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DIAL 3275 - Figures de la révolte (5)

ARGENTINE - La Semaine tragique (7-14 janvier 1919)

Felipe Pigna

mardi 11 mars 2014, mis en ligne par Dial

Dans le numéro de DIAL de mars, nous continuons la série de textes autour de la thématique de la révolte, qui constitue en même temps une mémoire des luttes. Nous publions ici deux textes de l’historien argentin Felipe Pigna, chacun sur un évènement marquant des luttes ouvrières argentines du début du XXe siècle, la Semaine tragique (7-14 janvier 1919), à Buenos Aires, et, deux ans plus tard, dans la province de Santa Cruz, en Patagonie, la rébellion, réprimée dans le sang, des travailleurs ruraux des estancias. Ce texte est une traduction quasi intégrale de la première partie du chapitre 3 de Los mitos de la historia argentina. 3, Desde la ley Saenz Peña a los albores del peronismo de Felipe Pigna (Planeta, 2006).


« On peut voler aux hommes une bonne partie de ce qu’ils produisent en exploitant leur travail et en les écrasant d’impôts ; on peut les priver même du droit de se rassembler pour se défendre de l’exploitation et de la tyrannie ; on peut les forcer à mourir dans la misère en détenant leurs moyens de production ; on peut les réduire à de simples machines productrices pour user et abuser d’eux brutalement et bassement, sans pour autant passer pour violent, pourvu que ce soit fait au nom de la loi. Mais on ne peut être sensible à tant de violence et se retourner contre elle, parce qu’alors c’est vous qui serez considérés comme violents et c’est vous qui subirez toutes sortes de violences, et même si elles parvenaient à vous priver de tout, de penser, d’agir, et même de vivre, elles ne seraient pas considérées comme telles du moment qu’elles seraient perpétrées au nom de la loi. » La Protesta, 7 juin 1902.

[…]

Vers 1916, le prolétariat argentin était l’un des mieux organisés d’Amérique latine. Il était majoritairement de gauche et finaliste, c’est-à-dire qu’il se fixait un objectif final : le triomphe de la classe laborieuse sur les capitalistes et l’installation d’une société sans classes. Ce mouvement ouvrier dynamique et combatif avait récupéré son pouvoir de mobilisation et de lutte après la sanglante répression de 1910 [1], qui s’était soldée par des milliers de détenus et déportés, des locaux corporatifs et des bibliothèques détruits ou incendiés et par la censure de la presse ouvrière. De nouveau, la dignité rebelle réclamait ses droits. De nouveau, les groupes de théâtre appelés « tableaux philodramatiques » représentaient aux familles ouvrières, sous forme de fiction, la réalité crue qu’elles vivaient chaque jour et leur apportaient les moyens d’action pour le combat en faveur de la justice. De nouveau, les « payadores » [2] libertaires colportaient les textes anarchistes sous forme de milonga pour les ouvriers agricoles de notre pampa. Là étaient les écoles modernes pour éduquer les enfants des travailleurs en un catéchisme qui ne répondait aux normes d’aucune académie et, encore moins, d’aucune Église officielle. Revenait enfin cette noble tradition de la culture populaire sous toutes ses formes : les bibliothèques, les clubs d’échecs, les centres culturels. La bataille de la pensée continuait : en dépit de l’énorme disproportion des appareils de propagande, la contre-culture ouvrière restait vivante.

Le monde vivait immergé dans sa Première Guerre, et ici, on discutait avec ferveur. La majorité des travailleurs était pacifiste car elle comprenait, avec Jean Jaurès [3] — un grand penseur socialiste qui nous avait rendu visite en 1911 — que, dans la guerre, la chair à canon, c’était celle des pauvres qui servait aux riches à accroître leurs fortunes. L’Argentine était, par sa neutralité, utile à la Grande Bretagne, qui réclamait ses productions primaires. Le « grenier du monde » croissait au prix du sacrifice des familles laborieuses. Coupeurs de cannes à Tucumán, bûcherons dans le Chaco, Corrientes, Misiones et Santa Fe, vendangeurs de San Juan et Mendoza, saisonniers itinérants dans tout le pays. Et jusque dans les coins les plus reculés de la patrie parvenaient les délégués ouvriers, les activistes, les diffuseurs de l’Idée. La « Fédération », comme on appelait familièrement la FORA — la centrale ouvrière anarchiste — s’ingéniait à ce que ne reste aucun coin du pays qui ne soit pas couvert, à ce que la presse ouvrière lui parvienne, avec sa version de l’histoire et de l’actualité, afin de faire connaître les droits des travailleurs et promouvoir la lutte et la dignité rebelle là où c’était nécessaire.

Le mouvement ouvrier

Vers 1916, les ouvriers se regroupaient dans le courant anarchiste, qui s’exprimait dans le journal La Protesta, et dans leur centrale syndicale, la Fédération ouvrière régionale argentine (FORA), mais aussi dans le courant socialiste, qui disposait déjà d’une intéressante rangée d’élus au Parlement, et dans sa centrale ouvrière, l’Union générale des travailleurs (UGT). À eux s’étaient joints ceux que l’on appelait les « syndicalistes révolutionnaires » de la Confédération ouvrière de la République argentine (CORA), qui, en avril 1915, au IXe Congrès de la FORA, avaient décidé de s’affilier massivement à la centrale pour en disputer la direction aux anarchistes. Les anarcho-syndicalistes s’opposaient à toute adhésion explicite à une doctrine philosophique ou politique et pensaient que la lutte devait se centrer sur le plan syndical, car ils se méfiaient des partis politiques, même de ceux qui se proclamaient ouvriers. Cette conception de la lutte des travailleurs parut inacceptable à la vieille garde, qui au Ve Congrès de la FORA, tenu en 1905, avait recommandé à ses membres l’adhésion aux principes philosophiques du « communisme anarchique ». La FORA se divisa alors en deux organisations : la FORA du Ve Congrès — anarchiste — et la FORA du IXe Congrès — syndicaliste.

