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DIAL 2285

BRÉSIL - Quelle réforme agraire ?

Bernardo Mançano Fernandes

mardi 16 mars 1999, mis en ligne par Dial

Qu’en est-il réellement de la réforme agraire au Brésil ? L’analyse ici présentée conduit son auteur à poser cette autre question : « Y a-t-il seulement une réforme agraire au Brésil ? » Le gouvernement fédéral n’a pas de vrai plan de réforme agraire : sa politique d’assentamentos (établissements de paysans sur des terres) ne fait que répondre aux luttes pour la terre menées par divers mouvements sociaux. Les grands latifundiaires trouvent avantage à l’achat des terres par le gouvernement. C’est la société qui paye l’addition.
Le travail ci-dessous, traduit par J.-Y. Martin, docteur en géographie de l’Université de Bordeaux III, a été présenté à l’occasion de la XIVème Rencontre nationale de géographie agraire, réalisée à la Faculté des sciences et technologie - FCT/UNESP, campus de Presidente Prudente - du 4 au 8 décembre 1998. Il a pour auteur Bernardo Mançano Fernandes, professeur du département de géographie de la FCT/UNESP (São Paulo) et coordonateur du NERA (Núcleo de Estudos, Pesquisas e Projetos de Reforma Agrária).


Depuis la fin des gouvernements militaires, en 1985, la question de la réforme agraire au Brésil a été sans cesse posée politiquement, dans l’espoir de sa réalisation. Mais ce sont les mouvements sociaux qui, au moyen de la lutte pour la terre, ont repris cette bannière historique, provoquant un débat à ce sujet. La tendance générale a toujours été d’affirmer que dans notre pays, la réforme agraire était en cours de réalisation. Il s’est même instauré un certain consensus autour d’une telle approche. Les voix discordantes sont peu nombreuses. Dans cet article, nous voulons, brièvement, faire entendre un autre son de cloche à propos de ce débat sur la réforme agraire.

L’objectif de ce texte est d’apporter une contribution à la mise à jour du débat. Dans ce but, nous analyserons quelques événements politiques et l’évolution récente du processus de la question agraire. Les données présentées dans ce travail sont partielles et font partie d’un projet de recherche en cours. De sorte que cette réflexion a davantage pour but d’exprimer l’état de la question, que celui de présenter une analyse achevée. Toutefois, les données et les faits que nous analysons ici constituent pourtant des indicateurs suffisants pour aller jusqu’à s’interroger sur l’existence ou non d’une réforme agraire.

Dans cette optique nous voulons démontrer que c’est la lutte pour la terre qui est déterminante dans le déploiement d’une politique d’assentamentos ruraux par le gouvernement fédéral. D’un autre côté, la formule « réforme agraire » devient un euphémisme pour justifier une politique d’arrangement du gouvernement avec les propriétaires de terres. Utilisant l’idée de réforme agraire, le gouvernement devient acheteur de terres, allant jusqu’à créer un projet pour rendre possible l’achat de terres pour l’implantation d’assentamentos ruraux. C’est la société qui paye l’addition et les grands latifundiaires et grileiros y trouvent avantage, pouvant ainsi transférer leurs capitaux vers d’autres secteurs de l’économie.

Du fait de l’inexistence d’un plan de réforme agraire, la lutte pour la terre s’accroît dans tout le Brésil par le truchement des occupations de terres. Le nombre des mouvements sociaux de lutte pour la terre augmente aussi. Il est donc essentiel de mettre en question le consensus et la question à poser n’est donc pas « quelle réforme agraire ? », mais plutôt : « y a-t-il seulement une réforme agraire au Brésil ? »

Quelle réforme agraire ?

Le débat au sujet de la réforme agraire a occupé une place politique importante dans la société, spécialement dans les médias et, dans une certaine mesure, dans la recherche universitaire. Les occupations de terre, les différentes manifestations des mouvements sociaux et l’implantation d’assentamentos ruraux sont des faits qui, associés, nourrissent le débat. Toutefois, il est bon de poser une question : Quelle réforme agraire ? Où donc est-il en train de se faire une réforme agraire ? Qui fait cette réforme agraire ? De quel projet s’agit-il ? La formule « réforme agraire » tourne à la métaphore. Ces mots sont utilisés dans divers travaux universitaires se référant à la lutte pour la terre et à la conquête de la terre par les sans-terre.

