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DIAL 3179

NICARAGUA - Cargill, dans les entrailles du monstre

William Grigsby Vergara

jeudi 12 janvier 2012, mis en ligne par Dial

Les pratiques des multinationales dans les pays du Sud sont souvent peu reluisantes. Dial a déjà publié des textes dénonçant par exemple les agissements des entreprises minières [1] et des compagnies de bateaux de croisière [2]. En voici un sur l’un des géants mondiaux de l’agro-alimentaire, Cargill. Cet article de William Grigsby Vergara [3], journaliste et directeur de la radio La Primerísima a été publié dans le numéro 338 de la revue Envío (mai 2010).


Depuis dix ans, opère au Nicaragua un monstre du commerce agro-alimentaire. Sa tête est invisible. Ses tentacules détruisent les droits des travailleurs qui travaillent à la sueur de leur front dans ses usines. Nom : Cargill : âge : 145 ans, siège central : Minneapolis. Ernesto, un nicaraguayen, a connu ses entrailles.

Cargill est une multinationale privée qui a grandi démesurément jusqu’à se transformer en une des plus importantes sociétés des États-Unis au niveau mondial par le volume de ses gains. Ses activités comprennent l’achat, la vente, la fabrication et la distribution de grains et d’autres produits agricoles, la culture et la vente d’aliments pour le bétail et les volailles et la vente d’ingrédients pour l’industrie pharmaceutique.

Le géant invisible

Pour avoir une petite idée des dimensions de ce monstre, nous pouvons examiner quelques-uns de ses « records » mondiaux : pour l’année fiscale 2009, Cargill a gagné 3,33 milliards de dollars, 16% de moins que le record de 3,95 milliards de dollars en 2008. Le chiffre d’affaire en 2009 était de 116,6 milliards de dollars. Selon Greg Page, président et directeur exécutif de Cargill, « l’année (2009) s’est divisée eu deux moitiés. Cargill a présenté des résultats records jusqu’à décembre (2008). Dans la seconde moitié de 2009, le chiffre d’affaire a baissé considérablement au moment où l’économie mondiale s’est contractée pour la première fois depuis 60 ans. Mais finalement en termes de résultats, elle est au deuxième rang des 145 années d’histoire de la compagnie ».

Cargill est responsable de 25% de toute l’exportation de grain des États-Unis. Il fournit 22% de la viande consommée sur le marché des États-Unis. Il emploie plus de 158 000 travailleurs directs dans 1 100 endroits répartis dans 66 pays. C’est le plus gros exportateur de produits agricoles en Argentine et le plus grand producteur de volailles en Thaïlande. Avez-vous goûté les nuggets de poulet, de McDonald’s ? Tous les œufs d’où sont sortis ces poulets et qui furent utilisés dans les McDonald’s des États-Unis sont passés par les usines de Cargill.

« Le géant invisible de l’agroalimentaire », comme l’a baptisé l’économiste et théologien canadien Brewster Kneen [4], est arrivé au Nicaragua il y a dix ans et a déjà fait des ravages. Son pouvoir destructeur a atteint un citoyen nicaraguayen dont nous ne citerons pas le véritable nom pour des raisons de sécurité. Nous l’appellerons Ernesto.

Comment transformer des accidents graves en « premiers secours »

Ernesto a survécu à l’exploitation et aux intrigues de Cargill. Mais son passage par les entrailles du monstre l’a marqué profondément au point de se décider à engager des poursuites au niveau du droit du travail et au niveau pénal.

Pendant trois ans, Ernesto a travaillé comme responsable de la Sécurité industrielle et la Santé du travail à Cargill avec entre autres la responsabilité d’informer directement le directeur du pays de l’Unité commerciale de nutrition animale de l’entreprise.

Cargill a eu comme ligne directrice au niveau mondial une politique d’entreprise touchant à l’environnement, la sécurité et la santé et connue par ses sigles en anglais comme EHS (Environment - Health - Safety). Comme thermomètre pour mesurer cette politique dans chaque unité commerciale de chaque pays, Cargill calcule les heures sans accident de temps perdu (accidents qui reçoivent des indemnités de la Sécurité sociale). Cargill mesure aussi la non occurrence des maladies du travail (qui sont prises en compte par la Sécurité sociale de chaque pays).