L’Apôtre et les travailleurs

[…]

L’arrivée d’Yrigoyen [4] au gouvernement en 1916 éveilla quelques espérances dans les secteurs populaires. Les gouvernements antérieurs les avaient durement traités et s’étaient totalement désintéressés du sort des véritables producteurs de la richesse nationale, faisant un usage répété des Lois de résidence et de défense sociale pour empêcher manifestations et revendications. Au début de son mandat, Yrigoyen tenta de promouvoir une législation sociale avancée, mais la majeure partie de ses projets en ce sens furent bloqués par le Sénat, aux mains des conservateurs.

La majorité des ouvriers pensèrent qu’avec Yrigoyen et un gouvernement populaire tout serait différent, et, au début, la politique ouvrière du radicalisme parut aller dans cette direction. Mais l’attitude hésitante du gouvernement au pouvoir fut mise en évidence par la médiation favorable aux travailleurs au cours de la grande grève ferroviaire de 1917, puis par la ferme répression de la Marina, ordonnée par Yrigoyen, contre les ouvriers de la viande des frigorifiques Swift et Armour.

Les conditions de vie des travailleurs argentins empirèrent avec le début de la Première Guerre mondiale. La réduction des embarquements de céréales affecta la campagne. Des milliers de fermiers et d’ouvriers agricoles durent partir dans les villes pour chercher un emploi, augmentant ainsi la masse déjà importante de chômeurs. Ceci affecta le niveau de travail et réduisit notablement les salaires. Pour compléter ce tableau dramatique, entre 1916 et 1919, dans la ville de Buenos Aires, le coût de la vie augmenta de presque 100%.

Les arrêts de travail protestataires et les grèves générales se multiplièrent dans ces années-là. Face à l’agitation sociale croissante, la classe dirigeante s’organise et crée le 20 mai 1918 l’Association nationale du travail. Ses dirigeants avaient peu ou rien à voir avec le travail ; ils venaient tous sans exception du milieu entrepreneurial, et s’y regroupaient les plus grands propriétaires terriens et les entrepreneurs les plus importants de l’industrie, du commerce et des transports […]. L’organisation avait pour but la défense de la « liberté de travail » et des « droits et intérêts du commerce et de l’industrie » [5]. En clair, l’organisation se proposait de combattre l’activité syndicale, en particulier les grèves, et s’appuyait sur un service de briseurs de grève, généralement recrutés dans les milieux de la délinquance et parmi les membres de la pègre, qui, sous les ordres de l’« Association du travail d’autrui » — comme l’appelaient les anarchistes —, se consacraient à faire régner la peur parmi les travailleurs, à les harceler et même à assassiner des activistes syndicaux.

Janvier sanglant : un massacre ouvrier connu comme « la Semaine tragique »

Janvier est torride à Buenos Aires. Il ne s’y passe généralement pas grand-chose en janvier. À cette époque, très peu de gens partaient en vacances, simplement parce que rares étaient les corps de métiers qui avaient obtenu cette conquête sociale pour leurs travailleurs. Pour la majorité, c’était un mois de plus, durant lequel on souffrait des rigueurs de la température pendant les 12 ou 14 heures de travail. Seule la minorité propriétaire de tout s’octroyait le luxe de vacances imméritées à Mar del Plata, alors privilège exclusif, ou dans leurs villas de San Isidro ou Adrogué. La majorité savait qu’elle devait « jouer le jeu », ce qui ne voulait pas dire supporter n’importe quoi. Et c’est ce qui s’est passé en cet été de 1919, dans ce Buenos Aires où désormais se chantait le tango (depuis que Pascual Contursí eut l’idée que c’était dommage qu’une musique si merveilleuse, dotée d’une telle sonorité, reste sans parole, surtout quand il y avait tant de choses à dire). Depuis « Mi noche triste » [Ma triste nuit, lancée en 1917, le tango se faisait entendre dans les quartiers populaires et se frayait un passage dans toute la ville.

Peu de gens s’attendaient à ce que la grève des ouvriers, qui réclamaient des conditions de travail et des salaires meilleurs, initiée en décembre 1918 aux ateliers métallurgiques Pedro Vasena et Fils (situés à l’angle de Cochabamba et La Rioja, actuelle place Martín Fierro de la Ville autonome de Buenos Aires), débouche sur le conflit syndical généralisé qui passerait à l’Histoire sous le nom de la Semaine tragique.

La Première Guerre mondiale, qui venait de se terminer, avait porté préjudice à l’approvisionnement de matières premières pour l’industrie métallurgique, et comme cela arrive habituellement dans ces cas-là, les employeurs de Vasena — comme beaucoup d’autres camarades de classe d’hier et d’aujourd’hui — décidèrent que le coût de la crise devait être payé par les travailleurs ; ils baissèrent les salaires et augmentèrent l’effectif des employés avec des femmes et des enfants qui subissaient des conditions extrêmes d’exploitation.

La grève des 2500 travailleurs métallurgiques avait commencé le 2 décembre. Ils ne demandaient pas trop : une journée de huit heures, la salubrité au travail et un juste salaire. À ce moment, les Vasena avaient vendu l’usine à une entreprise anglaise, mais ils en restaient les gérants. Les ancêtres de celui qui deviendrait ministre de l’économie du président Onganía [6], se montrèrent intransigeants face à ce qu’ils appelaient « l’insolence ouvrière ». Ce qui, naturellement, rendit plus « insolents » les travailleurs, qui décidèrent de prendre l’usine et d’installer un piquet de grève à la porte de l’établissement pour défendre leurs droits. Monsieur Vasena avait de bonnes relations avec le gouvernement, particulièrement avec Monsieur Melo, qui, en plus d’être un militant radical connu proche d’Yrigoyen, était en même temps assesseur juridique de Vasena. Et Melo obtint l’envoi rapide de policiers et pompiers pour châtier « l’insolence » des exploités organisés [7].

Tout a commencé le 7 janvier, sur le coup de 15 h30, avec un groupe de grévistes qui avait formé un piquet de grève pour essayer d’empêcher l’arrivée de matière première pour l’usine. À ce moment-là, les conducteurs [8] sont passés là où étaient les grévistes, et, dévoilant leur véritable fonction, ont commencé à faire feu sur les travailleurs. Immédiatement, se sont jointes au groupe de briseurs de grève les forces de police qui étaient détachées sur la zone depuis le début de la grève. Le quartier vécut un climat de panique, les gens couraient se réfugier où ils pouvaient.

