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DIAL 2323
NICARAGUA - Les bandes de jeunes à Managua. Ils ont les armes, mais sans l’utopie
José Luis Rocha
vendredi 1er octobre 1999, mis en ligne par
DIAL a publié en 1997 (cf. D 2179) une étude sur les bandes de jeunes à Managua, Nicaragua, élaborée par Denis Rogers, anthropologue qui s’était lui-même fait pandillero, c’est-à-dire membre d’une bande (pandilla) de Managua. Nous publions ici un second document qui émane de José Luis Rocha, chercheur de Nitiplán-UCA (Université centraméricaine de Managua). Prenant appui sur les observations faites avant lui par Denis Rogers, l’auteur recherche le sens de la participation de ces bandes aux conflits qui ont traversé il y a plusieurs mois la société nicaraguayenne, depuis les mouvements revendicatifs universitaires jusqu’aux grèves de camionneurs. Il cherche notamment à comprendre les raisons pour lesquelles ces bandes interviennent avec une telle violence. Article paru dans Envío, mai 1999 (Nicaragua).
D’après les données les plus récentes, on calcule que quelque mille jeunes sont organisés à travers tout le pays en quelque 90 groupes dont 60 à Managua. Ce sont les pandilleros. Cette non-utopie armée qui s’amplifie chaque jour nous impose une réflexion.
Les bandes les plus actives de Managua ont joué un rôle dans les récents conflits sociaux politiques qui ont paralysé la capitale.
Historiens, sociologues, anthropologues et divers spécialistes en sciences sociales soulignent fréquemment que, depuis les premiers moments de la conquête espagnole, la violence a été omniprésente au Nicaragua et a frappé toutes les formes d’organisation de la vie. La nouveauté depuis quelques années est la violence dont les bandes sont les acteurs. On ne peut pas comprendre la vie quotidienne dans les quartiers de Managua si l’on ne prend pas en compte cette forme relativement structurée de violence menée par les bandes de ces quartiers. On n’a rien connu de semblable dans les décennies antérieures.
En outre - et comme différents analystes politiques en ont fait l’observation - les représentants au sommet des deux partis politiques les plus puissants - le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) et le Parti libéral constitutionaliste (PLC) - ont développé eux aussi un style politique du type de celui des bandes et qui va de la querelle sur « les territoires institutionnels » jusqu’à la protection inconditionnelle du chef et des membres de la bande pour la seule raison qu’ils appartiennent au groupe. « Mon voleur est un bon voleur parce que c’est le voleur de mon groupe » : voilà la logique politique qui s’est progressivement imposée. Le style des bandes est entré dans les mœurs des différentes couches sociales, il intègre les institutions, et en avoir connaissance a un effet éclairant aujourd’hui, comme élément d’interprétation des agissements de quelques hommes politiques.
Les ex-guerriers de la première heure
Les bandes firent leur apparition au Nicaragua dans les années 90, lorsque prit fin la guerre et que de nombreux jeunes qui faisaient partie de l’armée retournèrent à leur quartier et à un chômage en expansion galopante. Dans bien des cas leur connaissance de la manipulation des armes et des tactiques militaires acquise pendant le service militaire, ainsi que le désir de récupérer le statut social obtenu en étant les défenseurs de la patrie, se conjuguèrent pour en transformer un nombre important en une sorte de défenseurs de quartier, avec des activités marquées par un caractère de plus en plus délictuel. La bande a été la manière qu’ils ont trouvée de s’imposer à une société qui les excluait après avoir exigé d’eux les plus grands sacrifices.
Depuis leur origine et jusqu’à aujourd’hui les bandes ont évolué. Elles se renouvellent constamment et se nourrissent exclusivement de jeunes. Elles se transforment ainsi en une institution qui se manifeste selon diverses modalités, elles s’adaptent aux circonstances. Elles ne répondent plus désormais à des stimuli structuraux comme le chômage ou les bas salaires, même si ces phénomènes sociaux continuent à avoir des incidences sur elles. Le contexte économico-social module le rôle joué par la bande. Les premiers membres des bandes ont voulu reproduire les expériences dramatiques qu’ils avaient vécues dans les montagnes. Les pandilleros d’aujourd’hui ne connaissent la guerre et le service militaire que par ouï-dire. Bien que quelques compétences militaires - maniement des armes et un minimum de stratégies de combat - se soient transmises de génération en génération jusqu’aux nouvelles recrues, leur cosmovision - et leur position politique - sont différentes de celles des pandilleros de la première heure. Ceux d’aujourd’hui et ceux d’hier ont en commun le désir d’atteindre un statut social prestigieux. Mais leur insertion dans la politique a des motivations différentes et les impulsions qui les poussent à agir sont différentes.