Or, le gouvernement fédéral n’a pas un vrai projet de réforme agraire. En réalité il développe une politique d’assentamentos pour répondre au processus d’organisation des divers mouvements sociaux qui sont en lutte pour la terre. Au cours des cinq dernières années le nombre des mouvements sociaux de lutte pour la terre, qui agissent surtout dans le Nordeste et dans le Centre-Sud, s’est accru. À l’exception de l’Amazonie, où l’INCRA (Institut national de la réforme agraire) a régularisé quelques zones de possession, dans les autres régions le gouvernement a négocié avec les mouvements qui, du fait de leurs actions, ont donné son rôle à la politique d’implantation d’assentamentos.

Mais la politique des assentamentos n’est pas la réforme agraire. Le gouvernement affirme avoir installé 300 000 familles en quatre ans. Le recensement de la réforme agraire contribue en partie à ce que nous connaissions partiellement le nombre des assentamentos existants. Devant la difficulté d’accès aux données en valeurs absolues et prenant en référence les données du dernier recensement agricole [1995-1996], de la recherche de terrain que nous avons effectuée en 1997 et les données du MST, nous formulons l’hypothèse qu’une partie importante du total des assentamentos n’est en vérité qu’une régularisation de possession [posse]. Une autre partie des assentamentos a été constituée par les occupations elles-mêmes. Le nombre des projets d’assentamentos ruraux créés par le gouvernement est la plus faible partie. Dans les États considérés, ont été implantés 393 assentamentos au cours de la période allant de 1994 à 1997. Dans ce total, 330 assentamentos ont été le résultat d’occupations de terre ; seulement 47, soit 12%, ont été le résultat de projets initiés par le gouvernement.

Une autre preuve significative de ce qu’il n’y a pas une politique de réforme agraire est que la concentration de la terre continue à s’accentuer. Les assentamentos implantés n’interviennent guère dans la structure foncière du pays. Un autre fait important est la diminution du nombre de personnes occupées dans les activités agricoles. Dans la période 1985-1995/1996, ce nombre diminue de 5 440 582 personnes. Les États du Pará, du Maranhão, du Pernambuco, de Bahia, de Minas Gerais, de São Paulo, de Paraná et du Rio Grande do Sul sont ceux qui ont eu les réductions les plus importantes. Ces données sont des indicateurs que les conditions d’occupation générées par la politique des assentamentos ne compensent pas les conséquences de l’expulsion provoquée par la politique économique. Le nombre de personnes qui s’occupent des activités agricoles ne représente à peu près plus que le quart de celles qui ont quitté ces activités.

Depuis 1985, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), a pris la défense de l’existence d’au moins 4,8 millions de familles sans terre. Le gouvernement, et particulièrement le ministère extraordinaire de politique foncière, a toujours contesté ce chiffre. Cependant une étude récente commandée par le NEAD - Noyau d’études agraires et de développement du cabinet du ministre extraordinaire de politique foncière - a avancé un nombre de 4,9 millions de familles. Ces chiffres sont des références. Il est nécessaire d’analyser, avec encore plus de détails, dans le recensement agricole de 1995-1996, les chiffres au sujet de la diminution de la population occupée dans l’agriculture. Le déploiement d’un véritable plan de réforme permettrait d’établir une estimation plus fondée de la population concernée par cette politique.

L’expulsion de la terre, le chômage et la concentration foncière sont des facteurs qui aident à comprendre la multiplication des occupations de terres. Dans la période 1987-1997, le nombre des occupations s’est accru de 600 % et le nombre des familles engagées de 400 % (voir le graphique). L’occupation contribue à la construction d’une politique, qui par le moyen de la pression exercée par la lutte pour la terre, conduit à la conquête des conditions de base pour la citoyenneté. Jusqu’à présent, le pouvoir de pression construit par les occcupations n’a toujours pas été suffisant pour débloquer un projet de réforme agraire. En plus, dans les quatre dernières années, avec la diminution du prix de la terre et le souhait de nombreux latifundiaires de vendre leurs terres, le gouvernement peut s’emparer de ces terres, par l’achat et quelquefois par l’expropriation, pour l’implantation d’assentamentos. Cette conjoncture est donc encore plus favorable aux latifundiaires, avec le projet Cédula da Terra. Ce projet qui fut d’abord appelé Réforme agraire solidaire, donne une prime aux latifundiaires et aux grileiros, qui pourront ainsi disposer de terres pour les vendre à l’INCRA.