Quand on cessa d’entendre le bruit assourdissant des balles, le bilan fut éloquent : quatre morts. Trois avaient été tués par balles à leur domicile et le dernier avait succombé aux coups de sabre administrés par la police montée, les fameux « cosaques ». Il y eut également plus de 30 blessés. D’après La Prensa plus de 2000 projectiles furent tirés par quelque 110 policiers et hommes de main. Seuls trois membres des forces de répression furent légèrement blessés.

La nouvelle de l’attaque court comme une traînée de poudre dans les différentes corporations, et le journal anarchiste La Protesta titre : « L’antre de Vasena doit être purifiée par le feu sacré du volcan révolutionnaire de l’époque… » [9].

L’histoire officielle ne recueille pas les noms des morts du peuple. Les voici : Juan Fiorini, argentin,18 ans, célibataire, journalier de l’usine Bozzalla Hermanos, qui fut tué, alors qu’il prenait son maté chez lui, par une balle dans la poitrine ; Torribio Barrios, espagnol, 42 ans, marié, éboueur, mort sur l’avenue Alcorta face au n° 3189, de plusieurs coups de sabre sur le crâne ; Santiago Gómez Metrolles, argentin, 32 ans, célibataire, éboueur, tué par balle dans le temporal droit alors qu’il se trouvait à l’auberge de Lázaro Alberti, avenue Alcorta 3521 ; Miguel Britos, marié, journalier, mort de ses blessures par balle [10].

Selon le propre communiqué de la police, reproduit par La Nación, aucun ne fut tué en attitude de combat, aucun n’était en train d’agresser les forces répressives.

Le 8, une réunion corporative est convoquée et la Fora V, anarchiste, proclame la grève générale pour le 9, date prévue de l’enterrement des victimes. La FORA IX, plus modeste, déclare le deuil et invite ses membres à se joindre à l’enterrement en ces termes :

« Le Conseil fédéral de la FORA, en connaissance des évènements sanglants survenus le 7 de ce mois dans le quartier de Nueva Pompeya, entre le personnel gréviste de la maison Vasena d’un côté, et les « kroumirs » [11] de la même maison, policiers et hommes de main de l’autre, exprime sa solidarité enthousiaste avec les vaillants grévistes de cette maison métallurgique et sa vigoureuse protestation contre le procédé des forces de l’État, lesquelles ont non seulement protégé les mercenaires armés par Vasena mais ont aussi collaboré avec leurs armes à la tentative d’intimidation des ouvriers en grève, dont les demandes sont considérées comme justes par le Conseil fédéral et devant être impérativement satisfaites ». [12]

Les travailleurs du port, les ouvriers de la chaussure, une à une les corporations se solidarisent avec leurs camarades et s’engagent à être présentes au cortège funèbre. Le jeune Fiorini a été veillé au comité socialiste de la rue Loria 1341, et le reste des travailleurs assassinés à la Société de résistance des métallurgistes unis, située à l’angle Alcorta et San Francisco.

Dans ce climat, le journal radical La Época appelle à la conciliation des classes et à éviter de plus grands maux :

« Les grèves échoueront directement ou indirectement parce qu’il existe une impossibilité absolue qu’elles se développent. Mais leurs conséquences se répercuteront longuement sur notre économie, prolongeant et renforçant, justement, ce malaise que les ouvriers en colère veulent faire disparaître par la grève. Il conviendrait que ces vérités simples soient examinées par les travailleurs. Que ceux-ci cessent pour un moment d’écouter les meneurs [13] qui flattent leurs désirs d’amélioration pour remarquer que n’importe quel chemin de colère les conduira fatalement aux pires conséquences. Le bien-être commun émanera d’une amélioration générale de la situation économique du pays. Il convient de stimuler les ouvriers dans leur sphère d’activité, comme le capital et l’État dans les leurs. Pour ce qui est de l’exécutif, il a démontré sa préoccupation de la situation des travailleurs, toujours traitée en priorité, et qu’il essaie d’améliorer par tous les moyens à sa portée. Il est donc nécessaire que personne n’exerce son effort à l’écart de la tâche commune. Et surtout que personne n’emploie son énergie au détriment du bien-être social, car ainsi c’est à lui-même qu’il fait du tort. La consigne en ce moment est la collaboration de toutes les forces sociales. Et les grèves de colère, inopportunes, en désobéissance à une consigne imposée par les circonstances, conspirent contre l’intérêt commun. » [14]

Cependant, le quotidien anarchiste La Protesta voyait les choses un peu différemment et soulignait ses profondes divergences d’avec l’attitude assumée par les socialistes et les syndicalistes de la FORA IX :

« Et nous terminons cette chronique en lançant un appel à toutes les organisations ouvrières de la ville. Sans faute, travailleurs, vengez ce crime. C’est la dynamite qu’il faut, maintenant plus que jamais. Il ne peut y avoir de mort silencieuse. Non, mille fois non ! Le peuple ne peut se laisser tuer comme une bête sans défense. Incendiez, détruisez sans hésitations, ouvriers. Vengez-vous, frères, face au crime de la justice historique, la violence du peuple comme seule et immédiate conséquence et solution. » [15]

Face à la gravité des faits, l’un des initiateurs de cette tragédie, Don Alfredo Vasena, consentit à rencontrer les délégués de la corporation au Département de police et leur proposa la journée de 9 heures, 12% d’augmentation des salaires et l’admission de tous ceux qui voudraient travailler. Comme la réunion fut longue, il fut décidé de la continuer le lendemain à l’usine même. Les ouvriers arrivèrent ponctuellement à 10 heures, mais Don Vasena refusa de se joindre à eux, sous prétexte que parmi les ouvriers il y avait des activistes qui n’appartenaient pas à son personnel. Les ouvriers, s’armant de patience, formèrent une autre délégation qui présenta la liste des conditions des grévistes : la journée de 8 heures, des augmentations de salaire comprises entre 20 et 40%, le paiement des travaux et heures supplémentaires, la réadmission des ouvriers renvoyés pour raisons syndicales et l’abolition du travail à la pièce. Vasena promit de répondre le lendemain et, à la demande des ouvriers, il ordonna que cessent de circuler les barges de transports. Mais les évènements allaient se précipiter.

