alors que la violence est au cœur de tout ce que l’on voit – il est difficile de trouver des gens qui se plaignent. Dans « l’opération massacre » du XXIe siècle, on rencontre des personnes qui essaient de trouver des solutions aux problèmes, qui essaient d’inventer, au milieu des déchets, des trouvailles qui rendent l’existence plus vivable, qui essaient d’échapper aux exécutions et qui essaient de témoigner.

La Largada

La quema : c’est ainsi que l’on appelle cette montagne de déchets de quelque 20 mètres de haut. À un kilomètre de la montagne, 800 personnes font la queue avec leurs sacs, des sacs de jute le plus souvent. L’endroit est surnommé La Largada. On y voit des enfants, des femmes, des vieux et des jeunes. Dans la série des noms ronflants, nous voici à l’entrée de la Coordination écologique de l’aire métropolitaine, société d’État (CEAMSE), mise en place par le Programme de réorganisation nationale.

Dans le quartier, Alberto qui a vécu 7 ans de ce qu’il ramassait dans la quema nous suggère de ne pas nous approcher avec notre appareil photo « parce que, parfois, il y a des problèmes avec les gens, parce que la police ne te laisse pas faire, et aussi pour le respect des personnes ».

Aux environs de 5 heures de l’après-midi – l’heure, autrefois, du goûter – la police donne le feu vert et on comprend pourquoi l’endroit s’appelle La Largada [6] : les gens se précipitent vers la montagne, grimpent et commencent à fouiller. Ils se précipitent parce qu’on leur laisse peu de temps (une à deux heures) et dans l’espoir d’arriver les premiers pour trouver de la nourriture ou des objets de valeur. C’est comme un pentathlon de l’humiliation.

Alberto explique la technique. « Il faut toujours aller tout en haut pour commencer à chercher ». Pili illustre : « Tu t’enfonces dans les ordures jusqu’aux genoux à peu près, il faut faire attention aux seringues, au verre cassé. Quand tu es là enfoncé, il ne te reste plus qu’à ramasser ce que tu trouves. Tout d’un coup, il y en a un qui crie : “Hé, y’a de la marchandise ici” et tout le monde y va ». Par exemple ? « Hé bien, il y a les déchets des particuliers, mais, parfois, il y a des camions qui déchargent des grands sacs de viande hachée pour hamburgers, ou des tonnes de café en boite ou de sauce tomate ou n’importe quoi d’autre. Et tu prends ça pour le vendre et bien sûr pour te faire quelques réserves de nourriture. »

Quelles sont les choses les plus étranges que l’on peut trouver ? Ángel énumère, en fronçant les sourcils : « Des morts, des fœtus, des bébés aussi, des morceaux d’êtres humains, des produits cosmétiques ».

On ne sait pas qui sont ces morts. Les fœtus et les bébés méritent d’être mis sur le compte de Wojtyla, Ratzinger, quelqus-uns des franchises locales de l’entreprise et de la classe politique argentine. Et les cosmétiques ? « Par exemple la marque Avon, explique Lalo, peut jeter un camion entier, va savoir pourquoi. Qui va refuser d’acheter une de ces crèmes ou une petite serviette de toilette Care Free pour deux pesos ? »

Il y a des résidus hospitaliers (« on les a fichés » informe Lorena), des cercueils vides, du shampoing, des métaux, des vêtements, des chauffe-eau, des animaux morts, des tonnes de DVD, des baskets, du fromage, des conserves en tous genres (certaines ne sont pas périmées).

