Accueil > Français > Dial, revue mensuelle en ligne > Archives > Années 2010-2019 > Année 2012 > Janvier 2012 > La démocratie électorale dans la crise systémique
DIAL 3178
La démocratie électorale dans la crise systémique
Raúl Zibechi
jeudi 12 janvier 2012, mis en ligne par ,
Dial publie très souvent des textes évoquant différentes initiatives qui se développent en tel ou tel point du continent, moins souvent des articles d’analyse plus globale, qui peuvent eux aussi enrichir le regard porté sur la situation en Amérique latine. Nous publions donc ici un texte de l’uruguayen Raúl Zibechi, qui propose une réflexion sur l’évolution du contexte politique en Amérique latine et au-delà. L’article a été publié dans le quotidien mexicain La Jornada le 7 octobre 2011.
Depuis le coup d’État au Honduras, il y a plus de deux ans déjà, se sont multipliés les signes qui montrent que les élites mondiales ont tendance à affronter la crise systémique de manière autoritaire, en laissant de côté les formes démocratiques qu’elles-mêmes avaient prescrites auparavant comme mode de résolution des conflits sociaux et politiques. Bien que les coups d’État soient l’exception pour l’instant, les pratiques autoritaires se naturalisent et se propagent en ce qui peut se transformer en un encerclement policier-militaire des forces antisystémiques.
Il y a quelques jours, le Journal du peuple, le journal officiel chinois, a publié l’intervention du président de l’Everbright Bank, Tang Shuangning, lors du Forum économique Europe-Asie qui s’est tenu en septembre à Xian (au nord-ouest de la Chine) ; dans cette intervention, il pointait du doigt les dix contradictions de la crise de la dette en Occident (Journal du peuple, 27 septembre 2011). Selon le banquier chinois, la principale contradiction se trouve entre l’aide sociale extrêmement élevée et le système politique.
Il soutient que la compétition électorale a amené les hommes politiques à formuler des promesses d’amélioration du système d’État-providence qui ont créé une culture de l’aide sociale. La conclusion du banquier chinois a des airs de déjà vu : « Si l’Occident ne résout pas la “démocratisation extrémiste” au niveau du système politique et l’“assistantialisme excessif” au niveau culturel », il ne pourra résoudre aucune de ses graves contradictions et tout le système sociopolitique sera en danger.
Dans un article intitulé « Après les Lumières ou après l’idéologie ? », le quotidien officiel chinois s’est posé, à la fin du mois d’août, la même question que la revue américaine Time : La démocratie peut-elle résoudre les problèmes économiques de l’Occident ? (Journal du peuple, 31 août). La réponse est également identique : un profond scepticisme, car la politique électorale a restreint le champ d’action de ceux qui sont au pouvoir.
Bien qu’elle semble étrange, cette convergence d’opinions entre les élites de la superpuissance en décadence et de la puissance principale émergente ne doit pas nous surprendre. En effet, ni les États-Unis ni la Chine ne peuvent prospérer ou même se perdurer dans le monde actuel sans être en compétition pour l’accès aux ressources naturelles, ce qui suppose presque inexorablement de faire passer au premier plan l’accumulation par la dépossession, ou par la guerre, devant n’importe quelle autre considération. Tant la démocratie que la souveraineté nationale constituent des obstacles à l’accumulation, et, pour cette raison, elles doivent être neutralisées.
En Amérique latine, la pression croissante des secteurs populaires, indiens et d’ascendance africaine, paysans et pauvres urbains, se transforme peu à peu en quelque chose d’intolérable pour les élites. Ce n’était pas Manuel Zelaya qui était l’écueil au Honduras, mais bien le mouvement social qui pouvait le dépasser, et c’est cela que le coup d’État du 28 juin 2009 cherchait à neutraliser, comme la suite l’a montré.
La principale tendance autoritaire sur notre continent est la criminalisation des mobilisations. Le gouvernement de Sebastián Piñera s’apprête à approuver les lois qui prévoient des peines de prison même pour les étudiants qui occupent pacifiquement leurs lieux d’études. En Colombie, au Guatemala et au Mexique, la violence du système contre ceux d’en bas se pratique sans interrompre le fonctionnement des démocraties. En Équateur, 189 Indiens sont accusés par la justice de sabotage et de terrorisme parce qu’ils ont barré des routes.
Dans l’histoire des mouvements antisystémiques, la participation au jeu de la démocratie électorale a toujours été une tactique subsidiaire, subordonnée à la question centrale qui consistait à organiser les forces pour préparer des batailles décisives. Les débats qui ont impliqué les courants révolutionnaires les plus divers se sont axés sur les moyens d’atteindre les objectifs.
Sur notre continent, s’est installée la conviction que les compétitions électorales sont au cœur de l’action politique, et qu’à travers elles, on peut changer les relations de pouvoir au sein de la société. Certaines analyses décontextualisent les processus historiques de telle sorte qu’elles laissent entendre que c’est l’accès au siège du gouvernement de tel ou tel dirigeant qui a permis d’entamer un processus de changement. Elles oublient de dire que ces personnes ont gagné les élections parce que les droites ont auparavant été vaincues dans la rue, que les mouvements avaient déjà modifié le rapport de force avec un poids tel que le triomphe électoral fut à peine un aboutissement, toujours partiel, du cycle des luttes.
Il est surprenant que les personnes qui appellent de leurs vœux la décolonisation restent prisonniers d’une vision eurocentrique. Lorsque Boaventura de Sousa [1] dit que la démocratie politique présuppose l’existence de l’État, et répète ce qu’il considère comme un principe de l’action politique, « Meilleur État, toujours ; moins d’État, jamais » (Visâo, 22 septembre), il réfléchit sur la base de l’expérience européenne qui n’est évidemment pas celle que nous vivons sur ce continent, où cohabitent différents types de démocraties – communautaires, territorialisées dans les périphéries en résistance, paysannes, des femmes des marchés, d’ateliers – qui en viennent à former un arc-en-ciel de manières de décider en dehors des institutions représentatives.
Le marxiste indien Ranajit Guha polémique contre le marxiste britannique Eric Hobsbawn, car il n’est pas d’accord sur le fait que les rébellions paysannes soient prépolitiques ou spontanées ; il considère qu’il s’agit d’un regard élitiste et, bien évidemment, eurocentrique. Une révolte était précédée d’une consultation entre les paysans qui pouvait consister en assemblées des anciens, en réunions des voisins ou des masses jusqu’à ce qu’on arrive à un accord (Ranajit Guha, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India, Durham, Duke University Press, [1983] 1999, p. 9).
Maintenant que les élites sont en voie de détruire les composantes des démocraties qui nous intéressent le plus – les droits de réunion, de manifestation et d’expression – il devient plus nécessaire que jamais de renforcer et de d’accroitre la politique du peuple, qui est un domaine autonome, selon Guha. Je ne suis pas en train de proposer de rejeter la composante électorale : j’invite à fortifier ces démocraties autres, de face à face, qui sont et seront le lieu où ceux d’en bas prennent leurs décisions stratégiques.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3178.
– Traduction de Cyrielle Hardenne pour Dial.
– Source (espagnol) : La Jornada, 7 octobre 2011.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Boaventura de Sousa Santos, professeur d’université à la Faculté d’économie de l’université de Coimbra (Portugal) est un intellectuel de gauche très connu en Amérique latine, notamment au Brésil, où il a participé à trois Forums sociaux mondiaux à Porto Alegre – note DIAL.