Les morts que vous tuez

Ce jeudi 9 janvier 1919, Buenos Aires était une ville paralysée. Les commerces avaient fermé, il n’y avait pas de spectacles, ni de transports publics, les ordures s’accumulaient dans les coins en raison de la grève des éboueurs, les petits vendeurs de journaux avaient décidé de ne vendre que La Vanguardia et La Protesta, qui ce jour-là titrait : « Le crime des forces de police, enivrées par le gouvernement et Vasena, réclame à grands cris une explosion révolutionnaire » [16]. Au-delà des divisions méthodologiques des centrales ouvrières, la classe des travailleurs de Buenos Aires réalisa de fait une énorme grève. Les seuls mouvements étaient ceux des colonnes compactes de travailleurs qui se préparaient à enterrer leurs morts. C’était des hommes, des femmes et des enfants du peuple, avec leur crêpe noir et leurs drapeaux rouges et noirs ; c’était des socialistes, des anarchistes et des syndicalistes révolutionnaires qui sortaient dans la rue pour bien montrer qu’ils n’avaient pas peur de la barbarie « patriotique » des maîtres du pays, des « enfants bien » de la « Ligue patriotique assassine », comme on la connaissait déjà dans les milieux ouvriers, pour porter clairement témoignage qu’ils n’avaient pas peur de la violence des policiers et ils s’avançaient avec leur unique propriété, leurs enfants, dans les rues de cette Buenos Aires qui écrivaient l’histoire. La seule chose qu’ils voulaient, c’était rendre hommage à leurs martyrs et rejeter la répression étatique et paraétatique. Prévoyant, le chef de police Elpidio González avait sollicité et obtenu ce jour même du président Yrigoyen un décret qui augmentait de 20% la solde des policiers qu’une rude tâche attendait.

À la veille de lancer une furieuse répression contre le mouvement de grève, voilà ce que disait un membre éminent du Parti radical, Horacio Oyhanarte, au Parlement national :

« Depuis le 12 octobre 1916 [17], la classe des travailleurs argentins sait qu’a débuté une nouvelle ère, qu’aucun de ses droits ne sera foulé aux pieds ; qu’aucune de ses aspirations légitimes ne sera déçue […]. Aujourd’hui comme jamais les classes travailleuses du pays savent […] qu’une grande justice et une grande sécurité planent dans notre atmosphère et qu’heureusement appartiennent au passé les spectacles honteux auxquels nous avait habitué le régime, quand il croyait désarmer avec le paratonnerre de la force les revendications sociales les plus légitimes. Désormais, le peuple travailleur argentin sait que les armes ne vont pas être injustement brandies par nos conscrits contre sa poitrine. En outre, ce ne sont plus seulement les travailleurs, mais aussi les industriels et tous les citoyens du pays, qui sont convaincus que la vie du plus humble et plus anonyme habitant de la République est sacrée aux yeux de ceux qui, en ce moment, portent la lourde responsabilité du gouvernement. Tout le monde sait que le président de la République a été accusé de partialité, mais pas en faveur des entreprises ni des patrons — et bien qu’injuste, mieux vaut que l’accusation ait été portée dans ce sens — mais en faveur des ouvriers. Quand les grèves dans les chemins de fer ont éclaté […] tout le monde clamait, dans l’aveuglement d’une offuscation sanguinaire, […] que le gouvernement faisait preuve de faiblesse parce qu’il ne résolvait pas les conflits entre le capital et le travail avec des fusils et des baïonnettes, comme se glorifiait de le faire le régime, disant que c’était ainsi que l’on montrait sa force et son énergie […]. » [18].

Massacre au cimetière

Vers trois heures de l’après-midi, le cortège funèbre s’ébranla avec à sa tête « l’autodéfense ouvrière », une centaine de travailleurs armés de revolvers et de carabines. Derrière, une colonne compacte de milliers de personnes, « la gueusaille » comme aimaient les appeler les bourgeois. Le cortège s’engagea dans la rue Corrientes en direction du Cimetière de l’Ouest (La Chacarita). En arrivant à la hauteur de Yatay, face à une église catholique, quelques manifestants anarchistes commencèrent à crier des slogans anticléricaux. La réponse ne se fit pas attendre : à l’intérieur de l’église étaient postés des policiers et des pompiers qui commencèrent à tirer sur la foule, provoquant les premières victimes de la journée. Au passage de la colonne devant les armureries, quelques manifestants les prirent d’assaut et « exproprièrent » des armes de poing, des carabines et des fusils pour « la révolution sociale ».

Sur le coup de 17 heures ce 9 janvier, l’interminable et émouvante colonne ouvrière arriva à La Chacarita, les gens se placèrent comme ils purent entre les tombes et les discours des délégués de la FORA IX commencèrent. Au premier rang se tenaient les familles des morts. Mères, pères, fils, frères inconsolables et accompagnés dans leur douleur et leur besoin de justice par des milliers de personnes. Alors que parlait le dirigeant Luis Bernard, surgirent tout à coup, derrière les murs du cimetière, des membres de la police et de l’armée qui commencèrent à tirer sur la foule. C’était une embuscade. Les gens cherchèrent refuge comme ils pouvaient, mais morts et blessés furent nombreux. Les survivants furent poussés à coups de sabres et de crosses vers la sortie du cimetière. D’après les journaux, il y aurait eu 12 morts et près de 200 blessés. La presse ouvrière parla de 100 morts et presque 400 blessés. Mais les deux versions coïncident sur un point : il n’y eut pas de pertes parmi les militaires et les policiers. L’impunité allait en augmentant. Il n’y avait pas d’antécédents de pareille tuerie d’ouvriers.