Lorena : « Tout ce qu’on te vend à la télévision mais que tu ne pourras jamais t’acheter, on le retrouve ici, après. C’est très pervers ». C’est comme si un ogre avait avalé une chaîne de supermarchés et les commerces attenants pour les régurgiter à cet endroit. Cet ogre, c’est la société du Río de la Plata et du grand Buenos Aires, quelque 12 millions de personnes auxquelles s’ajoutent 40% des industries du pays qui déversent environ 6 millions de tonnes de déchets par an – c’est du moins ce que l’on parvient à comprendre d’après les informations que délivre l’entreprise – bien que les chiffres et statistiques sur chaque étape de cette épopée soient opaques et suscitent bien des doutes. Ramón Ocampo, de l’Unité de tri Eco Mayo, obtenue grâce à la mobilisation des habitants de l’asentamiento et gérée par eux, explique : « La CEAMSE, depuis qu’elle a été créé sous la dictature, sert de caisse noire politique. Les entreprises donnent de l’argent à la Province et à la ville mais on ne sait jamais combien de camions arrivent, ni ce qu’ils transportent, ni ce qu’ils paient, ni rien du tout ».

Des gens commencent à sortir de la quema. Pili raconte quelque chose que les économistes appelleraient « génération indirecte d’emploi » : « Il y en a qui payent des gamins de 8 ou 9 ans pour pousser le caddy ». Lalo : « C’est fou. Les gamins doivent se demander : comment ça se fait qu’ils jettent ce que moi je ne pourrai jamais avoir ? En fait, je ne sais même pas s’ils se le demandent. Parce qu’ici, on se forge une carapace. On s’habitue. Et en même temps, cette situation qui pour beaucoup est ce qu’il y a de pire, ce qu’il y a de plus bas, pour les gens d’ici, c’est un commencement. Le commencement d’une vie différente, où tu as ta place. C’est pour ça qu’on a fait l’asentamiento ».

Comment construire au milieu des ordures

Comme si c’était la matrice du quartier José León Suárez, l’écrivain italien Italo Calvino a inventé Leonia (dans Villes invisibles), mégalopole où la consommation permanente de nouveautés génère des montagnes de déchets que personne ne veut voir. « Où les éboueurs amènent-ils chaque jour leur chargement, personne ne se le demande : en dehors de la ville, c’est évident ; mais d’année en année, la ville continue à s’étendre et les décharges doivent reculer plus loin ; les détritus augmentent en volume, s’empilent, se stratifient, se déploient sur une surface de plus en plus vaste ». Il imagine en plus que : « c’est une forteresse de déchets indestructible qui finit par entourer Leonia, qui la domine de tous côtés comme un cirque de montagnes ».

En 1998 un certain nombre de décharges commencèrent à être occupées par des gens qui n’avaient pas d’endroit pour vivre, ou par des gens poursuivis par cette guillotine qu’on appelle le loyer. « C’est le désespoir avant tout qui t’amène là », diagnostique Lalo. Voici comment le quartier raconte sa propre histoire : « C’était une décharge clandestine, et l’intendant de cette époque-là, Antonio Libonatti, s’était engagé ou avait reçu de l’argent pour fournir des terrains au Club Central Ballester et à l’église. Il est clair qu’il y a eu des magouilles et, pour éviter d’avoir à gérer les conséquences, les punteros políticos de l’intendant [7] ont incité quelques familles à s’y installer » raconte Lorena, arrivée de l’Uruguay à l’âge de 16 ans et qui, à cette époque-là, en avait 24 et deux enfants : « Quand les bruits ont couru je suis venue aux nouvelles. J’habitais chez ma sœur, deux rues plus loin ». La scène doit être éclairée par quelques feux de bois et quelques lanternes : « D’abord j’ai eu peur. C’était la nuit, les gens criaient, plantaient des piquets, se battaient pour un centimètre de terre. Les déchets, les rats. Mais il y avait une maman avec ses deux petits. Je lui ai demandé pourquoi elle était venue. Elle s’est mise à pleurer. Et j’ai pensé : je veux rester là. Je ne sais pas expliquer pourquoi. Sans doute parce que le bazar, j’aime bien ça. C’est une question de sensibilité et de savoir ce que tu veux faire. Après avoir quitté mon pays, le fait d’arriver dans ce quartier ça voulait dire pouvoir être de nouveau moi-même ». Son compagnon de l’époque n’avait pas voulu la suivre et elle s’est installée sous une tente, au milieu de la décharge.

