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CUBA - « Il existe un consensus au sein de la société pour sauvegarder le système » : entretien avec Salim Lamrani
Edmundo García
lundi 30 janvier 2012, mis en ligne par
Cet entretien a été réalisé et diffusé dans le cadre de l’émission de radio La Tarde se Mueve (Miami, États-Unis) animé par le journaliste Edmundo García, jeudi 29 décembre 2011.
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Salim Lamrani est enseignant, écrivain et journaliste français. Docteur du Centre de recherches interdisciplinaires des mondes ibériques contemporains (CRIMIC) de l’Université Paris-Sorbonne. Spécialiste des médias et des relations entre Cuba et les États-Unis. Connaisseur de première main de la réalité cubaine à travers ses études et ses visites régulières, il a récemment disserté à Miami sur le rôle des médias dans le traitement du thème Cuba. En tant que journaliste et spécialiste, il a interviewé des figures du gouvernement, de la culture et de la dissidence. En un mot, un connaisseur de notre réalité.
Edmundo García : Salim Lamrani, lors de votre conférence ici à la Alianza Martiana, vous vous êtes montré assez critique vis-à-vis du rôle des médias et vous avez cité l’exemple de Cuba en donnant quelques informations, quelques détails et statistiques d’Amnesty International. Vous avez évoqué la manière dont cela était reflété dans les médias. Je crois que nous devrions débuter cette interview, cette conversation par cela.
Je crois qu’il faut commencer par le postulat suivant : les grands groupes économiques et financiers du monde contrôlent le secteur de la presse, et le rôle des médias n’est plus de fournir une information vraie et vérifiable au lecteur, à l’opinion publique, mais de contrôler le marché des idées et défendre l’ordre établi. Ainsi, l’objectivité des médias est un mythe car ils défendent des intérêts très précis.
Vous évoquez la question des droits de l’homme, qui est la problématique par excellence dès lors qu’il s’agit de Cuba. Ne comptez pas sur moi pour vous dire qu’il n’existe aucune violation des droits de l’homme à Cuba. Mais si je souhaite me faire une opinion juste et vérifiable sur la situation des droits de l’homme à Cuba et voir s’il existe une spécificité dans ce domaine, par rapport au reste du monde, je n’ai qu’à consulter une source internationale qu’est l’organisation Amnesty International, et qui publie chaque année un rapport détaillé sur la situation des droits de l’homme à Cuba. Le postulat des médias est le suivant : « Cuba est un pays qui viole les droits de l’homme et qui se démarque du reste du continent américain, par exemple, par ses violations des droits de l’homme ». Nous pouvons comparer ce postulat de base avec la réalité des faits en nous référant au rapport. Selon le rapport d’Amnesty international d’avril 2011, dans le continent américain, l’un des pays qui viole le moins les droits de l’homme – sans doute le moins – ou qui les respecte le mieux est Cuba. Ne croyez pas ce que je raconte, allez sur le site Internet d’Amnesty International où le rapport est disponible en trois langues : français, anglais et espagnol. Amnesty International est une organisation que nous ne pouvons qualifier de procubaine pour la raison suivante : elle a rompu ses relations diplomatiques avec Cuba depuis 1988. En conclusion, il y a un abîme entre la rhétorique médiatique de départ et la réalité des faits. Vous pourriez me rétorquer que la Colombie ou le Honduras ne sont pas des exemples en termes de droits de l’homme, et que la comparaison n’est pas très explicite.
Prenons donc le cas suivant ; comparons la situation des droits de l’homme à Cuba et au sein de l’Union européenne. Pourquoi l’Union européenne ? Parce que depuis 1996, l’Union européenne impose à Cuba une Position commune en raison de la situation des droits de l’homme. Qu’est-ce qu’une Position commune ? Il s’agit du principal pilier de la politique étrangère de Bruxelles vis-à-vis de La Havane, qui limite les échanges diplomatiques, politiques et culturels. Il est singulièrement curieux que le seul pays du continent américain victime d’une Position commune soit Cuba, alors que selon Amnesty International Cuba est le pays qui viole le moins les droits de l’homme. Il s’agit là d’une première contradiction. Maintenant, il convient bien évidemment d’évaluer la légitimité de l’Union européenne à s’ériger en juge sur la question des droits de l’homme, parce que pour pouvoir stigmatiser un pays sur ce thème il faut être irréprochable.
