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DIAL 2274

GUATEMALA - À propos du débat sur Rigoberta Menchú, prix Nobel de la paix

Fondation Rigoberta Menchú, Arturo Taracena, Arturo Arias

lundi 1er février 1999, mis en ligne par Dial

Un anthropologue des États-Unis, David Stoll, a enquêté pendant dix ans sur la véracité des épisodes de la vie de Rigoberta Menchú, Prix Nobel de la Paix de 1992, tels qu’elle les a racontés à Elisabeth Burgos dans le livre Moi Rigoberta Menchú (Gallimard, 1983). Les conclusions de D. Stoll ont été reprises dans un article du New York Times du 15 décembre 1998 et, depuis lors, ont été largement diffusées dans la presse. L’anthropologue reproche au Prix Nobel de décrire des expériences qu’elle n’a jamais vécues et d’avancer des données inexactes notamment sur les conflits de son père avec de riches propriétaires terriens, la mort de son frère Patrocinio, son absence de scolarité, etc. Les affirmations de D. Stoll ont évidemment suscité des réponses mettant en cause sa compréhension de la situation, ses sources d’information, ses orientations idéologiques et son appartenance, dit-on, à une Église protestante au rôle contesté. Nous donnons ci-dessous le point de vue des défenseurs de Rigoberta Menchú, d’autant plus que la presse française s’en est peu fait l’écho : tout d’abord, celui de la Fondation Rigoberta Menchú, que l’on peut considérer comme la réponse la plus officielle et la plus proche du Prix Nobel, ensuite, et sous forme d’extraits, celui de Arturo Arias, anthropologue et de Arturo Taracena, écrivain et historien qui fut représentant en Europe de l’Union nationale révolutionnaire guatémaltèque (UNRG) et conseiller de Rigoberta Menchú pendant plusieurs années.


Le point de vue de la Fondation Rigoberta Menchú

Mexico, janvier 1999.

Ces dernières semaines, des publications parues dans les médias de différents pays ont prétendu mettre en doute le témoignage de Rigoberta Menchú Tum, à partir de l’ouvrage d’un enquêteur nord-américain qui tente de réfuter l’histoire récente du Guatemala - reconnue aujourd’hui par le monde et par ceux qui furent les acteurs de son conflit interne - comme s’il s’agissait de l’invention « idéologisée » d’une gauche que l’on accuse, à la fois, de manipuler la personne et de fabriquer le mythe qu’incarne aujourd’hui le Prix Nobel de la Paix.

Les commémorations du Vème Centenaire paraissaient avoir laissé derrière elles la toute-puissance et les complexes de supériorité de ceux qui ont écrit jusqu’à aujourd’hui l’histoire depuis la conquête. Maintenant, nous voyons comment certains accueillent, avec un enthousiasme non dissimulé, l’apparition de ces nouveaux chroniqueurs qui prétendent remettre à leur place - celle de toujours - ceux qui ont osé ajouter à l’histoire officielle la partie qui lui manquait : le point de vue des vaincus. Et ils le font à l’abri de la prétendue rigueur scientifique que confère le fait de parler au nom de l’Académie étatsunienne.

Cependant, dix ans d’élucubrations pour monter une version faite de morceaux d’entrevues d’un sérieux douteux, ne suffisent pas pour modifier cette nouvelle Histoire ni, encore moins, pour revenir au mythe qui présentait l’indigène comme mineur, ignorant et incapable de décider par lui-même. On ne peut pas continuer à avoir recours à cette vision paternaliste selon laquelle ce furent toujours d’autres qui ont décidé du sort des indigènes, que ce soit les péninsulaires qui sont venus pour s’approprier l’Amérique il y a cinq cents ans ou ceux qui ne peuvent pas admettre que les soulèvements légitimes d’hier et d’aujourd’hui soient l’expression authentique du désir de liberté et de salut des peuples à qui on a refusé le droit d’être eux-mêmes.

La campagne d’opinion que ce travail a déclenché se développe au moment où le mensonge est tellement à la mode qu’on éprouve le besoin de justifier impunément le droit de mentir, inversant les valeurs d’honnêteté dont les personnalités publiques, jusqu’à présent, devaient faire preuve. La coïncidence ne semble pas fortuite, non plus, avec l’usage de la répression - jusqu’à l’anéantissement, si cela est nécessaire - envers ceux qui s’obstinent à défendre leur droit à la différence.