Que faut-il faire pour occuper les lieux, faire vivre et organiser une communauté dans un territoire comme celui-ci ?

« La première des choses, ça a été de nettoyer, de faire partir les rats et de commencer à recouvrir les déchets de terre ». Un phénomène se produisit dans ce parc à thème : des flammes sortaient de terre, comme si le sol prenait feu, ces flammes étaient dues à la combustion des déchets enfouis. Il faut ajouter la police au panorama de cette vie simple : « Ils encerclaient le quartier pour nous empêcher de construire avec des briques ou de la tôle ».

Ramón Ocampo, également fondateur de l’asentamiento 8 mai, nous propose un cours de sciences politiques : « Avant même les rats et les déchets, notre première bagarre a été avec les punteros políticos de l’intendant qui contrôlaient l’entrée des camions venus décharger leur cargaison de détritus. Si les entreprises payaient 10 pesos par camion à la CEAMSE, elles en payaient 5 de plus aux punteros. Ces types voulaient en plus nous faire payer à nous pour nous installer ou encore ils envoyaient des gens pour faire pression sur toi et te tabasser. Et au passage, ils te faisaient t’affilier. ». Ils ont menacé Ramón avec une arme à feu. La jeune Lorena a eu aussi sa part : « Ils m’ont battue à coups de bâton, en traîtres, ils m’ont rempli la bouche et les oreilles de détritus et depuis, il y a un caillot qui s’est formé dans mon cerveau ». La police de Buenos Aires – les « forces de l’ordre » – participait à toutes ces affaires et Ramón ajoute : « Ils exigeaient des femmes un paiement sexuel si elles voulaient conserver leurs chariots de ramassage et les hommes, ils les obligeaient à payer ou leur volaient ce qu’ils avaient ».

Lorena : « Un jour nous nous sommes réunis à environ 1000 personnes sur l’avenue et le puntero parlait dans un mégaphone. Il nous disait ce qu’on devait faire. Il nous demandait nos papiers pour nous affilier. Et moi je lui dis : où habites-tu ? Il dit qu’il est venu pour nous aider. Et moi je lui réponds : tu vois, on a de la boue jusqu’aux genoux, on est venu jusqu’ici et on ne comprend rien de ce que tu dis. Puisque tu as tant d’influence, fais donc partir la police d’ici. J’ai tourné les talons et je suis partie. Et tout d’un coup, je vois tous les habitants du quartier qui me suivent. Comme si j’étais Jésus. Alors nous nous sommes dit : organisons-nous nous-mêmes. On a délimité des lots comme ils avaient fait dans le quartier Libertador qui se trouvait juste en face, et on les a eu à l’usure, ensuite on a commencé à apporter tout ce qu’il fallait pour construire ». Lorena et son compagnon se sont réconciliés et ils se sont construit une maison. Ils ont fait une salle de bain avec un cumulus. » Mais il n’y avait pas de prise pour le brancher, alors on chauffait de l’eau dans une marmite sur un feu et on remplissait le cumulus et ils venaient tous chez nous pour prendre une douche ». Ils faisaient des soupes populaires. « En réalité, tout a été très évident comme le fait de manger tous ensemble, parce qu’il n’y avait ni électricité, ni eau, ni rien à manger. L’un apportait une tomate, un autre tuait une loutre et on faisait le repas ».

Ils se sont connectés aux lignes électriques des quartiers voisins et ils ont réussi à convaincre quelques employés du service des Eaux argentines de leur installer des tuyaux souterrains. Ramón : « On a passé la nuit de Noël à faire ce travail, jusqu’à deux heures du matin. Et à la fin, on a trinqué avec de l’eau ».