Que dit Amnesty International ? Selon le rapport d’avril 2011, disponible sur Internet de manière gratuite, 23 des 25 pays qui ont voté les sanctions politiques et diplomatiques et culturelles contre Cuba en 2003 – ils étaient 25 et non 27 à l’époque – présentent, selon Amnesty International une situation des droits de l’homme qui est pire que celle de Cuba. Prenons le cas qui me concerne le plus, le cas de la France. Nous sommes la Patrie des droits de l’homme. Néanmoins, j’invite tous les auditeurs à se rendre sur le site d’Amnesty International, à prendre le rapport sur Cuba et le rapport sur la France, à les comparer et à tirer leurs propres conclusions. Cela est donc un exemple de la manipulation médiatique. Je le répète, Cuba ne présente pas un bilan parfait, propre, sur la question des droits de l’homme. Il y a quelques critiques de la part d’Amnesty International sur la question de la liberté d’expression, de la liberté d’association, etc. Mais quand nous comparons cela avec la réalité existante sur notre continent, et sur le continent américain, nous découvrons qu’il s’agit d’une énorme manipulation.
Pourriez-vous citer des exemples, des faits qui se passent au sein de l’Union européenne, alors que l’Union européenne maintient Cuba sous une position commune ?
Donnons quelques exemples précis. Pour ce qui est de Cuba, Amnesty International n’a jamais rapporté de cas d’assassinat par les forces de l’ordre, ce qui est le cas pour le Royaume-Uni et d’autres pays ; de stérilisation forcée de femmes issues des minorités ethniques, tortures dans les prisons, répressions violentes et massives de manifestations publiques, avec des gaz lacrymogènes etc., discrimination envers les enfants issus des minorités au sein du système éducatif comme cela est le cas pour la République tchèque ou la Slovaquie. Je pourrais multiplier les exemples graves.
Et en Autriche ? Je vous ai entendu dire dans une conférence qu’il y avait un problème avec les minorités en Autriche.
Il y a de très graves violations des droits de l’homme en Autriche, des cas d’assassinats commis par les forces de l’ordre, de brutalités à l’égard des minorités. Mais il y a également eu des déclarations discriminatoires contre les minorités Rom faites par le président de la République en France. Nous voyons donc, avec cette réalité, que la Position commune est une vaste hypocrisie. En fait, ce qui dérange l’Union européenne n’est pas tant la situation des droits de l’homme mais le système politique, économique et social qu’il y a à Cuba.
Salim Lamrani, j’aimerais que vous évoquiez le thème migratoire entre Cuba et les États-Unis et que vous fassiez une analyse comparative, comme pour Amnesty International, avec les autres pays d’Amérique latine. Est-ce que les Cubains émigrent plus ? Emigrent-ils moins que les autres pays de la région ? Quelles seraient les causes dans un cas et dans l’autre ?
La problématique migratoire est effectivement une problématique qui est politisée dès lors qu’il s’agit de Cuba. Je lis toujours au sein des médias le postulat suivant : « Les Cubains émigrent massivement vers les États-Unis, ce qui illustre l’échec du système économique, politique et social à Cuba ». Néanmoins, ce postulat, cette affirmation ne sont jamais corroborés par des données, des statistiques alors qu’elles existent pour l’émigration cubaine vers les États-Unis pour la période allant de 1820 à 2010.
Voyons un peu ce qu’était la réalité migratoire entre les États-Unis et Cuba en 1959. Cuba était un petit pays de 6 millions d’habitants et occupait le second rang du continent américain en termes d’émission migratoire vers les États-Unis. Le premier rang a toujours été occupé par le Mexique pour des raisons historiques, géographiques et démographiques évidentes. Cuba donc, petite nation de 6 millions d’habitants, avait une émission migratoire plus forte que celle de tous les pays d’Amérique centrale réunis, plus forte que celle de toutes les nations de la Caraïbe réunies, presque aussi forte que celle de l’Amérique du Sud en intégralité. Ainsi, un petit pays d’Amérique latine, émettait plus d’émigrants que la somme d’une quinzaine de pays d’Amérique latine et de la Caraïbe. Vous trouverez ces données, facilement accessibles, sur le site des services d’immigration des États-Unis.