Malgré tout, le peuple mobilisé ne se découragea pas et resta dans la rue à réclamer justice et à demander à ses dirigeants de continuer la grève générale, ce qui arriva effectivement. L’agitation continuait et tandis que se produisait le massacre de La Chacarita, un bon groupe de travailleurs encercla l’usine de Vasena et fut sur le point de l’incendier. À l’intérieur se trouvaient réunis Alfredo Vasena, Joaquín Anchorena de l’Association nationale du travail et l’entrepreneur britannique — l’acheteur —, lequel, voyant l’évolution des faits, demanda protection à son ambassade, qui entra rapidement en communication avec la Casa Rosada [19], d’où partit le fringant chef de police et futur vice-président de Alvear [20], don Elpidio González, pour parlementer avec les ouvriers et leur réclamer le calme. Ce n’était pas le meilleur moment et il ne fut pas bien reçu. Le cortège, avec le fonctionnaire à sa tête, fut attaqué, et la propre voiture du chef de police incendiée par la foule. González dut revenir en taxi à son bureau, mais il envoya un groupe de 100 pompiers et policiers armés jusqu’aux dents, qui firent feu sans ménagements sur la foule, provoquant — selon le propre communiqué de la police —, 24 morts et 60 blessés.

Dans toute la ville se produisirent des manifestations exprimant l’indignation de tous les travailleurs face à l’action répressive de l’État.

Presque un coup d’État

Au milieu de la confusion générale, à la tombée du jour ce 9 janvier 1919, le général Luis F. Dellepiane [21], Commandant de la garnison de Campo de Mayo, décida de descendre à Buenos Aires et de se présenter à la Casa Rosada. Certains racontent que lorsqu’Yrigoyen vit arriver le général avec sa troupe, il lui aurait offert sa démission et lui aurait dit « Général, je suis votre prisonnier », pensant qu’il s’agissait d’un coup d’État. Cela était dû aux rumeurs qui étaient parvenues jusqu’au président, et confirmées par Dellepiane, selon lesquelles, sur la route de Buenos Aires, la troupe avait été interceptée par un groupe d’officiers à la retraite qui lui proposèrent de se mettre à la tête d’une conspiration civico-militaire. C’est ce que raconte le général lui-même dans un reportage accordé des années après au journal Noticias Gráficas :

« Dans ladite semaine de janvier, en voyant Buenos Aires livrée au pillage du fait d’éléments malfaisants en pleine action et du désordre croissant que des gens mettaient à profit pour se livrer à la “chasse aux russes” et à la persécution d’ouvriers pacifiques, j’ai pris l’initiative de me mettre en route avec les troupes de la Seconde Division sous mes ordres, et, devenu Chef Militaire suprême de la susdite, j’ai vite rétabli l’ordre. À cette occasion, des ennemis du président Yrigoyen me demandèrent d’essayer de le renverser ». [22]

Dellepiane se montra loyal envers Yrigoyen, son vieux coreligionnaire de la Révolution de 1890, mais il imposa des conditions à sa loyauté et à celle de l’armée de terre : sévérité avec les grévistes. À partir de ce moment, l’attitude hésitante du gouvernement se mua résolument en une action répressive, avec le feu vert d’Yrigoyen.

En 24 heures à peine on cantonne dans Buenos Aires plus de 10 000 hommes en uniformes entre policiers, pompiers, soldats de l’armée de terre et de la marine, tous sous le commandement de Dellepiane, qui installe son poste de commandement dans le Département Central de police.

Dans la matinée du 10, le général, faisant étalage de « l’obéissance due » mais s’autorisant, comme il arrive souvent, quelques libertés avec elle, harangua sa troupe en ces termes : « Messieurs, si dans un délai de 48 heures la normalité n’est pas rétablie et si la situation s’aggrave, je ferai disposer l’artillerie sur la place du Congrès [23] pour étourdir la ville à coups de canons. Et la leçon sera si exemplaire que d’ici 50 ans personne n’osera se dresser pour perturber la vie et la tranquillité publiques ». [24]

Le général ne se limita pas aux fanfaronnades et envoya un radiogramme à tous les commissariats de Buenos Aires ordonnant d’ouvrir le feu sur tout gréviste dont le comportement paraîtrait suspect aux forces de police.

Heureusement, personne ne fit cas du général histrion. Pendant les 50 années suivantes, le prolétariat argentin accrut son organisation et sa combativité et poursuivit la lutte pour ses droits en dépit des balles et des discours. Et 50 ans exactement après que Dellepiane ait prononcé sa menace arrogante, dans une autre ville, la seconde du pays, tout un peuple se soulevait à nouveau contre l’injustice : ce fut le « Cordobazo » [25].

[…]

La Ligue patriotique, assassine

Ces premiers jours de 1919, les membres « les plus remarquables de la société » furent pris d’une attaque de paranoïa. Dans leur imagination fertile fleurissaient et se multipliaient les théories du complot. La révolution bolchevique s’était produite il y avait moins de deux ans et le seul souvenir des soviets d’ouvriers et de paysans décidant du destin de la nation la plus grande du monde faisait trembler ceux qui possédaient tout en Argentine. Il fallait freiner le torrent révolutionnaire. Ils commencèrent alors à se réunir pour faire pression sur le gouvernement radical, qu’ils considéraient incapable de mener la répression qu’ils souhaitaient et jugeaient nécessaire.

Selon les chefs des « bonnes » familles d’Argentine, il était nécessaire d’agir avec une sévérité qui rappellerait aux travailleurs que leur situation sociale requérait obéissance et résignation. C’est ainsi qu’un groupe de jeunes de ces « meilleures familles » se réunirent à la Confitería París et décidèrent « patriotiquement » de s’armer pour leur « légitime défense ». Les réunions continuèrent dans les salons plus confortables du « Centre naval » situé à l’angle Florida et Córdoba, où ils furent chaudement reçus par le contre-amiral et très réactionnaire Manuel Domecq García [26] et son collège le contre-amiral Eduardo O’Connor [27] qui s’engagèrent à donner une instruction militaire aux jeunes gens impatients. O’Connor déclara ce même 10 janvier 1919 que Buenos Aires ne serait pas un autre Pétrograd et invitait à la « vaillante jeunesse » à attaquer les « russes et les catalans jusque dans leurs quartiers s’ils n’osent pas venir au centre-ville ». Les petits jeunes « patriotes » quittèrent le Centre naval avec des brassards aux couleurs argentines et des armes automatiques distribuées généreusement par Domecq, O’Connor et leurs complices.