Cette échelle de mesures s’applique aussi bien aux employés qu’aux personnels des entreprises qui font de la sous-traitance. Quand arrive un accident qui implique une perte de temps ou quand se présente une maladie du travail diagnostiquée par le système de Sécurité sociale, il se crée toute une paranoïa dans l’organisation et une espèce de chasse aux sorcières pour trouver le coupable se déchaîne.

L’idée, nous raconte Ernesto, est de « cacher le soleil avec son doigt », d’éviter que l’accidenté ne relève du système de Sécurité sociale pour que l’entreprise ne paie pas les frais correspondants. Alors, au lieu d’un « accident de temps perdu », ce qui arrive est classé selon la nomenclature générale de Cargill comme « premier secours », un accident « léger et sans arrêt de travail » et l’employé est replacé, « avec son consentement » et avec un document signé, dans un poste de travail où il pourra travailler sans être gêné par la partie blessée de son corps.

Cargill, entreprise transnationale, experte dans ce type de manœuvres, est présente et agit ainsi au Guatemala, au Costa Rica, au Nicaragua et au Honduras, pays de notre région vulnérable. Dans les installations de Cargill dans ces quatre pays, il y a un médecin attitré (un employé direct de l’entreprise ou quelqu’un en sous-traitance bien rémunéré) qui, sans scrupules, est chargé en permanence d’éviter que les accidents du travail ne soient déclarés à la Sécurité sociale. On évite ainsi que l’accident n’apparaisse dans les statistiques de la maison mère de Minneapolis. Ainsi les usines accumulent des millions d’heures sans accident que les directeurs exhibent ensuite avec orgueil en grosses lettres à l’entrée de leurs entreprises.

Raison sociale : Tip Top

Du point de vue légal, Cargill n’existe pas dans notre pays. Sa raison sociale au Nicaragua est : Tip Top Industrial S.A. Dans le secteur de la nutrition animale, secteur où Ernesto a travaillé comme médecin, Cargill utilise la marque d’un autre monstre mondial des aliments, la suissesse Nestlé, propriétaire de la marque Purina bien placée dans l’imaginaire populaire nicaraguayen. Cette marque n’est pas de Cargill, mais Cargill paye des droits pour l’utiliser. Cargill a tellement d’argent qu’il se paye le luxe d’acheter des marques de sociétés déjà connues et bien positionnées dans le public et qui depuis longtemps existent sur le marché, attirant ainsi une gamme très large de consommateurs.

Les transnationales ont des « têtes » invisibles, mais elles ont des services commerciaux et des marques indépendantes et reconnaissables entre elles. Le secteur commercial de nutrition animale de Cargill a, au Nicaragua, la même raison sociale que Tip Top Industrial, mais dans la hiérarchie mondiale de Cargill, c’est quelque chose de différent du secteur de la nutrition humaine. Cela signifie que la production et la vente de poulets est un commerce différent de la vente de concentrés pour la consommation animale.

Les marques de Cargill en Amérique centrale sont : Purina, Pollos Tip Top [Poulets Tip Top] et Cainsa (au Nicaragua), Cinta Azul [Ruban bleu] (au Costa Rica), Pollo Norteño [Poulet du Nord] et ALCON (au Honduras), Doggie et Gati (dans toute l’Amérique centrale). Et Biocamaronina (au Nicaragua, au Honduras et au Guatemala). Cargill est l’un des principaux fournisseurs, sinon le principal, d’aliments pour les élevages de crevettes ; il les exporte, depuis l’Amérique centrale, en Europe et aux États Unis.

Face à des syndicats complices

Ernesto est arrivé à Cargill avec une certaine ingénuité pour bientôt se rendre compte des procédés discutables et de l’arbitraire avec lesquels agit l’entreprise. Il reconnaît que sa première réaction devant les preuves de telles actions fut de démissionner pour n’être pas témoin ni complice des injustices qui se commettaient. Il décida cependant de dégainer l’épée contre le dragon et de lutter pour éteindre le feu de ses gueules. Il préféra affronter le monstre de l’intérieur, le défier, le coincer pour que les choses ne continuent pas de la même manière.