Quelle explication à la constitution des bandes ?
Au Nicaragua, le désormais traditionnel affrontement de rue, qui, à l’occasion du débat parlementaire sur le budget de la nation, se produit entre les étudiants des universités et la police, peut compter sur l’appui des bandes. Elles sont là, année après année, avec leurs pierres, leurs lance-fusées et leurs matraques, et leur témérité à l’épreuve de la police anti-émeute est une démonstration de plus du peu qu’ils ont à perdre dans une société qui a peu à leur offrir. 1999 ne pouvait pas faire exception. Cette année, plus que jamais, les pandilleros ont joué sur le devant de la scène. Ils se sont mêlés aux universitaires et, dans les jours qui suivirent, la grève des transporteurs a compté avec l’appui notoire des bandes les plus « célèbres » de Managua.
Même si d’un point de vue strictement politique les bandes ne sont pas considérées comme un sujet de première importance, parce qu’elles ne sont pas une organisation véritablement constituée et parce qu’elles n’adhèrent à aucune idéologie politique, leur participation a acquis un poids militaire qui n’est pas à dédaigner car il peut déterminer la durée de certains conflits, ce qui a des répercussions sur le pouvoir de négociation des groupes qui parviennent à les convaincre d’épouser leur cause.
Quel rôle ont joué les bandes lors des mouvements revendicatifs universitaires et de la grève des transporteurs ? Pourquoi se sont-elles impliquées dans ces luttes ? Quelles cordes a-t-on fait vibrer pour qu’elles se lancent à la rue ? Qui a fait vibrer ces cordes ? Qu’est-ce qui a été à l’origine de l’extrême violence de leurs interventions ? Ce sont des questions qui restent ouvertes et auxquelles il n’est pas facile de répondre. Pour nous mettre sur une piste de recherche nous disposons d’un instrument pour nous aider.
Il y a près de deux ans Envío a publié un article intitulé « Anthropologue et pandillero dans un quartier de Managua » [1]. Son auteur est Dennis Rodgers, anthropologue britannique qui réalise pour l’Université de Cambridge, une thèse de doctorat sur les bandes de Managua. Conformément à la méthodologie anthropologique de « l’observation participative », Rodgers « s’est fait » pandillero pour étudier et comprendre la logique de ces groupes. Dans ce type de recherche l’anthropologue doit assumer le rôle social qu’il étudie de façon à ne pas seulement observer ce que font les personnes mais aussi le sens qu’elles donnent à leurs actes et ce qu’elles éprouvent en les réalisant, afin que leur monde quotidien lui devienne clair. Le rôle de pandillero a permis à Rodgers d’observer des détails qui peuvent échapper à un observateur extérieur et il nous a fourni ainsi des informations d’un grand intérêt. Dans la conjoncture actuelle, il nous semble pertinent d’emprunter au travail de Rodgers quelques-unes de ses trouvailles et de les utiliser pour nous éclairer sur le sens de la participation des bandes dans les conflits actuels.
Thèse n° 1
La bande, un moyen pour se donner un rôle dans la société
Rodgers a affirmé que les bandes voient le jour « dans le cadre d’une situation nationale dans laquelle [ces jeunes] se considèrent comme une génération perdue. Eux mêmes affirment qu’ils n’ont pas de futur, tout comme le Nicaragua n’a pas non plus de futur. Sans travail, sans possibilité de faire des études, sans reconnaissance sociale, ces jeunes n’ont d’autre option pour se créer un rôle social propre que d’affirmer leur présence à travers une bande dans l’agression, la bagarre et l’exercice de la violence. »
La théorie sociologique remarque que dans les sociétés dépourvues de rites qui rythment le franchissement des étapes de la vie - enfance, scolarité, emploi - l’adolescence est vécue comme une étape de crise profonde. Par conséquent, les perturbations de l’adolescence, typiques de certaines sociétés, n’apparaissent pas dans toutes les cultures. Beaucoup d’adolescents des bas quartiers manquent des repères qui leur signaleraient le passage d’une étape à une autre. Ou ils ne sortent pas du chômage, ou ils travaillent depuis l’enfance, et ils ne cesseront jamais de travailler dans le secteur urbain informel. Il n’existe pas, pour ces adolescents, une transition dans le cadre de la vie professionnelle, pas même au niveau d’une évolution par rapport à un métier. Leur destin permanent est le sous-emploi sous toutes ses formes.