Ce groupe d’abord inorganisé va se constituer officiellement en Ligue patriotique argentine le 16 janvier 1919. Domecq García en occupa la présidence de manière provisoire jusqu’en avril 1919, quand les brigades élurent comme président Manuel Carlés [28] et comme vice-président Pedro Cristophersen.

[…]

À quoi se consacraient ces citoyens préoccupés par l’ordre ? Les bandes terroristes armées qui opéraient sous l’enseigne de la Ligue patriotique argentine agissaient en toute impunité et avec le complet soutien et la complicité des autorités. Ils se réunissaient dans les commissariats où étaient distribuées armes et brassards. Ils quittaient les bureaux de la police dans des voitures dernier modèle, conduites par les jeunes oligarques et, au cri de « Vive la patrie », ils se dirigeaient vers les quartiers ouvriers, les sièges syndicaux, les bibliothèques ouvrières, le siège des journaux socialistes et anarchistes qu’ils incendiaient et détruisaient sous le regard complice de la police et des pompiers. Le quartier juif du Once fut attaqué avec acharnement par les bandes patriotiques qui se consacraient à la « chasse au russe ». Là, les synagogues et les bibliothèques Avangard et Paole Sión furent incendiées ; les terroristes de la Ligue attaquaient les passants, notamment ceux dont les habits trahissaient leur appartenance à la communauté. L’agression couarde ne faisait pas de distinction d’âge ou de sexe. Les « défenseurs de la famille et des bonnes coutumes » frappaient à coups de matraques et de crosses de révolvers les personnes âgées et traînaient par les cheveux femmes et enfants.
[…]

Apprenant ces incidents qui prirent par surprise les habitants du Once, dans quelques quartiers, comme La Boca, les voisins commencèrent à prendre des précautions et les petits jeunes de la Ligue, s’ils se lançaient à l’attaque, seraient bien reçus. Dans le quartier connu comme la « Terre de feu », car il était habité de nombreux anarchistes qui étaient passés par la prison d’Ushuaia, on les attendait de pied ferme. Hommes, femmes et enfants, armés ce qu’ils pouvaient, préparèrent la défense. Depuis les terrasses, ils leur jetèrent de l’eau bouillante et des pierres et les francs-tireurs ouvrirent le feu sur les voitures de la Ligue. […] Les enfants « bien » de la Ligue ne remirent pas les pieds à la Boca…

[…]

Le triomphe de la grève

Finalement, le 11 janvier, le gouvernement radical parvint à un accord avec la FORA IX, basé sur la libération des prisonniers (qui étaient plus de 2000), une augmentation des salaires de 20 à 40% selon les catégories, l’établissement d’une journée de travail de 9 heures et la réintégration de tous les grévistes renvoyés. Peu après les autorités de la FORA et du Parti socialiste décidèrent la reprise du travail.

Le journal du soir La Razón titrait : « La grève est terminée, maintenant les pouvoirs publics doivent rechercher les promoteurs de la rébellion, de cette rébellion dont la FORA et le PS rejettent la responsabilité… » [29]. Mais la douleur et la commotion populaire continuent. Les travailleurs se montrent rétifs pour retourner au travail. Dans les assemblées syndicales, les motions pour continuer la grève se succèdent. Pour sa part, la FORA V s’oppose catégoriquement à appliquer la mesure de force et décide de « continuer le mouvement comme forme de protestation contre les crimes d’État » [30].

Finalement, le chef du Pouvoir exécutif de fait, le général Dellepiane, reçut le mardi 14 janvier séparément les responsables des deux FORA et accepta leurs conditions concordantes pour retourner au travail ; celles-ci incluaient « la suppression par les autorités de la démonstration de force » et le « respect du droit de réunion ». Mais passant par-dessus le général, la police et les membres de la Ligue Patriotique s’accordèrent le plaisir qu’ils avaient retardé : ils mirent à sac et détruisirent le siège de La Protesta. Ce qui motiva la menace de démission de Dellepiane, qui fut rejetée le lendemain par le président Yrigoyen lui-même, qui, en outre, ordonna de rendre effective la mise en liberté de tous les détenus.

Le jeudi 16, Buenos Aires était presque une ville normale : les tramways circulaient, il y avait de la nourriture sur les marchés, et cinémas et théâtres rouvrirent leurs portes. Les troupes furent ramenées dans leurs casernes et les travailleurs du rail reprirent lentement leurs services. Plus tard, le lundi 20, les ouvriers de Vasena, après avoir vérifié que toutes leurs revendications avaient été satisfaites et qu’il ne restait aucun camarade renvoyé ou sanctionné, décidèrent de revenir à leur poste de travail.

Selon l’historien anarchiste Diego Abad de Santillán :

« La révolte populaire dura plusieurs jours. Il a manqué alors la capacité pour canaliser les énergies du peuple et lui offrir un objectif révolutionnaire immédiat. Au sein du mouvement ouvrier, il n’y avait pas d’hommes d’un prestige suffisant pour canaliser l’esprit combatif des grandes masses. Les organisations ouvrières n’étaient pas non plus en conditions. De plus, le mouvement fut inattendu et surprit tout le monde, ceux d’en haut comme ceux d’en bas. Ce fut une explosion instinctive de solidarité prolétarienne, mais pas un mouvement préparé et orienté vers quelque chose de plus » [31].

La rébellion sociale dura exactement une semaine, du 7 au 14 janvier 1919. La grève avait triomphé mais à un coût énorme. Le prix ne fut pas fixé par les travailleurs mais par les maîtres du pouvoir, qui firent du conflit un bon témoignage de leur épreuve de force avec le gouvernement, sur lequel ils parvinrent à faire pression aux moments les plus graves et à lui imposer leur volonté de répression.