Dans l’usine d’aliments équilibrés où opèrent 88 travailleurs directs, Ernesto, psychiatre de profession, diplômé de la UNAN-Managua en 2007 – la même année où il commença à travailler à Cargill – remarqua que, quand un travailleur avait un accident et était blessé, les syndicats de Cargill, non seulement ne faisaient rien, mais contribuaient à le déplacer pour éluder le problème.

S’il existe des marionnettes au service de Cargill – dit-il – ce sont sans aucun doute ses syndicats : « vendus, traîtres et complices des gros bonnets de l’entreprise. J’ai voulu faire ce qu’il fallait et donner aux personnes qui ont eu des accidents leur droit aux indemnités, mais on a commencé à appliquer contre moi des mesures de répression pour m’empêcher de continuer ».

Ceux qui font les travaux les plus durs

Pour qu’à Cargill tout fonctionne à la perfection et pour que le monstre puisse se mouvoir avec souplesse, la société applique une méthode que le capitalisme sauvage a déjà rendue habituelle : l’externalisation [5]. On sous-traite les services les plus à risque et les plus pénibles de l’entreprise. On maintient ainsi un système qui devient le fouet qu’emploient les transnationales pour maintenir en haleine les esclaves modernes du XXIe siècle.

L’idée est de faire plus avec moins ; on le fait avec ce qu’on appelle les contrats et les sous-contrats. Les entreprises qui embauchent ont sous leur commandement une série de sous-traitants qui, à leur tour, embauchent et sous-traitent. Cargill utilise l’entreprise avec laquelle il a fait un contrat comme intermédiaire pour réprimer le sous-traitant et violer ses droits. Et quand surgit un quelconque problème avec le sous-traitant, la responsabilité retombe sur l’entreprise qui l’a embauché et Cargill s’en lave royalement les mains.

Les personnels des entreprises en sous-traitance sont ceux qui font les travaux les plus dangereux. Ce sont les employés de Cargill qui meurent chaque année dans le monde entier parce qu’ils travaillent sans aucune sécurité. Ce sont ceux qui élaguent les arbres, nettoient les toilettes, soulèvent des sacs lourds… Ils effectuent tous les travaux où il y a la plus grande probabilité d’un accident grave ou mortel. Ils travaillent sur les échafaudages, dans les silos et les machineries où il est facile de se blesser. Ce sont ceux qui travaillent dans leur propre pays comme travaillent les immigrés hors de leur pays : avec des salaires moindres et sans aucun droit. Ce sont ceux qui meurent dans l’anonymat, ceux qui n’ont pas de vacances, ceux qui ne touchent que la moitié des étrennes.

Pendant ce temps, dort à l’Assemblée nationale du Nicaragua, un avant-projet de loi qui attend que quelqu’un le réveille. La « Loi régulatrice de la sous-traitance et de l’externalisation de l’emploi » n’est pas encore appliquée par le ministère du travail (MITRAB) dans aucune des entreprises qui opèrent au Nicaragua.

Les personnels des entreprises en sous-traitance n’ont même pas le droit de manger à la cantine de l’entreprise. Ce sont les pauvres. « Et qui sont les pauvres ? Ceux pour qui rien n’est acquis dans la vie, ceux pour qui vivre est la tâche primordiale et pour qui la proximité d’une mort indigne fait partie de leur culture. Les pauvres sont ceux qui meurent avant l’heure », dit Ernesto rappelant des idées du théologien salvadorien Jon Sobrino.

« Représailles déguisées pour que je m’en aille »

Les travailleurs de la section « Nutrition humaine » de l’entreprise au Nicaragua sont environ 1300, employés directs et indirects. La majorité travaille au kilomètre 17 de la route qui va à Masaya. C’est là qu’Ernesto a dû développer une stratégie pour faire face à Cargill. Quelques mois après son arrivée, on voulait déjà qu’il démissionne à cause de la manière « trop juste » avec laquelle il essayait de traiter dignement les employés.