Le témoignage de Rigoberta Menchú a le mérite, non pas d’être le récit d’un témoin, mais l’expérience d’un protagoniste et l’interprétation de ce que ses yeux ont vu et de l’objet de ses pleurs, de ce qu’elle a entendu et de ce qu’on lui a dit. Aucun témoignage ne peut être vu comme un reportage de journal ou comme la description neutre d’une réalité extérieure. Celui de Rigoberta Menchú a la partialité et la colère d’une victime qui, en plus de ce qu’elle a dû souffrir dans sa chair, s’est vue dans l’obligation d’assumer comme son histoire personnelle les atrocités que son peuple a vécues. Ses morts sont bien morts et cela personne ne le nie, ni l’enquêteur, ni ses sources, ni les signataires de la paix qui ont mis fin à la tragédie guatémaltèque. Il n’importe pas de savoir s’ils ont été brûlés vivants ou déjà morts, avec du kérosène ou du phosphore blanc et personne n’a le droit ni l’autorité de « chipoter » sur la douleur que son cœur a éprouvé et éprouve.

Aucune des inexactitudes, exagérations ou omissions supposées que l’on prétend démontrer dans le texte mentionné ne supprime les mérites ni n’affaiblit la réalité du témoignage de Rigoberta Menchú. Bien au contraire, en 1983, ce témoignage a contribué non seulement à dénoncer les crimes aberrants qui se commettaient dans cette partie du monde, mais aussi à sauver la vie de nombreux protagonistes et celle de leurs familles, qu’il s’agisse de ce qui restait de sa famille, de la vie des religieuses qui l’ont protégée, celle des indigènes et des paysans qui ont partagé leur sort avec elle, ou celle des combattants qui virent dans la guérilla l’unique issue à la situation ignominieuse que dut affronter son peuple pendant plus de quatre décennies.

Le chemin qu’a choisi Rigoberta Menchú, à la différence de ce que prétendent aujourd’hui ses détracteurs, a été d’impliquer la conscience internationale - jusqu’alors étrangère à cette réalité - dans le drame de son peuple, de joindre sa voix à celles qui réclamaient une solution juste, démocratique et pacifique du conflit guatémaltèque, et de reconnaître la réalité néocoloniale à laquelle est encore soumise la majorité des peuples indigènes en Amérique et dans le reste du monde, en tentant de faire tomber le mur d’impunité et de silence avec lequel les puissants ont occulté cette réalité.

Ce chemin a conduit Rigoberta Menchú au Prix Nobel de la Paix. Celui-ci a effectivement contribué à ouvrir le chemin de la paix au Guatemala et à faire reconnaître la situation et les revendications indigènes exprimées dans la Déclaration de l’Année et de la Décennie internationale pour les peuples indigènes. Ce chemin, en outre, en dit long sur la personnalité, la hauteur morale et l’autorité de Rigoberta Menchú et dément complètement l’image que cette publication infamante prétend répandre aujourd’hui, avec la campagne de ceux qui s’en sont fait l’écho.

À l’heure actuelle, alors que les festivités et les commémorations éblouissantes de 1992 sont déjà loin, nous pouvons constater l’affaiblissement des engagements qui furent alors pris et de la volonté politique de nombreux acteurs pour les promouvoir. Le programme de lutte que les peuples indigènes ont légué à la Décennie est en train de se vider de son contenu porteur d’espoir et sa réalisation est menacée par l’indifférence des gouvernements et des organismes internationaux, à laquelle s’ajoute la démobilisation croissante de certaines organisations indigènes.

Il est préoccupant de constater que, pour de nombreux cercles de pouvoir dans le monde, les indigènes apparaissent comme un obstacle à la stabilité de l’ordre régnant et un danger potentiel dû à l’accumulation de mécontentements et de frustrations. Il semblerait qu’avec la fin de la guerre froide, certains ont besoin de trouver de nouveaux ennemis pour prolonger la confrontation.

Dans ce scénario, les attaques auxquelles nous nous référons aujourd’hui sont encore plus significatives et cherchent à mettre en question, non plus seulement tel ou tel témoignage, mais la réalité de l’histoire coloniale que tous les États du monde avaient reconnue en nommant Rigoberta Menchú ambassadrice de bonne volonté de l’Année internationale pour les peuples indigènes, et à enterrer dans l’oubli les engagements pris.