Ensuite, à partir de juillet 1960, les États-Unis et l’administration Eisenhower plus précisément, imposent des sanctions économiques contre Cuba, ce qui constitue un facteur objectif d’incitation à l’émigration légale et illégale, parce que la situation économique devient plus difficile, et que de l’autre côté les États-Unis acceptent les émigrants. En 1966, en novembre 1966, le Congrès des États-Unis adopte ce que l’on appelle la loi d’Ajustement cubain. Qu’est-ce que la loi d’Ajustement cubain ? Il s’agit d’une courte législation de deux pages, une page et demie en réalité, qui stipule que tout Cubain qui, le 1er janvier 1959 ou après, émigre légalement ou illégalement, pacifiquement ou par la violence, obtient automatiquement au bout d’un an le statut de résident permanent. Il s’agit d’une loi unique au monde et qui constitue un formidable facteur d’incitation à l’émigration légale et illégale. Il convient de souligner la date pour en voir la substance politique : le 1er janvier 1959 ou après, c’est-à-dire que le Cubain qui est arrivé le 31 décembre 1958 ne peut pas bénéficier de la Loi d’ajustement cubain. Nous en voyons clairement le contenu politique. Il s’agit là d’une arme contre le processus révolutionnaire.
Voyons les dernières statistiques, celles que j’ai consultées sont celles de 2003. Je ne voudrais pas me référer à celles de 2010 car je n’ai pas les chiffres exacts en tête. Nous pourrions imaginer ou supposer qu’en raison de la réalité migratoire de 1959 – second rang sur le continent américain –, en ajoutant à cela les sanctions économiques – facteur objectif d’incitation à l’émigration –, la loi d’Ajustement cubain – autre facteur objectif d’incitation à l’émigration – que Cuba a dépassé le Mexique et occupe le premier rang. Or, ce n’est pas le cas. Le Mexique occupe toujours le premier rang en termes d’émission migratoire vers les États-Unis. Cuba n’occupe plus le second rang, ni le cinquième mais seulement le dixième rang.
Je le répète, ces sources, ces chiffres des services d’immigration, sont disponibles sur Internet. C’est-à-dire qu’en Amérique latine, il y a, en 2003, neuf pays qui disposent d’une émission migratoire plus forte que celle de Cuba. Pourtant, les médias n’ont jamais utilisé cette problématique pour dénigrer les gouvernements du Salvador, du Mexique, de la Jamaïque ou de la République dominicaine.
Vous pourriez me rétorquer que l’on ne peut pas comparer la réalité migratoire d’un pays comme le Mexique avec plus de 100 millions d’habitants, avec un petit pays comme Cuba de 11 millions d’habitants. C’est une critique acceptable. Comparons donc la réalité migratoire de Cuba en 2003, avec la réalité du Salvador, avec 5,75 millions d’habitants, moins de 6 millions d’habitants. Le Salvador en 2003 a eu une émission migratoire trois fois plus forte que celle de Cuba et néanmoins, on n’a jamais parlé de cela, on n’a jamais utilisé cette problématique pour dénigrer le système politique et économique néolibéral au Salvador, ou dénigrer son gouvernement. Nous voyons donc qu’il s’agit une nouvelle fois d’une stigmatisation discriminatoire. Si nous voulions vraiment donner une explication politique ou utiliser l’émigration comme un thermomètre de légitimation d’un gouvernement ou d’un système, si nous nous référions aux chiffres, nous ne pourrions arriver qu’à une seule conclusion : le gouvernement et le système cubains sont sans doute parmi les plus légitimes du continent américain, je le répète, si nous partons du postulat que l’émission migratoire est illustrative du bon fonctionnement ou non d’un système.
Posons la question suivante : que se passerait-il si demain le gouvernement des États-Unis approuvait une loi d’Ajustement mexicain ? Pas pendant 40 ans ou plus, 1966 à 2011 cela fait 45 ans…, 46 ans. Pas pendant 4 ans, ni pendant 4 moins, ni pendant 4 jours. Imaginons la chose suivante : le gouvernement des États-Unis adopte une loi d’Ajustement mexicain durant 4 heures, rien de plus. Que se passerait-il au Mexique, d’après vous ? Je vous laisse imaginer la réponse.