Quand Ernesto arriva à Cargill, la majorité des travailleurs des entreprises en sous-traitance n’étaient pas assurés, comme le requiert le code du travail. Un jour, l’un d’eux s’est cassé la main ; mais il fut « replacé » dans l’atelier d’un sous-traitant de l’entreprise. Ernesto l’apprit et fit un esclandre au niveau légal en exigeant que tous les travailleurs (contrats et sous-contrats) aient droit à une assurance complète de l’Institut nicaraguayen d’assurance sociale (INSS, pour Instituto Nicaragüense de Seguro Social) pour éviter ainsi des violations de droits humains comme celle-ci.

Chaque fois qu’Ernesto obtenait quelque chose pour les travailleurs, ses supérieurs rognaient ses responsabilités pour faire pression sur lui. D’abord, on lui retira ses compétences dans le secteur de l’environnement, ensuite dans le secteur de la sécurité. Finalement il ne lui resta plus que le secteur de santé du travail. « C’était des représailles déguisées pour que je m’en aille » : ainsi l’explique-t-il.

Comme notre héros n’arriva pas à changer les choses par la voie interne, il décida de s’appuyer sur l’État et ses institutions. Il se rendit au MITRAB et à l’INSS. Quand il entra en contact avec ces organismes, malgré les poursuites engagées contre lui par la hiérarchie de Cargill, l’entreprise ne pouvait pas se débarrasser de lui si facilement. Ernesto était bien placé : à son poste, il avait aussi un certain pouvoir dans la direction de l’entreprise. Ses ennemis devaient avoir recours à des mesures coercitives, mais d’une manière camouflée et discrète pour éviter une crise trop évidente.

À la défense des serfs de Cargill

Ernesto s’affronta à différents cas. Un jour, un travailleur se fractura les deux jambes en tombant d’un échafaudage pour la construction d’une cave. Auparavant, un autre travailleur avait déjà eu une contusion sévère quand un monte-charge lui écrasa le pied et le rendit invalide pendant plusieurs jours. On voulait déplacer le travailleur qui avait les jambes cassées pour qu’il continue à travailler en étant assis, plutôt que de le renvoyer chez lui pour se reposer. Ernesto fut l’objet de pressions de son chef, qui était au Honduras ce jour-là, pour qu’il « déplace » la victime, mais lui s’y refusa. Quand il revint du Honduras, son chef, allié au directeur de production, donna l’ordre, une fois achevés les dix jours d’indemnisation, de sanctionner le travailleur blessé avec deux semaines sans salaire pour le « délit » d’avoir été accidenté.

Avec une attitude semblable à celle de Rosa Parks lorsque, toute seule, elle fit face au racisme états-unien, Ernesto présenta au MITRAD et à l’INSS un dossier des affaires connues. L’externalisation du travail compliquait les choses. Cargill faisait beaucoup d’économies en n’embauchant pas directement les personnels des entreprises sous-traitantes et en donnant des ordres aux intermédiaires pour ensuite ne pas assumer les conséquences de ses décisions. Avec l’externalisation du travail, on viole les droits de ces travailleurs inférieurs, en les maintenant sans défense devant l’entreprise. On les transforme en serfs dans le fief moderne de Cargill. L’employeur intermédiaire peut faire n’importe quoi avec les serfs en sous-contrat.

Ernesto ne put tolérer ce qu’il voyait. « Et comme je ne m’en allais pas malgré les pressions, le 5 mars 2010, on me donna une lettre de licenciement ». Auparavant, Ernesto fut menacé par le directeur général de Cargill au Nicaragua. Il lui dit qu’il y avait dans l’entreprise un médecin qui travaillait dans une clinique de l’entreprise pour soigner les travailleurs, mais que, à la différence d’Ernesto, il arrivait, lui, à éviter de donner des indemnisations à tous les employés ; et que, si Ernesto maintenait sa position cette clinique fermerait. Ce qui arriva. Quand Ernesto fut licencié, ils projetaient de passer un contrat de sous-traitance avec un médecin de l’Hôpital militaire.

L’autre problème auquel s’affronta ce nicaraguayen de 34 ans pour que ses plaintes aboutissent, c’est que Cargill existe partout, mais n’est nulle part. Il ne pouvait pas l’attaquer directement. Son corps au Nicaragua est Tip Top, mais où est sa tête. À Minneapolis ? Et si elle est là-bas, que pouvait faire l’État nicaraguayen ? Ernesto se trouva piégé entre l’immunité de Cargill et l’impuissance du gouvernement national.