Un quartier sûr et sans drogue

Au début il y avait 10 familles mais ce nombre n’a fait que croître à la fin de l’époque Menem. Lorena : « Moi je ne votais pas, mais j’avoue que Menem me plaisait. Ce qui s’est passé, c’est qu’ici j’ai mesuré combien on était pauvre. On a pris conscience qu’il y a des décideurs politiques qui s’en fichent pas mal. Heureusement, j’ai cessé de trouver normal ce que nous étions en train de vivre. Ou plutôt, je ne sais pas : si tu ne te rends compte de rien, tu souffres moins, n’est-ce pas ? Mais tu vas te faire rouler toute ta vie ». Des bagarres avec les péronistes, on est passé à des affrontements avec les autres partis de gauche. « Encore des gens qui te disent ce que tu as à faire et après, ils passent leur temps à discuter à n’en plus finir sur le drapeau, sur la manif » raconte Lorena. « Le quartier, ça change ta façon de penser. Tu dois résoudre des problèmes concrets. Nous avons créé le Centre 8 mai et ils ont commencé à fermer les usines. Nous, nous faisions des soupes populaires et nous nous installions à la porte des usines pour leur donner un coup de main ». C’est alors que le cartonero [8] Lalo Paret s’est joint au mouvement des usines sans patron et maintenant il travaille à la Coopérative unis pour la chaussure (CUC), qui est en relation avec l’asentamiento, avec l’Unité de tri des déchets et avec plusieurs amis et habitants du quartier qui sont devenus des hôtes de la prison de San Martín (cela fait partie des étapes du parcours dans le parc à thème).

Lalo partage l’idée que ce parc à thème pourrait être aussi le Parc de la violence : « Ici, tout est violence et vous ne pouvez pas prêter le flanc. Quand j’étais cartonero et qu’un camion arrivait de la cantine de Siemens ce qui se passait était lamentable. La bagarre pour les déchets. Mais ça, c’est la partie la plus banale de la violence. Parce qu’ici il y a autre chose : une gifle ou un coup de poing ce n’est rien à côté de la violence que représente ce mode de vie. Alors tu te dis : il faut faire quelque chose ».

Voici une histoire brève : en mars 2004, pour punir un gamin de 15 ans qui s’était caché dans les ordures pour échapper aux coups de pelle d’un policier, celui-ci a donné à l’excavatrice de la CEAMSE l’ordre de le recouvrir. Ils ont obéi. Diego Duarte – patronyme cher au péronisme – a ainsi été enterré sous des tonnes d’ordures. Et il a disparu : on ne l’a jamais retrouvé dans les décharges de José León Suárez. On dit qu’il y a eu d’autres cas, des gamins fusillés sans Rodolfo Walsh dans les parages, des corps qui apparaissent au milieu des ordures. (À Comodoro Rivadavia [9], on a dénombré au moins 20 disparus ces dernières années ce qui dément l’idée d’un « État absent » face à la crise sociale).

Actuellement, 1600 familles vivent sur l’asentamiento 8 mai. Le Centre fonctionne comme restaurant communautaire pour environ 100 personnes par jour, il existe toutes sortes d’ateliers pour les enfants du quartier et grâce à la recherche de soutiens qu’ils ont menée, ils ont obtenu celui du Programme en faveur des enfants de l’entreprise Telefónica (dans le cadre de la « responsabilité sociale » qui prétend lutter contre le travail infantile). Le Centre offre un service médical, mais Lorena pense que le plus important ce n’est pas cela. « Travailler ensemble, se parler, partager, ça te fait voir les choses différemment et ça te permet de te rendre compte qu’on peut transformer les choses. Et les habitudes. Je ne dis pas ça avec une intention moraliste mais pratique. J’ai vu changer énormément les gens qui participent ». Le cas de Vivi, une femme qui a vaincu sa timidité peut servir d’illustration : « Moi je ne sortais pas de chez moi. Je ne parlais à personne. Mon mari me disait que je devais l’attendre. Lui il sortait, il allait boire, il faisait ce qu’il voulait. Il disait que la rue c’est pour l’homme et la maison pour la femme. Un jour je suis allée au Centre parce que ma fille y mangeait. Et j’ai voulu donner un coup de main. J’ai commencé à parler. On a fait des pâtes au pesto. Et j’écoutais ce qui se disait. C’était un autre monde. Je pouvais rencontrer d’autres gens. Et tu sais, en plus, je me sentais utile. Je me suis séparée de mon mari. Et ça m’a changé la vie ». Vivi est sur une chaise roulante : « J’ai du diabète, l’infection m’a gagnée de l’intérieur, on m’a amputée de deux doigts. Les médecins m’ont envoyée chez le psychiatre. Ils ont voulu me donner des calmants pour que je puisse me reposer. Moi je leur ai dit que non. Ma force, c’est la cantine et mes camarades. Et si j’y vais travailler l’angoisse et la douleur, ça va passer parce qu’être avec les autres, ça te guérit. Ils m’ont regardée surpris. Maintenant, je pèle des pommes de terre, je fais le pain et je coordonne quelques questions de santé ». Vivi a échangé les anxiolytiques contre la chaise roulante pour continuer à bouger.

