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DIAL 2279

ARGENTINE - Des enfants en quête d’identité

Dafné Sabanes Plou

mardi 16 février 1999, par Dial

En dépit des lois dites du « point final » et de l’« obéissance due » ainsi que des grâces présidentielles qui ont protégé les ex-dictateurs d’Argentine et ceux qui furent leurs complices, plusieurs d’entre eux sont désormais arrêtés. Ils sont accusés de séquestration organisée et systématique de mineurs car un tel délit n’est pas recouvert par l’amnistie (cf. DIAL D 2237). Des enfants naissant en prison étaient immédiatement retirés à leurs mères et donnés à des militaires, avant que les mères ne soient elles-mêmes exécutées. Les arrestations des plus haut chefs militaires de la dictature représentent un pas en avant considérable en faveur de la justice. On doit cette avancée au travail acharné des Grands-mères de la Place de Mai. Article de Dafné Sabanes Plou, Buenos Aires, Noticias Aliadas, 25 janvier 1999.


La disparition de mineurs séquestrés avec leurs parents ou nés en captivité dans les nombreux camps de concentration où la dictature argentine enfermait les opposants politiques, constitue une des plaies ouvertes de la société argentine.

Le cas des 280 enfants disparus, dont 45 seulement ont été retrouvés depuis, continue à secouer les tribunaux.

Selon les déclarations des Grands-mères de la place de Mai, organisation qui depuis 1977 se consacre à la recherche des petits-enfants disparus au cours de la « guerre sale », plusieurs juges enquêtent sur l’existence probable d’un plan systématique d’appropriation de mineurs.

Huit des responsables de la répression sont déjà détenus, accusés d’avoir participé à la séquestration de mineurs durant la dictature.

Deux des détenus, l’ex-lieutenant général Jorge Rafael Videla, arrêté depuis le 9 juin 1998 et l’ex-amiral Emilio Massera, détenu le 24 novembre dernier, faisaient partie de la première junte militaire de la dictature. Tous les deux avaient été condamnés à la prison à perpétuité au moment du procès historique de 1985 contre les juntes militaires, sous le gouvernement de Raúl Alfonsín (1983-89), et graciés par le président Carlos Menem en 1990.

Auparavant, durant le gouvernement d’Alfonsín, les pressions des militaires avaient conduit le Congrès à approuver les lois dites du « point final » (édictée en 1986, qui avait mis un terme aux procès pour les violations des droits de l’homme) et de l’« obéissance due » (édictée en 1987, exonérant de responsabilité les militaires qui avaient agi en obéissant aux ordres). Cependant ces deux lois qui ont empêché que de nombreux militaires haut gradés ne soient jugés, n’ont pas inclus les délits concernant la séquestration de mineurs.

Les enquêtes minutieuses des Grands-mères de la place de Mai ont mis un soin particulier à faire la lumière sur le fonctionnement des maternités clandestines installées par la dictature dans plusieurs camps de concentration.

Les témoins ayant impliqué Videla - qui fut président du pays - dans le kidnapping des enfants de parents disparus, sont des prisonnières et quelques infirmières pour la plupart à la retraite, qui avaient été obligées de collaborer dans les maternités clandestines. Elles ont rendu publics des récits effrayants.

Rosalinda Salguero, infirmière de 59 ans, avait travaillé dans la maternité clandestine de Campo de Mayo, principale caserne militaire du Grand Buenos Aires. Elle a raconté à la presse que « toutes ces femmes étaient bien traitées, bien que personne ne leur parlât. »

Elle se souvient qu’une fois, une de ces jeunes femmes a dit à son bébé, lorsqu’on le lui apporta pour qu’elle l’allaite : « Mon fils, quand je pense que je ne te verrai plus jamais ! » En effet, d’après le récit de l’infirmière, le lendemain les militaires avaient emmené cette femme.

Sara Osatinski, exilée actuellement en Suisse, fut contrainte de s’occuper de 17 accouchements lorsqu’elle était détenue dans l’École de mécanique de la marine (ESMA), où Massera était maître et seigneur. Cette femme avait également été détenue dans le camp de concentration de La Perla, à Córdoba, où elle se chargeait des accouchements clandestins.

Les témoignages de Sara Osatinski et d’autres prisonnières ont permis aux juges d’élargir l’acte d’accusation de séquestration et de disparition de mineurs et d’affirmer que les militaires impliqués dans ce procès ont élaboré un plan systématique qui leur permettait de s’approprier des enfants en bas âge ou nés en captivité.

D’après tous les témoignages recueillis, la grande majorité des enfants ont été séparés de leurs mères quelques heures après l’accouchement. Sara Osatinski raconte aussi que les bébés étaient habillés avec des tenues de luxe.

« Le sous-préfet de l’époque, Héctor Febres, se chargeait d’installer les nouveaux-nés dans des berceaux de luxe. Je ne sais pas si ces trousseaux étaient payés par l’ESMA ou par les familles qui s’appropriaient des enfants, mais seulement des personnes disposant de grands moyens pouvaient acheter ce type de trousseau », a signalé cette femme lors de sa déclaration. À partir des témoignages, on sait également que les mères espéraient rejoindre après leurs enfants.