Concurrence déloyale

La philosophie de Cargill est de ne pas entrer dans la compétition si elle ne dispose pas d’avantages. Cela signifie qu’elle s’implante là où il n’y a pas beaucoup de lois et où le gouvernement ne se mêle pas trop de ses affaires. Pour Cargill, le Nicaragua est un bon terrain pour travailler et c’est la raison pour laquelle ils sont là.

Ernesto assure qu’au Nicaragua le directeur de l’entreprise cache très habilement les problèmes de la sécurité au travail. « Si les véritables gros bonnets de Cargill se rendaient compte des accidents dont sont victimes les travailleurs de leurs entreprises au Nicaragua et des arrêts de travail dus aux incidents qui sont dissimulés, ils hésiteraient entre rester ou partir de notre pays. »

Cargill ne s’est pas limité à l’exploitation des travailleurs dans ses usines. Il a aussi développé une concurrence malhonnête sur le plan commercial. Il a monté récemment un stand de vente dans le Marché oriental pour vendre ses poulets Tip Top à bas prix, en concurrence déloyale avec des petites boutiques indépendantes de vente de poulets présentes dans ce marché depuis des années. Grâce à l’esclandre des vendeuses pour récupérer leurs ventes, les conseillers de la mairie de Managua sont intervenus et, après plusieurs mois de réunions, la mairie mit fin à la présence de Tip Top dans le Marché oriental.

Daniel Ortega : « Au Nicaragua, vous avez toutes les garanties »

Cargill n’a pas intérêt à s’affronter à l’État. Il n’a pas non plus intérêt à se faire remarquer en le faisant. L’apparition d’un autre monstre grandissant, Albalinisa (ALBA-Alimentos) préoccupe aujourd’hui Cargill, contrairement aux avantages qu’il voyait il y a dix ans quand il planta ses griffes sur le territoire national, dans un contexte politique différent.

Malgré cela, Ernesto a fini par croire qu’il peut exister une complicité entre Cargill et l’actuel gouvernement du Front sandiniste de libération nationale (FSLN). Les violations constantes et impunies des droits des travailleurs de la part de Cargill et le peu de réaction qu’ont eu aussi bien le MITRAB que l’INSS face à ses continuelles dénonciations, lui ont donné des soupçons. S’agit-il d’une peur institutionnelle ou d’un accord dans le dos du peuple ? Chacune de ces deux hypothèses laisserait en très mauvaise posture le gouvernement de Daniel Ortega qui prétend mettre en avant « les pauvres du monde ».

Dans les premiers jours de son gouvernement, en janvier 2007, le président Ortega reçut à Managua le magnat de Cargill, Warren Stanley. Bien que Cargill soit une transnationale emblématique des grandes sociétés qui aujourd’hui dominent le monde du capitalisme sauvage – maintes fois dénoncé dans ses discours – et bien que le modèle de développement que représente Cargill soit l’antithèse de la sécurité et de la souveraineté alimentaire que le gouvernement d’Ortega prétend promouvoir, entre autres mesures, avec le « bon de production alimentaire » distribué dans le programme « Faim zéro », le président Ortega nouvellement installé tranquillisa Stanley.

Il lui dit : « Ici, vous allez avoir toutes les garanties et la sécurité pour poursuivre vos investissements. Nous sommes convaincus que l’investissement que vous avez fait dans le pays, l’emploi qu’il génère, l’impact direct et indirect en termes économiques et sociaux vont dans la direction du combat contre la pauvreté… Le Nicaragua est disposé à continuer à travailler et à développer ces investissements. L’important c’est que vous vous sentiez bien, que vous vous sentiez tranquilles et que vous vous sentiez en sécurité ».

Séduit par Cargill

Ernesto a été séduit par Cargill. L’entreprise lui a offert un salaire de presque un millier de dollars mensuel. Avec en outre, une alimentation excellente et une assurance médicale à l’Hôpital métropolitain de Managua. Un hameçon infaillible pour pêcher n’importe qui. En quelques mois, et malgré les tactiques de dissimulation de l’entreprise, Ernesto devait se rendre compte qu’il aurait à payer très cher pour ces bienfaits. Son salaire cessa de lui sourire autant et il se lança la tête la première dans une lutte pour exiger la justice de la part de la multinationale.