Salim Lamrani, j’aimerais entendre votre opinion sur la relation entre Cuba et les États-Unis en matière commerciale. J’aimerais connaître votre opinion sur le bilan économique des relations entre Cuba et les États-Unis durant les trois premières années de l’administration Obama.
Il convient de reconnaitre que le gouvernement d’Obama diffère de la précédente administration Bush par son style, par la forme. C’est un homme plus cultivé, plus intelligent avec un discours nouveau, parce que durant sa campagne il a fait le constat suivant : la politique des États-Unis vis-à-vis de Cuba a échoué. Cinquante ans de sanctions économiques contre Cuba, avec l’objectif de renverser le gouvernement cubain, et donc imposer un changement de régime était un échec total. Les sanctions économiques contre Cuba sont le principal obstacle au développement de l’île. Elles sont anachroniques parce qu’elles remontent à la Guerre Froide. Elles sont cruelles parce qu’elles affectent les catégories les plus vulnérables de la société cubaine : les femmes, les enfants, les personnes âgées. Elles sont également inefficaces car elles n’ont pas atteint leur objectif de mettre un terme au processus révolutionnaire.
Obama a effectué un constat lucide qui démontre son intelligence et sa sagacité. Néanmoins, nous ne pouvons pas juger Obama sur sa rhétorique mais sur les faits. Nous devons reconnaître qu’il a annulé les restrictions sur les voyages de la communauté cubaine des États-Unis. Car rappelons qu’entre 2004 et 2009, les Cubains des États-Unis ne pouvaient se rendre à Cuba que 14 jours tous les trois ans dans le meilleur des cas, s’ils obtenaient une autorisation du Département du Trésor. Pour obtenir ce permis, il fallait justifier de la présence d’un membre direct de la famille à Cuba. Pour tout le monde, un cousin, un oncle, une tante, un neveu sont des membres directs. Mais non, l’administration Bush avait donné une nouvelle définition de la famille qui ne s’appliquait qu’aux Cubains. Seuls faisaient partie de la famille les grands-parents, les parents, les époux, les enfants et petits-enfants. Il s’agissait donc d’une politique cruelle qui divisait les familles. Obama, homme lucide, a éliminé ces restrictions, mais malheureusement, nous devons constater que l’administration Obama a été plus constante dans l’application stricte des sanctions économiques et de l’imposition d’amendes à des entreprises étrangères qui violent les règles du commerce, des entreprises européennes par exemple.
Je mentionnais précédemment la Position commune qui a été adoptée en 1996. La date n’est pas anodine. Pourquoi a-t-elle été adoptée en 1996 ? Que s’est-il passé aux États-Unis en 1996 ? Le Congrès des États-Unis a adopté la loi Helms-Burton qui dispose d’un caractère extraterritorial – une loi ne peut pas s’appliquer à d’autres pays ; la loi française ne peut pas s’appliquer en Italie ; la loi anglaise ne peut pas s’appliquer en Allemagne. Néanmoins, la loi sur les sanctions économiques contre Cuba s’applique à la France, à la Suisse, etc. Récemment, la banque suisse UBS a dû payer une amende de 100 millions de dollars pour avoir ouvert un compte en dollars à Cuba. Il y a donc eu une application extraterritoriale des sanctions économiques contre Cuba même sous Obama. Il y a, je le répète, une contradiction entre sa rhétorique, de « changement », et la réalité des faits qui fait que chaque année, il a recours à une loi de 1917, la loi de Commerce avec l’ennemi, pour prolonger l’état de siège contre Cuba.
J’aimerais aborder avec vous, Salim Lamrani, un point que vous avez développé dans vos recherches et qui concerne le traitement médiatique de la politique des sanctions économiques, non pas comme un problème économique et politique mais comme un élément de publicité et de manipulation idéologique. Comment voyez-vous ce traitement au sein de la presse internationale, de la presse occidentale ?
Il y a un fait très révélateur. Dans l’histoire des votes aux Nations unies, la résolution qui a obtenu le plus grand nombre de suffrages, chaque année, est la résolution contre les sanctions économiques imposées à Cuba. En octobre 2011, pour la vingtième fois consécutive, une immense majorité de la communauté internationale, 185 pays, ont voté pour la levée de ces sanctions économiques. Néanmoins, ce fait médiatique a été supprimé, censuré, ignoré par la presse. La presse occidentale parle beaucoup des problèmes économiques à Cuba – il y a effectivement de graves problèmes à Cuba – mais cependant, elle n’évoque jamais, je le répète, le principal obstacle au développement économique de la nation, qu’est l’embargo commercial ou le blocus, appelons-le comme bon nous semble.