La société s’étonne et s’effraye lorsque ceux qu’elle marginalise tracent leurs règles propres et cherchent un moyen de se faire une place au soleil par des voies illégales. Cette situation a été mise en évidence, en référence à un groupe semblable mais dans un autre contexte, par l’intellectuelle française Viviane Forrester dans son livre-choc L’horreur économique lorsqu’elle dit : « De la part de ces réprouvés, de ces abandonnés au vide social, on attend, cependant, une conduite propre à des bons citoyens avec leurs droits et leurs devoirs bien qu’on leur ôte toute possibilité d’assumer quelque devoir que ce soit et qu’on nie leurs droits, déjà très limités. Quelle tristesse, quelle déception à les voir transgresser les codes
du comportement social, les règles des convenances de ceux qui les marginalisent, les méprisent et les maltraitent ! »
La bande est l’occasion d’acquérir une reconnaissance sociale. À travers leur collaboration avec les transporteurs et les étudiants - ou en les attaquant - leur rôle a pris de l’importance au point d’acquérir une envergure nationale. Les pandilleros ressentirent l’excitation d’être, pendant quelques jours « des acteurs de l’histoire », de faire la première page des journaux, d’occuper les écrans de télévision pendant des heures. Les pandilleros du quartier René Cisneros sont parvenus à ce que des images de leur quartier fassent le tour du monde à travers des reportages de la presse écrite et des chroniques de chaînes de TV internationale. Le fait d’être apparus devant les caméras de télévision en train de s’affronter à la police a fait des pandilleros de René Cisneros rien moins que des « guérilleros » urbains. Le stigmate social de pandillero - avec ses connotations péjoratives - peut être racheté par la participation à une lutte sociale.
Thèse n° 2
Les pandilleros en tant que défenseurs de leur quartier
Rodgers s’est rendu compte que le devoir et la mission du pandillero est d’être défenseur de son quartier : « Ce devoir leur donne le droit d’attaquer ceux du dehors qui se risquent à pénétrer dans leur quartier. Les bandes se caractérisent par leur sens de la territorialité. Chaque bande s’identifie à son quartier et le considère comme son territoire. Elles opèrent aussi dans d’autres quartiers mais vis-à-vis de ces quartiers elles n’ont pas la même attitude que celle dont elles font preuve à l’égard de leur quartier d’origine. On peut dire que, dans leur quartier au moins, les pandilleros témoignent d’une conscience ou d’un sentiment de responsabilité sociale. Les sous-groupes de la bande opèrent généralement chacun de leur côté, mais sans jamais se bagarrer entre eux, et ils se regroupent quand le quartier court un danger - quand il est attaqué par une bande venue d’un autre quartier - ou encore pour molester les gens lors des fêtes populaires comme celle de saint Dominique. »
Nous avons là deux caractéristiques fondamentales des bandes. Les deux ont pu être observées dans le cadre des bandes de René Cisneros et de leur intervention contre les transporteurs. D’abord, le sentiment de territorialité. Les médias informèrent qu’un groupe de pandilleros de ce quartier avait attaqué les transporteurs. Immédiatement, d’autres pandilleros qui appuyaient les transporteurs s’affrontèrent à coups de pierres et de mortiers aux pandilleros de René Cisneros. Quand fut donnée une explication à ce qui s’était passé, les pandilleros de René Cisneros n’indiquèrent jamais qu’ils s’étaient attaqués aux transporteurs mais bien aux bandes qui soutenaient les transporteurs.
Les pandilleros du quartier René Cisneros se bagarrèrent contre ceux du quartier Hialeah (Jayalia). Pour les protagonistes de cet affrontement il s’agissait d’un conflit territorial mais non politique ou social. À l’appui de cette thèse on peut citer le fait que, dans les deux bandes, libéraux et sandinistes sont mêlés. Ce n’est pas la couleur politique qui détermine l’appartenance à une bande non plus que son action. C’est le quartier qui est à l’origine de l’identité et non l’idéologie politique. Les bandes sont dépourvues d’une appréciation claire de la réalité nationale et leurs frontières essentielles résident dans le quartier. Comme le disait un de nos interviewés de René Cisneros : « Quand il s’agit de chambardement, tous sautent dans le bal sans s’occuper de couleur politique. » Cela met un point d’interrogation à la thèse selon laquelle parmi les pandilleros les sandinistes ou les libéraux prédominent. Lors de la dernière crise de violence à Managua, le PLC et le FSLN purent autant l’un que l’autre acheter des pandilleros.