Cargill offrit des privilèges à Ernesto, ce qu’elle ne fait jamais avec les ouvriers dont on rogne la liberté dès qu’on les embauche. Quand il commença à travailler, Ernesto apprit l’existence d’un Master d’hygiène et de sécurité à l’Université d’Ingénierie (UNI) de Managua. Cela attira son attention. Le diplôme coûtait 1800 dollars. Ernesto s’inscrivit par ses propres moyens. Quand il en parla à son chef, celui-ci proposa de lui payer la moitié des études. « Quand ils voient que tu as du talent, ils veulent te modeler pour te faire entrer dans leurs structures. Alors ils te font ce type de proposition », raconte Ernesto.

Violations de l’environnement et de la santé

Ernesto travaillait aussi au km 32,5 de la route Masaya-Catarina, où l’on fabrique les aliments pour les fermes avicoles. Là-bas, il fut témoin d’une autre violation de Cargill, cette fois à l’environnement.

Ernesto explique qu’il y a des aliments qui sont enterrés par tonnes entières quand ils sont périmés dans les terrains des usines. En 2008, une grande quantité d’aliments pour les crevettes a été fabriquée sans passer les tests de qualité et vendu à des élevages de crevettes. Ensuite, bien qu’ils aient reconnu leur erreur et qu’ils aient retiré le produit, cet aliment préparé qui restait dans l’usine n’a pas été recyclé. Qu’ont-ils fait ? Ils l’ont envoyé aux sous-traitants pour l’enterrer dans une lointaine propriété du côté de Sébaco.

« Si tu enterres ainsi des aliments périmés de ce type, tu enterres des antibiotiques qui peuvent créer une résistance bactérienne, atteindre les sources d’eaux et contaminer l’environnement ». C’est ce qu’expliqua Ernesto aux inspecteurs du MITRAB et de l’INSS. Une collaboratrice du Mouvement des femmes « María Elena Cuadra » porta plainte aussi devant une instance gouvernementale. Ils ne furent pas écoutés. Ernesto insista par la voie interne de l’entreprise en argumentant que, enterrer ainsi des produits périmés qui ne répondent pas aux standards de qualité, est illégal selon la Loi de l’Environnement. Il envoya des courriers à la conseillère juridique et à la directrice environnementale de l’usine responsable. Cela resta lettre morte.

« Si les instances régulatrices du gouvernement ne font rien, comment y arriver à moi tout seul », souligne Ernesto avec un sentiment de frustration.

Cargill polluait aussi par le bruit et commettait un délit contre la tranquillité publique selon la classification du nouveau Code pénal. Le bruit qui venait du générateur où travaillait Ernesto violait la norme pour économiser de l’énergie. La limite établie par la loi est de 55 décibels à un mètre des habitations. Mais dans l’usine, on arrivait même à 90 décibels. Ernesto porta plainte aussi. Cargill réduisit le bruit de 10 décibels, mais la norme était toujours violée. Cyniquement, Cargill dit à Ernesto qu’« elle n’avait pas de sous » pour investir dans des mécanismes pour diminuer le bruit. Les gens des alentours commencèrent à se plaindre, ils firent des réclamations jusqu’au ministère de la santé (MINSA) et l’inspecteur de cette institution se rendit à l’usine de Cargill. Mais à la surprise de tous, il n’avait pas un sonomètre pour mesurer la quantité de décibels et démontrer à l’entreprise qu’elle violait la loi. Une preuve de plus de l’incompétence du gouvernement devant ce monstre.

C’est ainsi que Cargill agit partout. En août 2006, à São Paulo (Brésil), eut lieu la Rencontre internationale des travailleurs de Cargill. À cette occasion, le secrétaire régional latino-américain de l’Union internationale des travailleurs de l’alimentation, Gerardo Iglesias, parla ainsi : « Nous combattrons sans trêve cette transnationale qui a créé une nouvelle féodalité en causant à ses travailleurs de graves maladies dues au rythme de travail intense auquel elle les soumet, en adoptant des pratiques antisyndicales et en causant de sérieux problèmes sociaux- environnementaux dans les pays où elle s’installe.