Quelques données : Cuba ne peut absolument rien vendre aux États-Unis. Elle ne peut lui acheter que des matières premières alimentaires depuis 2000, avec de nombreuses restrictions. Il faut se rappeler que le marché historique et naturel de Cuba a toujours été les États-Unis. En 1959, 73% des exportations cubaines allaient aux États-Unis, et Cuba en importait 67% de ce qu’elle consommait. Cette rupture unilatérale du commerce entre Cuba et les États-Unis constitue donc le principal obstacle.
De plus, les sanctions économiques disposent d’un caractère extraterritorial. Je vais donner quelques exemples précis. Si une entreprise française de pâtisserie – vous savez que les pâtisseries françaises sont succulentes – souhaite exporter ses gâteaux aux États-Unis – car il s’agit de la première économie du monde, le principal marché mondial et cela représente une ambition économique que d’exporter et vendre ces gâteaux – elle doit démontrer au Département du Trésor que ses pâtisseries ne contiennent pas un seul gramme de sucre cubain. Cuba ne peut absolument rien vendre aux États-Unis, mais dans ce cas précis, elle ne pourra pas non plus vendre à la France. Prenons un autre exemple : Mercedes-Benz, l’entreprise allemande qui fabrique sans doute les meilleures voitures du monde. Pour que cette entreprise Mercedes-Benz puisse exporter ses voitures aux États-Unis, elle doit démontrer au Département du Trésor que ses voitures ne contiennent pas un seul gramme de nickel cubain. Donc Cuba ne peut pas vendre son nickel aux États-Unis mais elle ne pourra pas le vendre à l’Allemagne non plus. Ce sont des exemples clairs de l’impact des sanctions économiques.
: Mais dans la presse, comment cela est-il transcrit, Salim Lamrani ?
SL : Il y a une censure totale de cette réalité. Les lecteurs savent-ils, l’opinion publique sait-elle quels sont les effets des sanctions économiques ? Pourquoi y a-t-il 185 pays qui votent contre les sanctions économiques ? Ce n’est pas parce qu’il y a 185 pays amis de Cuba. Cuba a beaucoup d’amis dans le monde, mais pas tous. Par exemple, toute la Communauté européenne a voté contre ces sanctions, et l’Union européenne a une politique hostile à l’égard de Cuba. La raison est que la communauté internationale sait quel est l’impact dramatique des sanctions économiques sur la population cubaine. Les sanctions économiques n’affectent pas les dirigeants, elles affectent le peuple. Donc, il m’est difficile de comprendre la logique qui consiste à soutenir les sanctions. Je comprends qu’il puisse y avoir des secteurs avec une opinion différente de celle du gouvernement de La Havane. Je peux comprendre que l’on pense différemment du gouvernement cubain, mais si ce qui nous importe réellement est le bien-être du peuple cubain, nous ne pouvons que condamner inconditionnellement les sanctions économiques contre Cuba.
Salim Lamrani, dans la rhétorique publique de l’administration Obama, il est dit que les États-Unis ne peuvent pas normaliser les relations avec Cuba parce que l’affaire Alan Gross, le sous-traitant détenu à Cuba, représente un obstacle. On nous donne l’impression que si Gross est libéré tout redeviendra normal. Comment voyez-vous ce nouveau prétexte mis en avant par l’administration nord-américaine pour ne pas avancer davantage dans le dialogue ?
D’abord, je crois qu’il faut mettre sur la table le postulat correct. Lorsque l’administration Obama affirme : « Nous attendons des signaux ou de la réciprocité pour normaliser les relations », il s’agit d’un postulat erroné. Parce que Cuba n’impose pas de sanctions économiques aux États-Unis. Cuba n’occupe pas une partie du territoire américain par la force, comme c’est le cas pour Guantanamo. Cuba ne finance pas une opposition interne dans le but de subvertir l’ordre établi. L’agression, l’hostilité, l’état de siège, je le répète, sont unilatérales. Cuba n’a pas de concessions à faire aux États-Unis. On parle des droits de l’homme. Je le répète, j’invite les auditeurs à jeter un œil au rapport d’Amnesty International sur les droits de l’homme aux États-Unis et à le comparer avec celui sur Cuba. J’affirme qu’il s’agit d’une rhétorique, d’un argument qui est dénué de fondement car les États-Unis ne disposent d’absolument aucune autorité morale pour disserter sur la question des droits de l’homme.