Quels sont les problèmes de santé, dans le quartier ? « Infection de la peau à cause de la pollution de l’air, infection des bronches pour la même raison, diarrhées à cause de la pollution de l’eau par les ordures de la CEAMSE, et aussi gale, champignons. Et cette année est réapparue la dénutrition décelée par les médecins chez des enfants qui jusque-là grandissaient bien. Et l’autre facette : hyperobésité, obèses par malnutrition. Ah, et aussi beaucoup de troubles psychologiques ».

Ces derniers commencent par l’autodiscrimination des enfants. « À l’école on les traite de pouilleux des bidonvilles et de tous les noms. La honte est énorme et c’est comme ça que commence l’autoexclusion, l’enfermement. De plus, il y a beaucoup de problèmes de violence familiale ». Ce qui favorise cette violence : le machisme, le chômage et l’alcool. « Mais le paradoxe, c’est que le quartier est en même temps assez sûr » dit Lorena. « Il n’y a pas de vol mais plus on s’approche de l’avenue plus il peut se passer de choses. Et il n’y a pas non plus de drogue, pas de paco [10]. Les jeunes fréquentent beaucoup le Centre et ça les aide à avoir d’autres comportements. J’ai l’impression aussi que le style de la communauté paraguayenne favorise la prudence et n’incite pas à aller vers la drogue ».

La maison la plus proche du lac de déchets de la tosquera c’est celle d’Omar et Teodora – Dori –, une jeune fille de 26 ans qui nous montre comment elle a fabriqué un lave linge en couplant une bassine en plastique et un moteur, pendant que ses enfants Raquel (4 ans) et Walter (2 ans) s’amusent, en pantoufles malgré le froid et regardent l’appareil photo. « Mon mari est maçon. Il part à 5 heures du matin et rentre à la nuit. Le problème c’est qu’on ne sait pas si lundi prochain il aura encore du travail. Le plus important, c’est de continuer à agir pour que nos enfants soient des personnes dignes ». Je lui dis qu’elle, elle est une personne digne et ça la fait rire : « Bon, je veux dire pour qu’ils ne souffrent pas ». Elle dit que le pire, dans le quartier, ce sont « ces vieilles bonnes femmes idiotes qui jettent leurs ordures dans le lac ». Et le meilleur ? « L’entraide. En ce moment, on donne un coup de main à une jeune femme dont le mari est en prison. Ils cherchaient un blond qui avait été mêlé à une bagarre et c’est lui, César, qu’ils ont attrapé, parce qu’il s’était décoloré les cheveux en blond. On organise des tournois de volley et on vend des soupes paraguayennes et des gâteaux pour aider cette femme qui tous les soirs doit lui apporter de quoi manger ». Le destin de César dans le système judiciaire argentin constitue une autre énigme plus inquiétante et peut-être plus violente que les rixes de quartier.