D’autre part l’intervention des bandes ont donné l’impression d’une fête de carnaval. Un peu comme chaque année au mois d’août les fêtes du saint patron, saint Dominique, sont pour les bandes de Managua une occasion d’entrer en activité, la grève des transporteurs n’a pas généré seulement une crise et des tensions mais aussi une atmosphère de jour férié pour tous et de fête populaire. Les pandilleros n’ont pas voulu rester en marge des festivités. Les scènes télévisées où l’on voit des pandilleros jouer sans arrêt à la bagarre à coups de sacs pleins d’eau, en sont la preuve.
Thèse n° 3
La bande en tant qu’expression de la culture machiste
Rodgers remarque : « Une des caractéristique marquantes du mode d’action du pandillero consiste à se lancer au devant du danger, ce qui cadre parfaitement dans la culture machiste enracinée dans le pays, dont l’idéal est de prendre des risques et de faire publiquement et devant n’importe qui la démonstration de son courage. Lorsque la police arrivait tous les pandilleros allaient à sa rencontre en criant, jetant des pierres et courant de tous côtés. On peut également analyser les bandes comme une cristallisation du machisme nicaraguayen du fait de l’attitude des pandilleros face au danger, parce qu’ils privilégient la violence en tant qu’expression sociale, à cause de la composition presque exclusivement masculine de la bande et du type de relation qu’ils établissent avec les femmes. »
Être pandillero ajoute une touche d’agressivité supplémentaire à l’agressivité masculine déjà bien ancrée. Perdu dans le groupe des transporteurs, le pandillero peut aller beaucoup plus loin : il multiplie coups de mortiers, jets de pierres, miguelitos [2] pour crever des pneus... Les escarmouches peuvent être plus audacieuses. Lorsque les pandilleros de Jayalia ont dépouillé de ses vêtements une des meneuses du PLC, ils ont instauré une forme d’expression remarquable du machisme prédominant dans les bandes. Ce machisme est exploité par les leaders politiques - eux aussi en majorité machistes - qui font étalage de démonstrations de force, à travers des discours incendiaires dans lesquels ils promettent d’écraser l’ennemi. Au Nicaragua le leadership politique trouve ses fondements, entre autres, dans la capacité à faire vibrer les fibres du machisme culturel profondément enraciné.
Thèse n° 4
La bande : structure quasiment militaire
Rodgers affirme : « Lorsqu’elles se bagarrent les bandes agissent selon une organisation pratiquement militaire dans ses moindres détails. Elles se constituent en « compagnies » qui se protègent mutuellement ; il existe un groupe de réserve. On trace en général un plan de bataille qui suit une stratégie et les replis se déroulent de façon très ordonnée. Chaque individu utilise ses armes personnelles mais ceux qui sont armés sont répartis entre les différentes compagnies en fonction de leur armement de façon à ce qu’il y ait un équilibre entre toutes les compagnies, excepté lorsqu’il faut organiser un « commando d’assaut »- c’est le terme qu’ils emploient - avec une grande puissance de feu et dans un objectif spécifique, par exemple pour amocher le chef de la bande adverse. »
Bien que les pandilleros de René Cisneros s’organisèrent à l’improviste lorsque d’autres pandilleros leur tombèrent dessus de façon massive et écrasante, ceux qui appuyaient les transporteurs firent preuve d’une capacité d’organisation suffisante pour se replier de telle manière que peu d’entre eux reçurent des coups. Distribuer les tâches nécessitées par cet affrontement fut une question de secondes. Sur le champ un des leaders, pour se fournir en munitions destinées aux mortiers, fonça vers le quartier Paul VI où elles sont vendues clandestinement dans une armurerie artisanale où il rencontra les leaders de Jayalia, engagés dans la même mission.