Evoquons à présent le cas d’Alan Gross. Alan Gross est un sous-traitant qui développait un programme de la USAID destiné à miner le gouvernement cubain, le système cubain, avec l’objectif public de changement de régime. Il fournissait à la dissidence du matériel hautement sophistiqué tels que des téléphones satellitaires. Cela est réglementé à Cuba. On ne peut pas entrer avec un téléphone satellitaire à Cuba. Pourquoi ? Parce que Cuba est un pays qui a été victime de 50 ans de terrorisme. Avec un téléphone satellitaire, on peut fournir une géolocalisation, pour faire exploser une bombe ou je ne sais quoi. Washington affirmé que Gross s’était rendu à Cuba uniquement pour aider la petite communauté juive. Bon, écoutons la version de la communauté juive elle-même. Que dit-elle ? Les principales organisations juives ont répété à maintes reprises qu’elles n’avaient aucun contact avec Alan Gross, et qu’elles n’avaient pas besoin de son aide de toute façon, car elles maintiennent d’excellentes relations avec le gouvernement de La Havane, et beaucoup d’autres relations avec les communautés juives des États-Unis et du reste du monde qui leur fournissent ce dont elles ont besoin. En réalité, Gross faisait partie d’un programme, peut-être ne lui a-t-on pas révélé quels étaient les risques qu’il courait, mais la réalité est que Gross a violé la loi, il a commis un grave délit, qui en France serait passible de 30 ans de prison.
Je crois que ce cas, en plus d’être un cas politique, est un cas humanitaire. La réciprocité est importante. Il est possible de trouver une solution à l’affaire Alan Gross. Si les États-Unis libèrent les cinq prisonniers politiques cubains – l’un est sorti mais se trouve toujours en liberté conditionnelle –, je me réfère à ceux qui ont infiltré clandestinement certaines entités violentes de l’exil cubain pour empêcher la réalisation d’attentats terroristes et qui ont été condamné à des peines allant de 15 ans à deux peines de prison à vie. Je crois que si l’administration Obama qui, je le répète, est une administration lucide par rapport à la précédente, souhaite résoudre ce problème, elle peut effectuer un échange de prisonniers : elle relâche les cinq et je suis convaincu que le gouvernement de La Havane en ferait de même avec Gross. Je ne crois pas qu’il faille s’attendre à un geste unilatéral d’aucune des parties. Le dialogue, la négociation ne peuvent que déboucher sur quelque chose de positif.
Vous croyez que la visite du Pape Benoit XVI à Cuba puisse contribuer à résoudre le problème d’Alan Gross et des 5 ? Par ailleurs, je crois qu’il faut également prendre en compte le processus électoral américain. Cela peut-il contribuer à trouver une solution ?
Je crois que la visite du Pape, de sa Sainteté, sera bénéfique non seulement pour Cuba mais également pour les relations entre La Havane et Washington. Plusieurs membres de l’Église catholique américaine, d’éminents membres, ont publié il y a peu de temps, deux ou trois semaines, une déclaration favorable à la libération d’Alan Gross et des Cinq pour des raisons humanitaires. Je crois que la voix du Vatican est une voix importante sur la scène internationale, et je suis convaincu que le gouvernement de La Havane lui prêtera une attention particulière. J’espère que le gouvernement d’Obama en fera de même et que l’on pourra atténuer les tensions qui existent entre les deux pays depuis 50 ans.