Le basané et la lesbienne

Ce qui est difficile dans le quartier c’est donc simplement d’y être, de respirer, de se nourrir, de trouver de l’eau, de travailler, de se déplacer, entre autres aventures de ce parc à thème. (Et quand Lalo et Lorena parlent sur ce ton du quartier, ils lancent un défi : être capable rire de soi, sans pitié, ce qui est, sans doute un exercice très difficile d’estime de soi ou de dignité, comme ils préfèrent dire).

L’Unité de tri Eco Mayo, du Centre communautaire, est l’une des huit restantes à proximité du CEAMSE et de ses montagnes de déchets. 43 personnes du quartier y travaillent (une par famille) et elles ne gagnent que 500 pesos par quinzaine. Ils espèrent mettre en place une autre équipe ce qui doublerait le nombre de travailleurs. Ils trient les plastiques, les papiers, tout ce qui peut être recyclé ou vendu. Alberto a pu quitter la décharge depuis qu’il travaille à l’unité de tri. Il raconte ému. « J’ai 21 ans, ma femme 18 et nous avons un petit de 3 ans, Rodrigo. Le second, Jonatan, est mort parce qu’il ne pesait qu’un kilo à la naissance, il semblait bien formé vu de l’extérieur mais son cœur ne s’était pas développé à l’intérieur. Nous attendons un autre enfant. Avoir des enfants, ça te change et moi, j’ai arrêté de chaparder, de voler. J’ai été en prison 5 jours mais maintenant, je ne fais plus l’imbécile, parce que j’ai une famille ». La discussion se poursuit avec Piti (30 ans) et Ángel (25 ans).

Ángel : « Moi, j’ai travaillé dans la métallurgie, mais l’usine a fermé. Après, dans la chaussure, et ça a fermé aussi. Voilà pourquoi je me suis retrouvé à la quema où je ramassais de quoi manger pour moi et quelques trucs à vendre, je me faisais 40 pesos par jour. Par exemple, je nettoyais une boîte de conserve de concentré de tomates et j’allais la vendre. Je ne comprends pas pourquoi ils ne donnent pas tout ça au lieu de le jeter. » (Dans le quartier circulent des explications : par exemple, que les chefs d’entreprise jettent tout pour être remboursés par les assurances, ou bien, parce que ça leur revient moins cher de tout envoyer à la CEAMSE plutôt que de prendre la peine de faire des dons aux hôpitaux, aux écoles ou autres institutions.)

Piti : « Moi, je m’y connais en maçonnerie, en peinture, et je fais de tout, mais j’ai aussi travaillé dans un laboratoire, au contrôle qualité, avec des gens sous mes ordres et tout ».

Ángel : « Moi, on me ferme la porte à cause de ça (il montre son visage). Ils me regardent et même s’ils ne m’insultent pas, ils me ferment la porte au nez ». (Le délit d’Ángel, c’est d’être basané. Un jeune Barack Obama ou un Diego Maradona de moins de 20 ans ne trouverait pas de travail par ici. Et que cela arrive à un jeune homme qui s’appelle Ángel, c’est un comble). « Je vous assure, je leur fais peur. Tous ceux qui me connaissent savent.que je suis toujours poli. Je sais bien que je suis quelqu’un de bien. Mais on me regarde, je te jure, comme si j’étais un rat. »

Piti : « Lui, il est marqué par la couleur de son visage. Et moi par ma préférence sexuelle. J’ai l’air d’un garçon et en plus je suis lesbienne. Vous voyez comment je m’habille, avec la casquette de baseball, une chemise et un pantalon, mais après, ils voient un nom de femme et ça ne les intéresse plus de savoir comment je travaille ou qui je suis. Si je te montre mon curriculum, franchement, tu verras que j’ai fait plein de choses, et je veux avancer. Mais ils te tuent d’un simple coup d’œil ». (Encore un aveu de préjugé : jamais je n’aurais soupçonné que le lesbianisme apparaisse explicitement, de cette façon, au sein de l’asentamiento).