En cette fin de millénaire, nous constatons l’aggravation préoccupante des conditions de pauvreté, d’iniquité, d’intolérance et de marginalisation qui affectent la majorité de la population de nos nations, rendant incompréhensible que les avancées de la science, de la technologie et de la modernité ne parviennent pas à résoudre ce problème. Au contraire, cette réalité dont l’injustice est aggravée par un comportement individualiste et à courte vue, laisse le chemin libre pour l’apparition et l’approfondissement des conflits qui menacent la paix.

En ce début d’année, qui achève un siècle marqué par des guerres et des confrontations fratricides, nous voulons insister sur la revendication d’un nouvel ordre civilisateur, fondé sur la reconnaissance de la pluralité et le respect de la différence, sur la tolérance et le dialogue, sur le développement qui mène à l’équité et sur la vérité qui mène à la justice, valeurs qui résument l’éthique de paix dont Rigoberta Menchú, avec sa vie, a témoigné.

Cette déclaration est un appel à la conscience publique, aux organisations sociales, aux gouvernements et aux organismes du système international pour qu’ils mettent en oeuvre une réflexion critique, réaffirment leurs engagements, renouvellent leur décision et leur volonté d’affronter les dettes que l’humanité a contractées avec l’histoire et qu’elle a refusées de reconnaître jusqu’à ces dernières années.

Fondation Rigoberta Menchú Tum


Rigoberta Menchú : un mythe créé par la gauche ?

Cette interview de Arturo Taracena par Luis Aceituno a été diffusée par la Fondation Rigoberta Menchú.

D’après ses déclarations, David Stoll dit qu’il n’a rien, personnellement, contre Rigoberta.

A. Taracena : Oui, il dit qu’il n’a rien contre Rigoberta, mais il a passé dix ans pour essayer de voir où il pouvait la coincer sur un mensonge. Le problème c’est que le livre de Stoll est encore un produit de la « guerre froide ». Il est fait dans cette logique. Parce que pour lui, même s’il y a une spontanéité dans le récit, dans le fond Rigoberta est un produit de la vision idéologique de l’EGP [1] et donc le produit d’un complot communiste. C’est-à-dire que les indigènes ne sont pas capables de transmettre leur expérience, il doit y avoir une machinerie, et surtout une machinerie aussi « doctrinaire que l’EGP », derrière tout cela.

Venons-en au problème des mensonges.

A. Taracena : Il dit que Rigoberta a menti au sujet de son petit frère et que pour éclaircir ce point il a interviewé une demi-sœur. Il faudrait se demander si cela est une invention de Rigoberta ou de sa famille. Rigoberta avait plus ou moins 20 ans quand elle a fait ce témoignage, et cela a pu lui venir d’une tradition de la mémoire familiale. D’ailleurs Stoll dit que le frère de Rigoberta n’est pas mort de la façon dont elle le raconte. Et ici à nouveau, de qui est l’invention, de Rigoberta, des camarades du CUC [2], des gens de sa famille ? C’est-à-dire : qui a inventé la version ? À l’époque, en 1982, personne ne savait comment Patrocinio était mort. Ce que Stoll ne comprend pas, c’est que le livre est un récit parlé, et qu’un indigène mêle le contexte individuel et le contexte collectif. Comme anthropologue, il est incapable de voir cette dimension dont parle Carmack [3], parce qu’au fond ce qu’il a fait est une enquête journalistique comme pour une commission de la vérité et non une analyse anthropologique. Il dit qu’il veut déstructurer le mythe que la gauche a créé sur Rigoberta, mais une partie du mythe a aussi été créée par la droite et des livres comme celui de Stoll.

Comment une partie du mythe de Rigoberta a-t-elle été créée par la droite ?