Le travail persévérant des Grands-mères de la place de Mai a permis que l’on repère 62 garçons et filles séquestrés et leurs familles adoptives.

María del Valle Lemos est née en captivité et fut récupérée par sa famille de sang dix ans plus tard. Actuellement elle est étudiante universitaire et elle a raconté à la revue Tres Puntos qu’une femme policière s’était emparée d’elle et l’avait élevée comme sa fille.

Grâce aux témoignages d’autres prisonniers survivants, María del Valle sait que sa mère trouva la mort dans un des tristement célèbres « vols aériens de la mort », où l’on transportait les prisonniers politiques encore en vie mais sous l’effet de drogues, pour les jeter dans l’océan Atlantique. Elle vit maintenant avec sa grand-mère et une sœur aînée.

« J’ai eu la chance que l’on me retrouve à l’âge de dix ans et non à vingt ans. Il me paraît logique que d’autres enfants ne veuillent pas voir la réalité. Qui voudrait prendre sur lui le poids de l’histoire ? Il ne s’agit pas d’un conte », dit la jeune fille, qui reconnaît s’être habituée sans trop de difficulté à sa famille d’origine.

Le drame du doute sur sa véritable identité, est celui que vit Julieta, âgée de 20 ans. Elle fut adoptée par Silvia Petrillo, une des sages-femmes qui travaillait à l’Hôpital militaire de Campo de Mayo. La jeune fille se refuse depuis à subir le test de l’ADN qui pourrait aider à retrouver sa famille d’origine.

Sa mère adoptive nie qu’elle soit la fille d’une « subversive » et Julieta proteste contre les Grands-mères de la place de Mai qui la « dérangent ». « Maintenant que j’essaie de me retrouver avec moi-même, je voudrais que les Grands-mères me laissent tranquille » a-t-elle déclaré dans la publication mentionnée plus haut. Pour Julieta, sa mère adoptive a tout fait pour elle et elle craint qu’on ne la force à la quitter.

Les enfants et les jeunes arrachés à leurs kidnappeurs ont dû passer de longues séances de thérapie pour arriver à comprendre et à surmonter leur situation. Plusieurs organismes de droits de l’homme existants en Argentine ont ouvert des services pour que des professionnels spécialisés dans ces situations limites puissent y donner ce type de soins.

Les Grands-mères de la place de Mai, pour mener à bien cette action, ont compté notamment sur le soutien d’organisations internationales telles que le Conseil mondial des Églises. L’organisation « Hijos pour l’identité, contre l’oubli et le silence » (HIJOS) [1], fondée récemment et regroupant des enfants de disparus et des victimes de la dictature, aide également des nombreux jeunes à affronter leur réalité.

María José a participé à une d’elles, et cela faisait partie de sa thérapie de récupération : elle décida de se rendre au camp de concentration connu sous le nom de « Fosse de Banfield », où elle serait née en même temps que d’autres membres de HIJOS et de l’organisation des Grands-mères de la place de Mai.

« Je devais le faire », affirme la jeune femme. « Bien que cela serait très douloureux, je voulais être dans ce lieu. J’avais besoin de monter ce puzzle dans tous les sens et de m’interroger sur mon origine. »

Les autres militaires qui se trouvent en prison pour la séquestration des nouveaux-nés sont : le vice-amiral à la retraite Antonio Vañek, le contre-amiral retraité José Suppicich, l’amiral à la retraite Rubén Franco, et l’ex-capitaine de frégate Jorge Acosta, connu par les prisonniers comme « le tigre » Acosta, le préfet retraité Héctor Febres et l’ancien chef de l’Armée Cristino Nicolaides.

Plusieurs d’entre eux avec Videla et Massera se trouvent aux arrêts à domicile parce qu’ils sont âgés de plus de 70 ans, une prérogative du code pénal argentin. La plupart d’entre eux faisaient partie de la marine et avaient des responsabilités à l’ESMA, le lieu où ont disparus plus de cinq mille personnes.

Le mal qu’ils ont fait à de nombreuses familles et qui continue toujours, ainsi que les crimes commis commencent enfin à être l’objet d’enquêtes sérieuses.


Un délit imprescriptible

En Argentine, le délit de séquestration de mineurs est applicable lorsqu’un mineur de 10 ans est séparé de sa famille. C’est la raison pour laquelle la défense des prévenus prétend qu’il y a prescription parce que les enfants séquestrés dans les années 70 sont majeurs.

Toutefois, le juge a déclaré que le délit est permanent car les mineurs ne sont pas réapparus et ont de fausses identités. En conséquence, ils sont considérés comme disparus, ce qui constitue un délit pour la Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes, de 1994. Cette convention signale que la disparition est un délit permanent, imprescriptible et il ne peut être amnistié ni soumis à des tribunaux militaires.

IPS, 5 février 1999.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2279.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Noticias Aliadas, janvier 1999.
 
En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, la source française (Dial - http://www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1HIJOS en espagnol veut dire enfants. L’organisation des enfants de disparus emploie le mot hijos en en faisant le sigle de Hijos por la Identidad, Contra el Olvido y el Silencio (NdT).

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