Ángel : « C’est vrai. Ils te regardent avec insistance. De dos, de face. Elle, à cause de sa sexualité et moi, à cause de ma gueule, mais ce n’est pas un regard de méchanceté. C’est du mépris. Ils te démolissent mais ils ne t’aident jamais à te relever. Comme si on était un déchet. Alors, qu’est-ce que je fais ? Je retourne chez moi et je passe mon temps à regarder le plafond. À me demander comment faire pour ne pas tomber ».

Et qu’est-ce qui fait que tu ne tombes pas ?

Ángel : « La vie. C’est tout le temps sa vie qu’on remet en jeu. Je ne sais pas comment vous l’expliquer. Dans la rue, on risque sa vie. Les gosses aussi. La police, les gens, les seringues, les fléaux en tous genres. Alors il faut remettre sa vie en jeu et pas te laisser tuer par un regard ».

Piti : « Sinon, t’es pas libre. La liberté c’est de pouvoir faire des choses, pouvoir choisir ta vie, qu’on ne te bride pas. Qu’on ne te dicte pas ce que tu as à faire ».

Ángel ne dit rien. Je lui demande à quoi il pense et il ne me répond pas. Piti éclate de rire et le montre du doigt en criant : « Je sais ! Il pense qu’il aimerait être journaliste ». Ángel rit aussi.

Je ne sais pas si ça me plaît d’être journaliste. Ángel, et tous les anges, les Piti et les démons qui risquent leur vie, ce sont eux les meilleurs chroniqueurs de cette époque où le regard est une arme.

Comment fait-on pour mépriser ou pour ignorer ce qui se passe ici ? La façon la plus simple, c’est d’être aveugle ou myope et de ne surtout pas s’approcher. Une autre stratégie consiste à faire semblant de voir en pratiquant une pitié vaine et pompeuse. Et plus efficace encore : ne pas vouloir regarder et penser que « nous c’est nous et eux c’est eux ». Mais comme ce village c’est peut-être aussi le monde, je découvre la grande recette de la culture moderne qui flotte sur le lac du parc à thème : ça consiste à naviguer au milieu des déchets, à s’en nourrir, le regard distant, imperméable à tout, avec le cerveau d’un canard.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3110.
 Traduction de Michelle Savarieau pour Dial.
 Source (espagnol) : Mu, revue mensuelle de la coopérative de travail lavaca, n° 28, septembre 2009.

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[1Ce texte entre en écho avec celui publié en 2008 sur la mobilisation des chiffonniers de la décharge municipale de Managua : voir DIAL 2992 - « NICARAGUA - Les chiffonniers de la décharge municipale de Managua se mobilisent contre la mairie ».

[2Un asentamiento est une installation de plusieurs familles sur un terrain – note DIAL.

[3Lac situé dans la cordillère des Andes – note DIAL.

[4Temaiken est un « bioparc » situé à 50 km de la capitale, combinaison de jardin botanique et zoologique. Pour plus de détails, voir http://barillos.blogspot.com/2010/05/temaiken.html – note DIAL.

[5La quema est le surnom donné à la montagne de déchets présente sur le terrain et s’élevant à une vingtaine de mètres – note DIAL.

[6Largarse, c’est partir en courant – note DIAL.

[7Les punteros políticos sont des militants politiques actifs au niveau des quartiers. Leur mission, rétribuée, consiste à réunir le maximum de votes possibles pour tel ou tel candidat en invitant de différentes manières les habitants du quartier à adhérer au parti correspondant. Leur position d’intermédiaires en fait un élément clé des structures clientélistes – note DIAL.

[8Les cartoneros récupérent des cartons d’emballage qu’ils revendent ensuite – note DIAL.

[9Ville du sud du pays – note DIAL.

[10La pâte de cocaïne, la drogue des pauvres – note de la traductrice.

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