Très bien : 10, avec félicitations

Il n’y eut pas de sanctions pour les forces de répression, les mots « erreurs ou excès » ne furent pas même prononcés ; au contraire, le gouvernement félicita les officiers et les troupes chargées de la répression et parla à nouveau de « subversion » : « Au nom de son Excellence, Monsieur le Président de la Nation, j’ai la très grande satisfaction de féliciter le personnel des officiers et de la troupe de l’armée de terre et de la marine, pour la manière digne de louanges avec laquelle il a su juguler le mouvement subversif, étranger à la nationalité, qui a éclaté dans cette capitale » [32].

De son côté, Dellepiane, le chef de la répression, dicta l’ordre du jour suivant :

« Je veux porter au digne et vaillant personnel qui a coopéré avec les forces de l’armée de terre et la marine à l’étouffement de l’émeute brutale et inique, mes paroles de gratitude les plus sincères, en même temps que le désir que les membres de toute hiérarchie de si nobles institutions, chargées de sauvegarder les intérêts les plus sacrés de cette grande métropole, sentent palpiter leur poitrine uniquement sous l’impulsion de nobles idéaux, les présentant comme une cuirasse invulnérable à l’incitation malsaine par laquelle on veut déguiser des buts inavouables et de lâches appétits » [33].

L’ambassadeur d’Yrigoyen en Grande Bretagne, Álvarez de Toledo, tranquillise les investisseurs étrangers dans un reportage accordé au Times de Londres et reproduit par La Nación :

« Les récents conflits ouvriers dans la République argentine ne furent rien qu’un simple reflet d’une situation commune à tous les pays et l’application énergique de la loi de résidence, et la déportation de deux cents meneurs ont suffi pour bloquer la progression du mouvement, qui est actuellement dompté. [Il ajouta que] la République argentine reconnaît pleinement la dette de gratitude envers les capitaux étrangers, et tout spécialement envers les Britanniques pour leur participation active au développement du pays, lequel est disposé à offrir toutes sorte de facilités pour un nouveau développement de leur activité [34]. [En guise de bilan, La Nación écrivait ] : « Tous les partis politiques, tous les hommes remarquables ont été aux côtés du gouvernement, surtout quand ils ont réalisé la gravité que pouvait avoir le mouvement ; les ennemis les plus acharnés du radicalisme se sont joints à l’action de l’autorité : les journaux d’opposition les plus virulents ont tempéré leurs articles et mis une sourdine à leurs plaintes ; des institutions, nées uniquement pour combattre le gouvernement, lui offrirent de se mettre dans les rangs de l’ordre sous l’égide de la liberté et la démocratie. Ce fut un spectacle réconfortant et beau. » [35]

Donations d’âmes charitables

Les secteurs les plus puissants de la société se montrèrent très reconnaissants envers les membres des forces répressives et voulurent les récompenser par la seule chose qui intéresse les deux parties à l’heure des hommages : l’argent. Les entreprises bénéficiaires de la « discipline sociale », les dames d’œuvre et autres entités « de bien public » commencèrent les collectes « pour les défenseurs de l’ordre ». En voici le détail dans La Nación :

« Dans le local de l’Association du travail, s’est réunie hier la Junte directrice de la Commission pro-défenseurs de l’ordre, que préside le contre-amiral Domecq García, et diverses résolutions d’importance ont été adoptées. Il a été décidé de désigner des commissions spéciales qui auront à charge la collecte des fonds dans la banque, le commerce, l’industrie, le barreau, etc., et adopté diverses dispositions tendant à répartir une obole équitable dans tous les foyers des défenseurs de l’ordre. Des comptes spéciaux ont été ouverts dans plusieurs banques sous l’intitulé Commission pro-défenseurs de l’ordre, pour que les donateurs puissent y déposer les fonds. […] L’entreprise du chemin de fer de l’Ouest a décidé d’apporter une contribution de 5 000 pesos au fonds de la souscription nationale lancée en faveur des Argentins qui ont eu en charge la tâche de rétablir l’ordre lors des récents évènements. Un groupe de jeunes demeurant dans la section 15 de la police a commencé une collecte parmi les voisins afin de donner une somme d’argent aux agents appartenant au dit commissariat, en raison de leur action lors des derniers évènements » [36].

« La commission centrale pro-défenseurs de l’ordre a reçu hier les montants suivants :

Frigorífico Swift $ 1000
Club français 500
Eugenio Mattaldi 500
Escalada y Cía 100
Leng Roberts y Cía 500
Juan Angel López 200
Matías Errázuriz 500
Horacio Sánchez y Elía 7000
Jockey Club 5000
Cía. Alemana de electricidad 1000
Arable King y Cía 100
Elena S. de Gómez 200
Las Palmas Produce Cía 1000
Mac Donald 300
Frigorífico Armour 1000

La liste ouverte par La Nación pour les familles des hommes tombés en défendant l’ordre a reçu hier les apports suivants :

Somme antérieure 15413,10
Podestá Hermanos 30
Juan B. Podestá 25
Total 15468,10

. » [37]

Bêtes fauves affamées

Personne ne se souvint des familles des 700 morts et des plus de 4000 blessés. C’était des gens du peuple, c’était des travailleurs, c’était, selon les termes de Carlés, des « insolents » qui avaient osé défendre leurs droits. Pour eux, il n’y eut pas de « souscriptions », ni de donations pour ces veuves avec enfants, plongés dans la tristesse et la pauvreté les plus absolues, pour les fils du peuple il n’y eut aucune consolation. La charité avait un seul visage.

Ce fut seulement plusieurs mois après la fin de la répression de la Semaine tragique, que les dames d’œuvres et la hiérarchie de l’Église catholique lancèrent une collecte pour réunir des fonds afin de faire l’aumône aux familles les plus nécessiteuses. À l’évidence, elles le faisaient pour leur propre défense. Si quelqu’un garde encore quelque doute, voici un extrait du texte de lancement de la Grande Collecte nationale : « Dis-moi, pourrais-tu faire moins, si tu te voyais traqué(e) par une bande de bêtes fauves affamées, que de leur jeter des morceaux de viande pour apaiser leur fureur et leur fermer la bouche ? Les barbares sont déjà aux portes de Rome » [38].