La montée de la lutte pour la terre à fait croître aussi le nombre de mouvements sociaux à la campagne. Même des institutions comme la CONTAG qui fut toujours opposée aux occupations, poussent désormais leurs syndicats à la pratique de cette forme de lutte.

Les mouvements sociaux de lutte pour la terre

Bien que le nombre de mouvements sociaux organisés soit croissant, ils n’obtiennent pas encore satisfaction dans leur lutte pour la terre. Beaucoup de familles se mobilisent dans des mouvements sociaux localisés, qui représentent une part considérable de la lutte. Leur analyse est difficile car ils ne possèdent pas de structure organisationnelle. Ils ne durent que le temps de la lutte pour la terre. On observera que sur les 14 mouvements, 10 sont apparus au cours des quatre dernières années et 2 seulement, pendant ce temps, ont intensifié les occupations de terre, comme c’est le cas des fédérations syndicales du Mato Grosso do Sul et de Minas Gerais (voir le tableau page suivante). L’unique mouvement dont l’activité est véritablement nationale est le MST (Mouvement des sans-terre). La CPT (Commission pastorale de la terre), qui a aussi un caractère national, agit de manière organisée dans le Mato Grosso do Sul et dans le Paraíba. Les autres mouvements agissent à l’échelle des États ou dans des microrégions [au sens de l’IBGE] comme c’est le cas du MAST (Mouvement des agriculteurs sans terre) et du MUST (Mouvement unifié des sans-terre) qui agissent dans le Pontal do Paranapenama (São Paulo) (voir aussi tableau ci-dessous).

L’occupation de terre devient ainsi la forme la plus efficace de pression pour l’implantation d’assentamentos ruraux. Cette pratique activement développée par le MST est devenue au cours des dernières années une activité très pratiquée par les mouvements sociaux qui sont apparus dans la lutte pour la terre. Du fait de l’inexistence d’un plan de réforme agraire, les occupations remplissent un calendrier qui, pour la réalisation d’une politique d’assentamentos, donne le ton et le rythme à l’INCRA.

Ce sont bien les occupations qui ont donc dynamisé cette politique. Mais, si d’un côté l’occupation a déterminé le rôle de cette politique, en même temps, du fait de l’inexistence d’un véritable plan de réforme agraire, la politique d’assentamentos en est venue à être manipulée par les propriétaires de terre, qui ont vu dans cette situation une opportunité pour vendre à un bon prix les terres au gouvernement. Les latifundiaires sont ainsi bénéficiaires de la politique d’assentamentos. Il est évident qu’il existe un ensemble de variables politiques qui impliquent des conflits entre les sans-terre et les latifundiaires. Parfois cela n’intéresse guère le grand propriétaire de se défaire des terres occupées. Mais ceci n’arrive cependant plus qu’en faible proportion. Dans la majorité des cas la désappropriation convient bien mieux aux latifundiaires. Ce qui est déterminant dans cette situation c’est surtout de savoir si les sans-terre occupent d’eux-mêmes ou si l’occupation s’est faite avec le consentement du propriétaire.

La loi est faite pour les latifundiaires. Même les occupations sur des terres attribuées ou abusivement appropriées par eux posent des problèmes aux sans-terre. De même pour les occupations sur des terres qui, selon les critères de l’INCRA, sont considérées comme improductives. Le pouvoir judiciaire devient un rempart politique contre la lutte pour la terre. Même les terres jugées dévolutives sont négociées et achetées. Nous avons qualifié de « judiciarisation » ce rempart du judiciaire, un procédé politique qui condamne les travailleurs qui luttent pour la terre et pour le travail. Le gouvernement défend l’État de droit, qui est la condition pour qu’il maintienne son contrôle sur la question. N’importe quel mouvement qui s’écarte de cet axe défie la judiciarisation.

Le gouvernement fédéral s’est investi dans le dénigrement de l’image du MST. Il diffuse de fausses informations dans les médias, criminalise les occupations et tente d’assimiler les actions populaires à des actes d’injustice, dans lesquels les travailleurs apparaissent comme des fauteurs de désordre dont les latifundiaires seraient les victimes. De plus, il a dépensé des millions dans des enquêtes d’opinion publique pour tenter de confirmer l’image ainsi créée et a diffusé les résultats obtenus dans la presse. Avec ce cercle vicieux il s’est construit une représentation négative au sujet de la lutte pour la terre et il s’est propagé un certain message à propos de la question de savoir qui fait la réforme agraire.

