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VENEZUELA - Une victoire
Thierry Deronne
mardi 9 octobre 2012, mis en ligne par
Caracas, 8 octobre 2012.
Le choix fait par les vénézuéliens, le 7 octobre 2012, du programme socialiste, écologique et participatif d’Hugo Chávez avec 55% des voix, face au programme néo-libéral du candidat Henrique Capriles qui a obtenu 44% des voix, est d’autant plus significatif qu’il a suscité une forte participation citoyenne (80%).
Depuis quelques années des candidats progressistes rassemblent systématiquement le même niveau de suffrages (Rafael Correa en Équateur, Evo Morales en Bolivie, Daniel Ortega au Nicaragua, Dilma Roussef au Brésil..). C’est la première évidence que les médias en guerre depuis 13 ans contre le Venezuela devraient tenter de comprendre. Ce qui se passe en Amérique latine, c’est tout simplement que des majorités sociales deviennent, grâce à la démocratie retrouvée, majorités politiques. Au Venezuela, l’éminence grise de Simon Bolivar, le philosophe Simón Rodriguez avait déjà pour idée maîtresse l’intégration des exclus de la société coloniale : les noirs, les indigènes, les « pardos », « morenos »… qui composaient 60% de la population.
Cette victoire appelle à mon sens deux autres réflexions.
1. Il est temps de comprendre l’Histoire du peuple du Venezuela, qui a trop vécu, trop lutté, trop retenu ses larmes, trop appris, trop compris. Dans cette société fondée dans la violence du maître et de l’esclave, dans la castration continue du sujet, la rage de l’humiliation s’est souvent accumulée au point de faire sauter toutes les barrières. L’échec de la Deuxième République (1814) était due en grande partie au caudillisme de Boves qui transforma la rage collective en instinct de destruction. Il a fallu que Simón Bolivar (1783-1830) élimine ce danger, reprenne cette rage à zéro, et fasse de son armée d’esclaves le ferment d’une république et l’outil de l’émancipation du reste de l’Amérique latine.
À la fin du vingtième siècle, le Venezuela pétrolier aurait pu retomber facilement « dans les griffes de Boves ». La colère de l’immense pauvreté, l’arrogance de l’élite, tout y conduisait. Ce qui a évité au Venezuela de devenir une deuxième Colombie ou un deuxième Mexique, c’est l’élection de Hugo Chávez, militaire qui avait refusé la répression comme réponse aux problèmes sociaux, et construit un programme « bolivarien » transformant la violence en force de construction : assemblée constituante (1999) puis démocratie participative (2002-2012).
C’est tout le paradoxe de cette histoire incomprise : il a fallu au peuple élire en 1998 un leader bolivarien venu des forces armées pour reprendre l’Histoire, exorciser la rage, la peur, pour être soi, mais surtout « être plus » comme dit Paulo Freire, c’est-à-dire dialoguer avec le reste du monde, se reconnaître peu à peu dans les autres.
Quand Chávez parle longuement à la population, en pédagogue des droits humains, de l’économie socialiste, des droits inscrits dans la nouvelle Constitution, de l’Histoire censurée du Venezuela, c’est tout le contraire d’un embrigadement. Il travaille pour que le processus ne dépende plus d’un seul homme, et il le fait inlassablement. En 2012, la sédimentation de la démocratie participative, avec ses 40.000 conseils communaux, a déjà rompu avec le paternalisme endémique et la paix sociale achetée par les régimes antérieurs.
Pour arriver à cela, Chávez ne fait que reprendre la manière du chanteur Ali Primera qui enseigna aux Vénézuéliens qu’il existait un passé et un dehors. Le chantre des casas de cartón, du haut de sa voix rauque et de ses notes blessées, racontait qu’il y a autant de morts en Haïti que le colibri bat d’ailes en un siècle. Primera refusa de vendre son chant ou d’apparaître dans une télévision qui au Venezuela n’admettait que les blancs, préférant l’abrazo de foules grandissantes, jusqu’à sa mort. En parlant avec humour à ceux à qui jamais on ne parlait, Ali Primera ou Hugo Chávez réveillent un peuple et lui communiquent le sentiment d’exister.
Exister. Dignité. Ces mots expriment le corps brun, noir, pauvre sorti de l’ombre et qui vous cherche, vous saisit par le bras, jusque sous la pluie, et ce visage trop présent soudain qui vous parle, vous parle de ce qu’il refuse à présent de perdre, dans le rire souverain, là où se dressent chaque matin les échoppes des vendeurs de rue, là où la jeune femme brune lève un bras musclé et pose sa question en reposant son enfant par terre. Mains noires plongées dans la terre noire, qui ne demandent qu’à nourrir les corps décharnés de Haïti, la république sœur : la pensée resurgit dans la lutte, dans le temps, lentement, devenant université, musique, pensée, sentiments, Petrocaribe, Alba…
On rappelle parfois que les idées de Rousseau débarquèrent ici dans les caisses de machines à imprimer traînées sur le sable par les généraux de Bolivar, on oublie qu’elles ont dû coexister très tôt avec l’imaginaire, bien enraciné dans la moelle, du « cumbe », cette commune libre ou les esclaves en fuite réinventaient le monde. L’imprimerie allait bientôt tomber aux mains d’une élite post-bolivarienne comme outil de distinction contre la « plèbe analphabète » ? Mais la révolution bolivarienne rend deux siècles plus tard au peuple ces livres à des prix symboliques. Le Venezuela est devenu en 2012 le troisième pays d’Amérique latine en nombre de lecteurs.
2. Cette victoire est aussi la défaite des grands médias qui aujourd’hui « pensent » la gauche occidentale. Tête basse, celle-ci n’ose plus parler une autre langue. Elle comprendra peut-être un jour que son refus de démocratiser et de pluraliser en profondeur le champ médiatique, la condamne non seulement à ne plus comprendre le monde, mais à ne plus y être entendue et, à terme, à disparaître elle-même. Car réduire le monde à un journal télévisé, c’est finalement cesser d’exister soi-même.
Le cliché : « Ah ! quel dommage que Chávez soit trop primaire pour comprendre que les ennemis de ses ennemis ne sont pas forcément des amis » exprime la difficulté, voire le refus de s’informer et d’admettre que l’Autre est capable de penser subtilement, d’avoir une stratégie à long terme et une Histoire assez dense pour qu’on ne le définisse pas en creux.
Comment ignorer encore, en 2012, le mouvement profond d’une diplomatie qui procède en droite ligne de Simón Bolivar et de son projet de réunir « les trois quarts de l’Humanité » lors du Congrès de Panama (1826) pour bâtir « l’équilibre du Monde » ? Rêve multipolaire saboté par les grandes puissances de l’époque mais souvent repris depuis par les nations du Sud (Bandoeng 1955) ? Au-delà des contingences de qui gouverne chacun des États (combien de despotes ici ou là à l’époque de Bolivar, à l’époque de Bandoeng, aujourd’hui ?), cette multipolarité – un des cinq objectifs pour lesquels Hugo Chávez vient d’être réélu – consiste à préparer, par des accords d’État à État, le jour où comme en Amérique latine, et peut-être sous son influence, l’intelligence collective des peuples permettra de démocratiser les institutions politiques et de construire des relations internationales sur les principes de souveraineté, d’égalité, de respect et de coopération. C’est dans ce sens que Caracas resserre ses liens avec l’Afrique et l’Asie, et accueillera le sommet des non-alignés en 2015.
Photos de l’auteur : à Caracas, le peuple vénézuélien fête la victoire du 7 octobre 2012.
Première publication : http://venezuelainfos.wordpress.com/2012/10/08/une-victoire/