Professeur Salim Lamrani, vous avez interviewé il y a quelque temps Yoani Sánchez qui a remporté d’innombrables prix. Vous avez publié une interview qui a beaucoup circulé dans la presse. Ensuite Yoani Sánchez a déclaré que l’interview avait été manipulée de votre part. Après, nous avons découvert que l’interview qu’elle prétendait avoir réalisé avec le président Obama était fausse et que ce fut Jonathan Farrar lui-même, ambassadeur américain à Cuba, qui avait rédigé les questions et les réponses. Yoani affirmait également qu’elle avait envoyé les questions au Président Raúl Castro et ensuite, nous avons appris par Wikileaks qu’elle n’avait en réalité jamais envoyé le questionnaire. Elle avait déclaré qu’elle allait démontrer que vous aviez manipulé l’interview, mais l’affaire en était restée là. J’aimerais avoir votre point de vue à ce sujet, sur ses déclarations, car Yoani Sánchez a une capacité incroyable à nous surprendre.
En ce qui concerne l’interview que j’ai effectuée, Yoani Sánchez a eu trois versions différentes. La première version qu’elle a publiée sur son blog déclarait que cela avait été une conversation constructive et agréable. La seconde version disait que l’interview avait été mutilée. La troisième version affirmait au contraire que j’avais inventé des réponses. Donc, j’ai lancé un défi à Yoani Sánchez, et je le relance une nouvelle fois, de publier sur son blog les réponses que j’aurais inventées, et que si je ne publiais pas les enregistrements, elle aurait eu raison. Je suis attentivement ce que publie Yoani Sánchez et je me suis rendu compte qu’elle avait démenti des points précis sur l’embargo, sur Batista, qui se trouvent dans l’interview, sur les cinq Dans un article que j’ai publié intitulé « La diplomatie étasunienne et la dissidence cubaine », j’ai publié précisément les versions audio de tout ce qu’elle avait nié. Je l’invite donc une nouvelle fois à continuer à démentir de manière précise, et si je ne poursuis pas la divulgation des versions sonores, cela voudra dire qu’elle avait raison.
Vous lui lancez un défi ?
Bien évidemment que je lui lance un défi. Qu’elle le fasse sur son blog, ou dans des déclarations à la presse comme elle l’a fait.
Ce que est sûr est que la presse semble avoir adopté une position commune, en plus de tous les prix qu’elle a obtenus, pour que personne ne publie toute critique de Yoani Sánchez. C’est comme si elle était l’enfant prodige, la Sainte Madeleine, je ne sais pas. La presse censure les critiques à l’égard de Yoani Sánchez.
Je suis sans doute le seul journaliste qui ait effectué une interview sans complaisance. Je lui ai permis d’exprimer ses points de vue. Il y a beaucoup de contradictions dans l’histoire de Yoani Sánchez, que tout journaliste honnête et professionnel devrait souligner. Par exemple, Yoani Sánchez décrit la réalité cubaine de façon apocalyptique. Quand on lit son blog, on a l’impression qu’il s’agit de l’antichambre de l’enfer, avec une vision terrible de la réalité. Or, nous apprenons qu’elle a voyagé en Suisse, la perle de l’Europe, l’un des pays les plus riches du monde, qu’elle y est restée deux ans et qu’ensuite elle a décidé de rentrer à Cuba. De deux choses l’une : soit Yoani Sánchez ne dispose pas de toutes ses facultés mentales – ce qui n’est pas le cas –, soit la réalité qu’elle peint est moins obscure qu’elle le prétend. Je me demande également comment elle a pu obtenir en si peu de temps – de 2007 à aujourd’hui – autant de prix, qui représentent au total, d’un point de vue économique, presque 300 000 euros, c’est-à-dire presque 22 ans de salaire minimum en France et 1 487 ans de salaire minimum à Cuba. Je ne crois pas au hasard. Je crois qu’il y a de puissants intérêts derrière Yoani Sánchez.
Par exemple, elle qui est si expressive sur son blog, qui se présente comme la transparence personnifiée, n’a pas publié le fait qu’elle a rencontré Bisa Williams, la plus haute fonctionnaire de l’administration Obama qui se soit rendue à Cuba, secrètement dans son appartement. Elle n’a pas mentionné non plus, et cela jette une ombre sur sa crédibilité – comme vous le mentionnez concernant l’interview d’Obama ; en réalité cela ne me surprend pas que ce soit Farrar qui ait effectué les réponses, ce sont toujours les hauts fonctionnaires qui répondent pour le Président, lequel se contente de signer – le fait qu’en réalité elle n’a pas envoyé les questions au Président Raúl Castro. Pourtant, elle l’a publiquement affirmé, et elle me l’a dit dans l’interview, qu’elle avait bien envoyé les questions et qu’il n’aurait pas répondu. Mais elle a avoué à Jonathan Farrar, qui l’a écrit dans un mémorandum rendu public par Wikileaks, qu’en réalité elle n’avait jamais envoyé les questions. Cela, je le regrette, jette une ombre sur sa crédibilité.