Le grand coût émotionnel

Le coût émotionnel que représenta pour Ernesto son passage à Cargill a été élevé. En tant que psychiatre, il dut recourir à un collègue pour être aidé. Ce médecin lui recommanda de démissionner en décembre 2009 quand il s’aperçut que la paroxetine (antidépresseur avec effet anxiolytique) n’avait pas d’effets. Le psychiatre lui suggéra de quitter une atmosphère aussi hostile, de prendre des vacances pour retrouver son équilibre et se désintoxiquer de l’entreprise. Le diagnostic était une anxiété due à la maltraitance au travail et au fait qu’on ne lui permettait pas de développer pleinement ses fonctions médicales dans l’entreprise où il travaillait. Mais malgré cette crise aigüe, il continua à travailler quelques mois de plus jusqu’au 5 mars 2010 où il fut licencié par application de l’article 45 du Code du travail.

Quand ils mirent fin à son contrat, le directeur demanda à Ernesto de signer le quitus devant une avocate et de déclarer qu’il s’en allait satisfait de l’entreprise, mais qu’il n’aurait plus aucun lien avec elle, ni par courrier, ni par téléphone, ni d’aucune autre manière. De cette façon, l’entreprise espérait éviter une plainte. Ernesto ne signa pas. Devant son refus, Cargill refusa de lui payer ce qu’elle lui devait et laissa la somme en dépôt dans le cadre d’une conciliation judiciaire devant un juge de Masaya. L’avocate fit un autre acte notarié pour justifier qu’on ne lui donnait pas le solde de son compte – quelque 80000 cordobas, l’équivalent d’environ 4000 dollars. Quand l’avocate demanda à Ernesto pourquoi il ne signait pas le quitus, il lui répondit sobrement : « j’use de ma liberté de ne pas vouloir signer ».

Le prochain chapitre ?

Cargill prit des mesures de harcèlement contre Ernesto à partir du moment où elle remarqua son esprit de rébellion éthique. Dans le langage des grandes sociétés, ces mesures sont connues comme du « mobbing » [6] et sont considérées comme un délit dans plusieurs endroits du monde. De juin 2007 à mars 2010, quand on le licencia, Ernesto fut harcelé et surveillé, à l’intérieur comme à l’extérieur, pour ses actions dans l’entreprise. Au chômage, il reçut des appels téléphoniques de la même avocate qui avait soldé son compte et qui lui demandait s’il allait attaquer Cargill. Quand il répondit que oui, l’avocate lui demanda de rencontrer le directeur général de l’entreprise, son ex-chef. Une compensation économique pour qu’il n’attaque pas l’entreprise ?

Ernesto attend une réponse des autorités de l’INSS, du MITRAB et du MINSA à qui il a écrit directement en leur relatant l’insuffisance opérationnelle des cadres intermédiaires de l’entreprise. Une de ces institutions lui communiqua que la ministre avait bien lu, analysé et étudié le document et avait coordonné une inspection du Directeur général de la sécurité pour faire un audit interdisciplinaire chez Cargill. La première inspection donna des résultats positifs et confirma les plaintes d’Ernesto. Que se passera-t-il ensuite, quel sera le prochain chapitre de cette histoire ?

« Pour mon curriculum de vie »

Cargill a reçu des plaintes dans plusieurs pays pour violation des droits humains et environnementaux. C’est la première fois que l’entreprise doit faire face à une plainte de cette importance au Nicaragua.

En juillet 2005, le Fonds international du droit du travail porta Cargill, Nestlé et Archer Daniels Midland (ADM) devant les tribunaux de la Cour fédérale de Los Angeles (Californie) pour défendre un groupe d’enfants du Mali qui avaient été victimes d’un trafic jusqu’à la Côte d’Ivoire et soumis au travail forcé pendant 12 à 14 heures par jour, sans salaire, sans nourriture et souvent battus. Les trois enfants qui représentaient leurs compagnons le firent anonymement par peur de la vengeance des propriétaires des cultures de cacao où ils travaillaient. Cargill fut accusé de trafic, tortures et esclavage d’enfants qui cultivent et récoltent pour les compagnies qui exportent pour Cargill depuis l’Afrique.