Les occupations de terre et l’implantation d’assentamentos sont des politiques qui bousculent la question agraire aujourd’hui au Brésil. Elles se situent désormais dans une conjoncture qui bénéficie beaucoup plus aux propriétaires de la terre. Par l’inexistence d’un plan de réforme agraire, l’orientation de cette question tend à la mercantilisation, abandonnant la perspective de la désappropriation et de la pénalisation du latifúndio. La création du projet Cédula da Terra, à travers la Banque de la Terre, qui ne serait qu’une ligne de crédit au sein de la BNDS, avec l’appui de la Banque mondiale, scellerait la fin de la perspective d’une véritable réforme agraire.

La lutte pour la réforme agraire est une lutte contre le capital. Si elle n’est pas considérée sous cet angle, la réforme agraire peut alors devenir une arme du capital.

Nom État Date
Comissão Pastoral da Terra - CPT Mato Grosso et Paraíba 1975
Movimento dos Trabalhadores Rurais Rio Grande do Sul - Santa Catarina - Paraná - São Paulo - Minas Gerais - 1984
Sem-Terra - MST Rio de Janeiro - Espirito Santo - Bahia - Sergipe - Alagoas - Pernambuco - Paraíba - Rio grande do Norte - Ceará - Piauí - Maranhão - Pará - Amazonas - Tocantins – District fédéral - Goiás - Rondônia - Mato Grosso - Mato Grosso do Sul
Movimento de Luta pela Terra - MLT Bahia 1994
Movimento Sem-Terra do Sul do Mato Mato Grosso 1994
Grosso – MST-SMT FETAGRI – MS Mato Grosso do Sul 1996*
Coordenaçao de Associação de Assentados do Mato Grosso do Sul - COAMS Mato Grosso do Sul 1996*
Movimento da Terra - PE/MT Pernambuco 1996*
Movimento do Comissões de Luta - MCL Pernambuco 1996*
Central de Associações de Assentados e Pequenos Agricultores - CEAPA Alagoas 1996*
FEATEMG Minas Gerais 1996*
Movimento Camponês de Corumbiara - MCC Rondônia 1996*
Movimento da Libertação dos Sem-Terra - MLST Maranhão - Pernambuco - Minas Gerais et São Paulo 1997
MAST SP (Ponta do Paranapanema) 1998
MUST SP (Ponta do Paranapanema) 1998

Recherches et conception : Bernado Mançano FERNANDES, 1998.

1996* : année au cours de laquelle s’est intensifié le processus d’occupation de terres.


Bibliographie

FERNANDES, B. M., MST : formação e territorialização, São Paulo, Hucitec, 1996.

FERNANDES, B. M., « A judiciarização da reforma agrária », GEOUSP, Revista da pós-gradação em Geografia, São Paulo, Departemento de Geografia da FFLCH-USP, número 1, p.35-40, 1997.

FERNANDES, B. M., A luta do MST na construção da democracia brasileira, 1997 (publié en français par la revue REGARDS, décembre 1997, site web (lien hypertexte) : http://www.regards.fr).

MARTIN, J-Y, « La leçon de géographie : le Mouvement des Sans-terre (MST) renoue avec la tradition de radicalité des paysans brésiliens », in REGARDS, n° 1095, décembre 1997, p. 34.

MARTIN, J-Y., 1999, Le Mouvement des paysans sans terre dans le Rio Grande do Norte (Brésil). Nouvelles pratiques territoriales et mutation identitaire, brochure, 80 pages, Saint-Nazaire.

MARTINS, J. S., O poder do atraso, São Paulo, Hucitec, 1994.

OLIVEIRA, A. U., A agricultura camponesa no Brasil, São Paulo, Contexto, 1991.

STÉDILE, J. P., A questão agrária hoje, Porto Alegre, UFRGS/ANCA, 1994.

VEIGA, J. E., O desenvolvimento agricola, São Paulo, Hucitec/USP, 1991.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2285.
 Traduction Dial.
 Source (portugais) : XIVème Rencontre nationale de géographie agraire, décembre 1998.
 
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