A. Taracena : Je veux dire que Rigoberta dérange parce qu’elle représente les deux grandes contradictions de ce pays, en plus du problème du genre (homme-femme) qui dépasse la réalité nationale. La première, c’est l’affrontement indigène-ladino [4] et l’autre, l’affrontement gauche-droite. Rigoberta est indienne et, en plus, elle est « communisante ». D’autre part, dans la logique de Stoll, qui est celle de l’anthropologie nord-américaine, les indigènes sont manipulables, toujours soumis à une modernité extérieure. C’est quelque chose qui coïncide avec la logique historique de l’élite de ce pays. L’époque coloniale a toujours vu les indigènes comme des mineurs et la république comme des citoyens de seconde catégorie. La thèse de Stoll est que derrière tout ce qu’a raconté Rigoberta on a la version des faits donnée par l’EGP. Mais le livre de Rigoberta n’est pas la version de faits, c’est le témoignage d’une fille de 20 ans, militante indigène, qui parle de ce qu’elle a vécu, de sa famille, de ses frères, de son enfance, de ses souvenirs, de sa propre expérience dans laquelle, bien sûr, il y a des influences du CUC, de la tradition familiale, de la gauche, de l’EGP, mais aussi le fait qu’elle a vécu la guerre, qu’on a tué son père, sa mère, sa sœur, ses frères etc.

(...)


Maya ou anglo-saxon, ce n’est pas la même chose

Arturo Arias, El Periódico (Guatemala), 17 janvier 1999.

Défendre ce livre [Moi, Rigoberta Menchú], ce n’est pas analyser la nature même du texte pour confirmer de prétendues « vérités » ou « mensonges » comme si nous étions dans une série télévisée avec des avocats à la barre, mais bien au contraire questionner le racisme de notre société qui donne davantage de crédit à la parole de protestation partisane d’un anthropologue de troisième zone, mais homme, blanc, grand et « gringo », qu’à un Prix Nobel dont le chemin et l’engagement pour la défense des opprimés a fait ses preuves, et dont le véritable péché est d’être femme, boulotte, de couleur et guatémaltèque.

Le problème c’est Stoll, et non pas Rigoberta. Pourquoi personne ne trouve immoral qu’il ait pénétré dans les zones de conflit dans les bras amicaux de l’armée, interrogeant, pardon, « interviewant » des informateurs en présence de soldats armés sans que personne ne le dérange (comme avait été dérangée Beatriz Manz et presque n’importe quel autre anthropologue membre du Réseau des universitaires guatémaltèques aux États-Unis) ? Pourquoi personne ne trouve immoral qu’il mène depuis 10 ans une campagne clairement idéologique, étant donné ses liens avec des Églises protestantes qui collaborèrent aux tâches de contrôle de la population civile pendant la guerre qui vient de s’achever ?

Pour Stoll, les Mayas sont des objets réduits à l’état d’idées : ce ne sont pas des êtres humains. Dans son premier livre, ils sont à peine des « informateurs » au sens mécanique de la vielle anthropologie conventionnelle. Jamais il n’« autorise » leurs voix, leur dialogue. C’est toujours lui qui parle, en tant qu’intellectuel universel (concept défini par Foucault), au nom de tout le monde. Parler en maya ou en anglo-saxon ce n’est pas la même chose mais il n’en tient pas du tout compte. Ce sont des systèmes symboliques dont les représentations sont différentes, qui impliquent des manières différentes de se relier non seulement à l’environnement dans lequel on parle mais à l’interlocuteur lui-même, sans parler de la situation où l’on est brimé par des hommes armés, témoins menaçants de l’interrogatoire/entrevue. Que tous les Mayas meurent de faim ou disparaissent de la carte, Stoll s’en moque complètement. Ce qui l’intéresse c’est : 1/ être reconnu comme « personnalité publique », malgré son crédit universitaire médiocre ; 2/ assurer la défaite idéologique du marxisme et/ou du socialisme en général et de l’EGP en particulier ; et 3/ faire avancer sa croisade protestante.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2274.
 Traduction Dial.
 Sources (espagnol) : Fondation Rigoberta Menchú, décembre 1998 & El Periódico (Guatemala), 17 janvier 1999.
 
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[1EGP : Armée de guérilla des pauvres (NdT).

[2CUC : Comité d’unité paysanne (NdT).

[3Robert Carmack indique, dans une interview récente sur Stoll, que l’anthropologue n’a pas pour tâche d’établir la véracité matérielle des faits mais leur signification (NdT).

[4Ladino : C’est le métis ou le Blanc, actuellement, tout Guatémaltèque qui - quelle que soit sa situation économique - rejette individuellement, ou par tradition culturelle, les valeurs indigènes d’origine maya. Le terme ladino implique aussi le métissage. (Lexique de Moi, Rigoberta Menchú) (NdT).

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