Thèse n° 5
La bande, une institution solidaire
Rodgers affirme : « Les pandilleros soulignent l’importance de la solidarité à l’intérieur de la bande avec la même force avec laquelle ils déplorent l’atomisation de la communauté. Ils font remarquer qu’un pandillero a des responsabilités. Les pandilleros non seulement s’entraident mais ils ont aussi une grande confiance les uns dans les autres, confiance qui est une force car elle est de plus en plus rare dans le contexte de crise du Nicaragua actuel. Cette confiance et cette loyauté sont, en partie, une réaction à la stigmatisation sociale que subit le pandillero. Stigmate ambigu dans la mesure où les habitants des quartiers critiquent les pandilleros tout en reconnaissant que ce sont eux qui prennent soin du quartier et le protègent. »
Le pandillero élabore son propre code de l’honneur. Il n’accepte pas les règles établies par la société et respecte les siennes propres. Il est fréquent parmi les pandilleros de signer un pacte pour venger la mort de compagnons de lutte ou d’amis. Bien que l’assassinat soit condamné par la société, dans des circonstances déterminées, il se justifie de par la solidarité qui cimente le groupe. Les habitants du quartier René Cisneros se sont montrés satisfaits du travail accompli par les pandilleros du quartier pendant les conflits de Managua ; la seule chose qu’ils censurent sont les dégâts provoqués par des pandilleros de dernière minute. La communauté met en avant avec orgueil que ses pandilleros ne portent jamais préjudice aux gens du quartier.
Thèse n°6
La bande, un potentiel destructeur
Rodgers nous dit : « Les armes utilisées par les pandilleros vont de leurs mains nues et prêtes à l’attaque jusqu’aux fusils AK-47 et aux grenades à fragmentation. En général ils se servent de pierres, de bâtons, de tuyaux, de poignards et de mortiers. Les armes à feu - mitraillettes ou pistolets - ne sont pas les plus usuelles dans les querelles entre bandes. Ils les utilisent surtout lors d’attaques ou de vols à moins qu’il ne s’agisse d’une querelle prolongée qui, de ce fait, réclame une escalade dans l’armement employé de part et d’autre, jusqu’à en arriver à l’utilisation d’armes à puissance maximale. »
Cette facilité à disposer d’armes nous donne une idée de ce qui pourrait arriver dans l’avenir si triomphent les tendances autoritaires et les leaderships, violents et machistes, qui prévalent sur la scène politique, et si le PCL et le FSLN continuent à acheter - ou à louer - des bandes. Dans un tel contexte, des actions plus déterminées de la police - ou pire encore de l’armée - pourraient déchaîner une escalade de violence. La panique d’être attaqués aidant, les pandilleros pourraient tirer des réserves d’un arsenal de plus en plus dangereux, s’orientant ainsi vers des formes de guérilla urbaine. Ainsi ce qui aurait commencé comme une manifestation, spontanée ou organisée, de mécontentement populaire - dans laquelle inévitablement viennent s’introduire des pratiques de délinquance - pourrait évoluer vers la constitution d’une série de groupes armés, qui se placeraient hors du contrôle de leurs éventuels promoteurs.
Thèse n°7
La bande, en tant qu’expression d’une quête
Rodgers propose ce qui suit : « La soif d’identité qui marque les bandes est en liaison directe avec l’absence absolue de rôles sociaux significatifs et permet de supposer que si l’on pouvait canaliser les énergies et les rêves des pandilleros vers d’autres activités, sans doute parviendraient-ils à trouver ce qu’ils cherchent.
C’est là un thème fondamental : à qui profite cette quête et dans quel but ? Les groupes politiques qui, lors du dernier conflit, ont pactisé avec les bandes, ne semblent ni capables ni prêts à transformer cette recherche en conscience de classe ou en outil de lutte politique ou d’engagement social. Ce fut l’occasion pour eux de laisser transparaître de graves indices : ils ont agi en tant que mercenaires, et pour se procurer de la drogue. Au lieu de proposer des alternatives, ils ont utilisé comme appât pour manipuler ces groupes leur point le plus fragile et le plus néfaste de la logique des bandes : la recherche d’argent pour se fournir en drogues. »
Les bandes : avec les sandinistes ou dans l’opposition ?