S’il y a un thème que vous connaissez par vos origines, vous êtes français d’origine algérienne, ce sont « les printemps » qui sont survenus dans le monde arabe, en Afrique du Nord ; la question que j’aie posé également à d’autres personnes : quelle est votre interprétation de ce fait ? De la même manière, et cela a été une surprise pour certains qui s’attendaient à un printemps à Cuba également, pourquoi il ne se passe rien à Cuba ?
Je crois qu’il est difficile d’expliquer les grandes tendances historiques du monde arabe en si peu de temps. Pour résumer, dans tous ces pays, l’Égypte, la Tunisie, le Yémen, depuis des décennies, il y a des gouvernements dictatoriaux, alliés du monde occidental, toujours protégés, qui défendent un certain modèle économique, qui opprimaient leurs peuples. La situation économique et sociale est devenue si difficile que le désespoir des gens s’est exprimé par ce printemps arabe.
Certains, comme vous le soulignez, se demandent pourquoi cela ne se passe pas à Cuba. Pour une raison simple : le printemps cubain est survenu en 1959. Je ne suis pas en train de dire qu’il n’y a pas de secteurs insatisfaits dans la population cubaine, mais ces secteurs insatisfaits savent que le changement – qui doit arriver – doit survenir de l’intérieur, sans intervention étrangère. Les Cubains savent également ce qu’ils ont à perdre. Ils vivent dans des conditions, malgré leur caractère modeste, malgré toutes les vicissitudes quotidiennes, qui sont exceptionnelles si l’on prend en compte la problématique du Tiers-Monde. Cuba dispose d’une espérance de vie de 78 ans, l’une des plus hautes, peut-être la plus haute du Tiers-monde, un taux de mortalité infantile de 4,8 pour mille, le plus bas du continent américain, y compris le Canada et les États-Unis, et le plus bas du Tiers-monde. Cuba dispose d’un indice de développement humain bien supérieur à celui du reste du Tiers-monde. La comparaison démontre que les postulats sur la nature du gouvernement cubain sont faux.
Si le gouvernement cubain était un gouvernement qui imposait son autorité par la force, le peuple cubain se serait soulevé depuis longtemps. Le Cubain n’est pas un peuple lâche. Il faut lire l’histoire de Cuba pour s’en rendre compte. Le peuple cubain s’est soulevé contre l’empire espagnol, s’est soulevé contre la dictature de Machado, contre la dictature de Batista. Il existe un consensus au sein de la société cubaine pour sauvegarder le système, qui doit être amélioré en éliminant les restrictions et interdictions excessives, mais au sein du système, car on ne demande pas de changement de système, mais une amélioration de celui-ci. C’est cela la grande différence entre un gouvernement populaire tel que celui de Cuba et des dictatures militaires comme celle en Egypte.
Nous avons vu il y a quelques semaines la terrible répression en Egypte. Quelle a été la position des États-Unis ? Ils ont exprimé leur inquiétude, « inquiétude ». Imaginez si cela arrivait à Cuba. Je suis absolument convaincu que même le Luxembourg demanderait une invasion militaire de l’île.
Merci beaucoup, professeur Salim Lamrani pour ce dialogue avec La tarde se mueve. Je vous souhaite une bonne et heureuse année 2012.
Bonne année à vous ainsi qu’à tous les auditeurs.
Je reviens en direct la semaine prochaine. À mon tour, bonne année à tous.
Docteur ès études ibériques et latino-américaines de l’Université Paris Sorbonne-Paris IV, Salim Lamrani est enseignant chargé de cours à l’Université Paris Sorbonne-Paris IV, à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, et journaliste, spécialiste des relations entre Cuba et les États-Unis.
Son dernier ouvrage s’intitule État de siège : les sanctions économiques des États-Unis contre Cuba, Paris, éditions Estrella, 2011 (prologue de Wayne S. Smith et préface de Paul Estrade).
Contact : Salim.Lamrani[AT]univ-mlv.fr ; lamranisalim[AT]yahoo.fr