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3075.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : Felipe Pigna, Los mitos de la historia argentina. 3, Desde la ley Saenz Peña a los albores del peronismo, Buenos Aires, Planeta, « Historia y sociedad », 2006, extraits de la première partie du chapitre 3 « La dignité rebelle. Le mouvement ouvrier durant les présidences radicales », p. 61-88.

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[1Voir, du même auteur, Los mitos de la historia argentina. 2, De San Martín a “El Granero del mundo”, Buenos Aires, Planeta, « Historia y sociedad », [2004] 2005, 404 p.

[2Chanteurs populaires ambulants — NdT.

[3Jean Jaurès (1859-1914), penseur et homme politique français. Il fut élu député socialiste en 1893. Ce fut l’un des fondateurs du journal de gauche L’Humanité en 1904. L’année suivante, il put voir concrétisé le rêve de l’unité du socialisme dans la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), affiliée à la IIe Internationale. Dans ce cadre, Jaurès proposa une grève générale dans toute l’Europe contre les abus du capitalisme, mais la proposition échoua du fait de l’opposition des socio-démocrates allemands. Il fut assassiné à Paris le 31 juillet 1914, tandis qu’il participait activement à la campagne contre la guerre.

[4Le radical Hipólito Yrigoyen a été une première fois président de 1916 à 1922 — note DIAL.

[5Edgardo Bilsky, La Semana Trágica, Buenos Aires, CEAL, 1984.

[6Adalbert Krieger Valsena, le ministre en question, était descendant direct par sa mère d’Alfredo Vasena.

[7Il est pour le moins curieux de constater que les patrons organisés, qui s’avérèrent tout au long de notre histoire plus nocifs que nos travailleurs organisés, n’aient jamais été qualifiés d’insolents, et que leurs institutions, véritables corporations patronales, aient toujours été louées par les « grands journaux » comme remarquables, patriotiques et constituant un indiscutable « bien public ».

[8Ces conducteurs étaient des briseurs de grève de l’Association nationale du travail.

[9La Protesta, 8 janvier 1919.

[10La Nación, 8 janvier 1919.

[11Mot qui signifie briseurs de grève, béliers.

[12Déclaration de la FORA IX, dans La Protesta, 8 janvier 1919.

[13En français dans le texte — NdT.

[14Journal La Época, 8 janvier 1919.

[15La Protesta, 8 janvier 1919.

[16La Protesta, n° 3611, 9 janvier 1919.

[17Date de l’arrivée au pouvoir d’Yrigoyen.

[18Journal des sessions de la Chambre des députés,1918-1919, tome V, p. 68, session du 8 janvier 1919, cité dans Hugo del Campo, « De la FORA a la CGT », dans Historia del movimiento obrero, volume 3, Centro Editor de América Latina, Buenos Aires, 1985.

[19Le siège du gouvernement — note DIAL.

[20Marcelo T. de Alvear a été président de la République argentine entre 1922 et 1928 — note DIAL.

[21Luis F. Dellepiane (1865-1941) participa à la Révolution du Parc [insurrection civico-militaire survenue le 26 juillet 1890] avec le grade de capitaine. En 1891, il fut reçu ingénieur civil à l’Université de Buenos Aires. Il fut professeur de la Faculté de Sciences exactes et naturelles. Il succéda à Ramón L. Falcón comme chef de police de la capitale. À ce poste, il participa activement à la répression des grévistes en 1910.

[22Dans Roberto Etchepareborda, Yrigoyen/2, Buenos Aires, CEAL, 1984.

[23Sur la place du Congrès était cantonnée la Seconde Division de l’armée.

[24Carlos Echagüe, Las grandes huelgas, Buenos Aires, Centro Editor de América Latina, 1971.

[26Manuel Domecq García (1859-1951) participa à la dénommée Conquête du désert. Il fut commandant de la frégate Sarmiento et directeur de l’École navale. Il fut aussi observateur argentin pendant la guerre russo-japonaise et l’inspirateur de la Ligue patriotique argentine. Comme remerciement pour ses « services », il fut désigné ministre de la marine par le président Alvear. Il reçut un bel hommage posthume. Pendant la dictature (1976-1983), son collège l’amiral Emilio Eduardo Massera baptisa de son nom les chantiers navals dans lesquels allaient se construire les premiers sous-marins argentins. Des énormes installations du chantier naval Domecq García ne sortit jamais aucun sous-marin mais dans les poches de l’amiral Massera et de ses complices entrèrent plusieurs millions de dollars.

[27Eduardo O’Connor (1858-1921), diplômé de l’École navale, réalisa des missions en France. Il participa à bord du transporteur Villarino aux travaux de délimitation des frontières avec le Chili en 1890 et 1891. Il fut aussi attaché naval en France et directeur général de l’administration du ministère de la marine.

[28Manuel Carlés (1875-1946) est né à Rosario. Après un diplôme d’avocat à l’Université de Buenos Aires, il fut professeur du Collège national de Buenos Aires et de l’École supérieure de guerre. Il fut l’inspirateur et l’alma mater de la Ligue patriotique argentine qu’il présida jusqu’à sa mort. Il fut le contrôleur du gouvernement d’Irigoyen pour les provinces de Salta et San Juan et participa activement depuis Buenos Aires au soutien à la répression des travailleurs en grève de Santa Cruz, qui se termina par la fusillade de 1500 travailleurs. Il est mort le 25 octobre 1946.

[29La Razón, 11 janvier 1919.

[30Dans Diego Abad de Santillán, La FORA, Buenos Aires, Editions Nervio, 1933.

[31Idem.

[32La Nación, 18 janvier 1919.

[33La Nación, 14 janvier 1919.

[34La Nación, Buenos Aires, 13 juillet 1919.

[35La Nación, 12 janvier 1919.

[36La Nación, 16 janvier 1919.

[37La Nación, 6 février 1919.

[38Dans José Luis Romero, Las ideas en la Argentina del siglo XX, Buenos Aires, FCE, 1987.

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