Il existe une supposition, assez répandue, selon laquelle les bandes sont majoritairement sandinistes. Certains vont même jusqu’à présenter les bandes comme les héritières directes des virulents et désormais historiques « hordes divines », qui dans les années 80, furent utilisées pour semer la terreur parmi les opposants au sandinisme. Mais il n’existe aucune coïncidence idéologique. Il est même possible que parmi les bandes prédominent les antilibéraux, non par idéologie, mais parce que le parti libéral, en arrivant au pouvoir, engagea une campagne de répression contre les bandes. Les pandilleros n’oublient pas les patrouilles de la police nationale, début 1997, dans les quartiers de Managua dits « chauds » pour arrêter des pandilleros. Chaque fin de semaine des patrouilles arrivaient au quartier pour embarquer ivrognes et pandilleros. Viennent s’ajouter à cela les mauvais traitements dont ils furent l’objet pendant la détention et les interrogatoires ainsi que les amendes que durent payer leurs proches dont les revenus sont faibles. Ce type de comportement policier n’est toujours pas dépassé, il est donc logique que les bandes soient antigouvernementales.
D’autre part tous les actes des pandilleros tendent à l’opposition, tous reflètent leur refus de l’ordre établi, de la société « respectable ». Lorsqu’elles prennent conscience de leur position d’exclusion dans le cadre de l’ordre social les bandes créent leurs propres valeurs d’opposition. Une opposition quelque peu ambiguë, car dans une société comme celle du Nicaragua dans laquelle les vols du denier public de la part des fonctionnaires gouvernementaux sont excusés par le Président de la République lui-même, qui les appelle des « larcins », les bandes des quartiers n’ont pas vraiment de raison de se sentir hors la loi.
Pendant quelques jours, quelques quartiers de Managua se transformèrent en champ de bataille. Des sortes de guérillas urbaines rudimentairement armées de bâtons, pierres et mortiers s’emparèrent des rues, trottoirs et points stratégiques des quartiers. Les pandilleros font feu de tout bois lorsqu’il s’agit de flamber dans une bagarre quelle qu’elle soit. Libéraux et sandinistes le savent et ils ont su tirer parti des circonstances. Les pandilleros plongèrent dans le mouvement de grève « ignorants à bien des égards et par delà toute connaissance ». Comme l’a signalé Dennis Rodgers : « L’ambiguïté inhérente à la condition humaine - amplifiée dans le contexte chaotique et anarchique du Nicaragua actuel - induit que les gens ne savent sans doute pas ce qu’ils font et ne savent peut-être pas l’effet que produira ce qu’ils font. » D’où découle aussi la difficulté à expliquer dans toute son ampleur le phénomène des bandes et la signification de leur engagement dans les plus récents conflits.
Le pays d’une jeunesse sans avenir
Les bandes ne sont pas uniquement le fruit de l’imagination des journalistes ou un surnom pour désigner « les groupes de jeunes ». Elles sont l’expression d’un désenchantement. Les pandilleros ont les armes sans l’utopie et c’est peut-être à cause de cette vacuité qu’ils ne se rendent pas mais qu’ils se vendent...
Le Nicaragua est un pays à population jeune. Selon les données du recensement réalisé en 1995 par l’Institut national de la statistique et des recensements (INEC), 72, 5 % de la population a moins de 30 ans. Le groupe des 0 à 14 ans représente 45 % de la population. Le groupe des 15-24 ans en représente 20 %, celui des 25-30 ans 7,5 %. Pays de jeunes, le Nicaragua leur offre peu d’opportunités. Différentes sources, officielles et privées, concordent pour indiquer qu’entre 74 et 85% de la population du Nicaragua vit dans la pauvreté ou dans l’indigence. L’unique issue semble être que chaque individu, chaque groupe se crée ses propres règles de vie. Nombreux choisissent celles de la délinquance. En 1998 les statistiques établies par le système pénitenciaire indiquaient que plus de 8 % des presque 5 400 prisonniers des sept centrales pénitenciaires du pays étaient des jeunes de moins de 18 ans.
Les partis politiques souhaitent-ils recruter ce genre de militants consommateurs de crack ? Les agitations sporadiques sont-elles une voie vers le changement ? La manipulation du mécontentement, du malaise face au système, est aux antipodes de la mise en réseau des mouvements ayant une prise de conscience sociale. Si le PLC et le FSLN optent pour un opportunisme militaire, pour faire nombre dans les protestations et les grèves - si justes soient-elles -, ils trouveront des mercenaires en la personne des Célèbres, des Bouffe-la-mort, des Chiens de terrain vague, des Méduses, des Ensanglantés, des Diables rouges, des Rockers de Satan, des Bouffeurs de ragoût, des Fantômes, des Beaux-Gosses, des Grosses-Panses, des Balourds, des Farceurs, des Marchands... Rien ne changera et les aspirations les plus profondes de ces jeunes et de bien d’autres continueront à être bafouées.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2323.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : Envío, mai 1999.
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