En novembre 2007, Cargill, l’un des plus grands producteurs de viande dans le monde, annonça qu’il retirait du marché plus d’un million de livres de viande hachée à cause d’une possible contamination avec la bactérie E. Coli. En octobre de cette même année, Cargill avait dû retirer plus de 800 000 livres de viande hachée pour la même raison.

Un slogan que Cargill énonce comme une vérité suprême est celui-ci : « la sécurité est première ». Sécurité de qui ? L’histoire a démontré que depuis toujours la lutte pour les revendications des travailleurs a été héroïque, qu’elle est venue de « ceux d’en bas », des pauvres et que c’est le sang versé des travailleurs qui a provoqué les changements. Pour Cargill, la sécurité n’est pas première pour les plus faibles, mais pour les orques [7] qui mangent, avalent et détruisent depuis leurs postes de commandement.

Ernesto fait une dernière réflexion à propos de son passage dans ce monstre sans pitié. Pour « mon curriculum de travail, ceci est un moins, mais pour mon curriculum de vie, c’est un plus. Je suis venu à Managua pour faire des études de médecine à 16 ans après avoir passé mon enfance à Boaco où je suis né. Maintenant je suis en train de faire pression sur l’État pour qu’il affronte Cargill et lui fasse respecter les lois qui protègent les travailleurs nicaraguayens. Je maintiendrai ma plainte personnelle contre le directeur général. J’irai jusqu’aux dernières conséquences. Ce n’est pas tant mon curriculum de travail qui m’intéresse, mais celui de ma vie ».

En présentant le livre qui dénonce les pratiques de Cargill, après une vaste enquête sur le géant invisible – invisible parce qu’il nous montre seulement ce qu’il veut que nous voyions – son auteur, Brewster Kneen, explique ainsi sa motivation : « il faut que les gens, les producteurs, sachent à quoi s’en tenir au sujet de Cargill pour prendre des décisions. L’important est de comprendre le système dominant, d’apprendre qu’entre les pieds de ce géant, il y a aussi des espaces à partir desquels le combattre. Nous devons apprendre à voir ces espaces pour savoir quelles actions engager : si nous continuons le jeu de Cargill ou si nous changeons de cap ».

Ernesto a décidé d’ouvrir un espace entre les griffes du monstre.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3179.
 Traduction de Bernard & Jacqueline Blanchy pour Dial.
 Source (espagnol) : revue Envío, n° 338, mai 2010.

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[1Voir DIAL 3088 - « PÉROU - Une mine engloutit une ville » et DIAL 3089 - « COSTA RICA - Le vert ou l’or ? ».

[4Voir Brewster Kneen, Invisible Giant : Cargill and Its Transnational Strategies, 2º éd., Londres & Sterling, VA, Pluto Press, [1995] 2002, x-222 p. Du même auteur, on peut lire en français : Les Aliments trafiqués : les dessous de la biotechnologie, traduit par Geneviève Boulanger et Françoise Forest, Montréal, Écosociété, 2000, 251 p. – note DIAL.

[5« Externaliser », c’est confier à une société sans lien juridique avec le donneur d’ordre l’embauche de personnel pour exécuter une tâche. Il s’agit d’une pratique très courante pour donner à des « tiers » – d’où le mot espagnol de « tercerización », traduit ici par « externalisation » – la responsabilité d’embaucher du personnel qui va travailler pour Cargill. Autrement dit, les travailleurs vont exécuter des tâches pour quelqu’un qui n’est pas leur employeur. Cela dilue la responsabilité en cas d’accident, surtout si ces tiers que l’auteur nomme « contratistas » (contractuels) sous-traitent auprès de « sub-contratistas » – NdT.

[6Le « mobbing » est un terme devenu commun ; il s’agit de la violence psychologique dans un lieu de travail, par exemple des chefs qui harcèlent une employée ou un complot monté par des compagnons de travail qui s’attaquent à quelqu’un pour lui rendre la vie impossible au bureau – NdT.

[7Cétacée carnivore – NdT.

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