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DIAL 2513

BRÉSIL - Les invasions de terres indiennes. Le double langage du gouvernement brésilien

Jean Raguénès

vendredi 16 novembre 2001, mis en ligne par Dial

L’occupation de terres indigènes peut être le fait de paysans sans terre à la recherche d’une solution de survie, de grands exploitants forestiers peuvent aussi y trouver leur compte. L’État brésilien, de son côté, contredit dans la pratique ses grandes déclarations en faveur des paysans sans terre et des peuples indigènes, comme le montre l’article ci-dessous de Jean Raguénès, membre de la Commission pastorale de la terre (CPT).


La Constitution brésilienne, promulguée en 1988 (fin de la dictature militaire en 1985) est – au niveau de la lettre et du droit – résolument protectrice de l’intégrité des terres indiennes. Quand une terre a été reconnue « indienne » - suite à une étude menée par une équipe spécialisée composée d’historiens, de sociologues et d’anthropologues, étude consistant à examiner et à prouver que cette terre a bien été habitée, pour un temps significatif et quelle qu’en soit l’époque, par une tribu ou communauté indigène, et après la promulgation au journal officiel d’un décret signé par le président de la République – la terre susdite est alors attribuée, à titre de « possession permanente » au peuple indigène concerné. Dès lors, nul n’a le droit d’en modifier les limites fixées, encore moins de l’envahir en partie ou en totalité.

Au niveau de la Constitution et du droit des minorités, on ne peut qu’applaudir et encourager le gouvernement brésilien dans sa volonté à préserver l’intégrité physique, culturelle et religieuse des peuples indigènes. Il est vrai que le Brésil a contracté une lourde dette envers eux, depuis l’an 1500 qui marque la découverte de ce pays par Pedro Alvares Cabral. Des cinq millions d’indigènes qui peuplaient alors l’actuel Brésil, il en reste aujourd’hui quelque 300 000 (estimation de Darcy Ribeiro, l’un des plus grands anthropologues brésiliens), la grande majorité ayant été décimée, suite aux maladies, guerres de résistance, famines, travaux forcés et guerres d’extermination - ce qui a constitué un véritable génocide-ethnocide des peuples indigènes, premiers habitants et légitimes occupants du continent américain.

Protecteur au niveau de sa Constitution, le gouvernement brésilien l’est beaucoup moins dans les faits. On retrouve ici, comme dans de nombreux autres domaines, le même hiatus, le même double langage, le même divorce entre le droit et le fait. Beaucoup de bonnes lois … qui sont très rarement appliquées !

Je voudrais présenter ici un exemple particulièrement révélateur de ce double langage : il a pour cadre l’État du Pará, au cœur de l’Amazonie brésilienne, très exactement dans la région du Haut Xingu, à quelque 150 à 200 km de la ville de Tucumã et approximativement à 600 km de Belém, la capitale.

Il s’agit d’une terre appartenant aux Indiens Apiterewa-Parakana. Cette terre, alors propriété de l’État fédéral, a été envahie dès 1986 par des entreprises forestières qui, illégalement, exploitaient le bois d’acajou. En 1992, elle a été reconnue terre indigène par le gouvernement brésilien. Logiquement, celui-ci aurait dû expulser les intrus, voleurs de terre et de bois. Il n’en a rien été. En 1994, l’Institut national de colonisation et réforme agraire (Incra), organisme gouvernemental - par inadvertance, inconscience ou volonté délibérée ? - créait même un assentamento [installation] de quelque 240 familles de paysans sans terre sur une terre pourtant reconnue officiellement terre indigène.

Rapidement, d’autres familles ont suivi dans l’espoir de recevoir, elles aussi, l’aide de l’Incra. Avec les premières, elles ont formé la communauté São Francisco, forte aujourd’hui de quelque 500 familles de petits paysans.

Peu de jours après la création de l’assentamento, l’Incra s’apercevant - enfin ! - de son erreur suspendait toute action d’assistance. Aujourd’hui, sept ans après, les paysans se retrouvent dans le plus complet abandon, ne comptant que sur leur seul courage.

Depuis 1994 et la création de l’assentamento, la situation a encore empiré. Incités par les grands exploitants forestiers et fermiers qui prétendaient ainsi justifier leur présence et leurs activités frauduleuses en créant un problème social - quasiment insoluble aujourd’hui ! -, d’autres paysans sans terre vont entrer à leur tour. Aujourd’hui, sur un bon tiers de la terre indigène envahie, on ne dénombre pas moins de 20 à 25 entreprises forestières et grandes propriétés agricoles et quelque 2000 familles de petits et moyens producteurs ruraux (de huit à dix mille personnes environ !)

Qu’a fait le gouvernement depuis 1992, date de la reconnaissance de la terre indigène ? Rien, absolument rien. Il n’a pas cherché à expulser les grands forestiers voleurs de terre et de bois. Quand, en 1994, il s’est aperçu de son erreur, il n’a pas cherché à réinstaller sur une autre terre les paysans de la communauté São Francisco qu’il avait illégalement installés. Par son inconséquence, son absence de volonté politique, il a laissé une situation se détériorer … jusqu’à devenir aujourd’hui explosive !

Il y a bien sûr une raison à cette absence de volonté politique : la pression conjuguée de ce que l’on appelle ici la bancada ruralista, composée de grands forestiers et éleveurs très influents au Sénat comme à la Chambre des députés et les intérêts économiques et politiques locaux des notables de cette région du Haut Xingu.

Pour tenter de sortir de l’impasse, les Indiens Parakanas, aidés par le CIMI (pastorale indigéniste missionnaire) et les petits paysans, assistés par la CPT, ont organisé deux réunions d’étude à Belém en présence du procureur de la République de l’État du Pará. Une première solution a été étudiée : laisser les petits paysans là où ils sont et donner aux Indiens, en échange de la partie de terre perdue, l’équivalent en hectares sur une autre terre limitrophe de la leur. Solution quelque peu tirée par les cheveux, car, si une terre est déclarée historiquement indigène, elle doit le demeurer en permanence. De plus, la Constitution brésilienne n’admet pas ce type d’échange, même avec l’accord des Indiens. Il est donc devenu clair pour les participants que l’unique solution qui s’imposait était la sortie pure et simple de tous les occupants illégalement installés et la récupération complète de leur terre par les indigènes. Naturellement, cette solution devait être accompagnée de garanties d’indemnisation et de réinstallation pour les petits paysans, envahisseurs bien malgré eux, puisque installés par « les bons soins et l’irresponsabilité » du gouvernement.

En toute rigueur et moralité, le départ des paysans devait être précédé de l’expulsion des entreprises forestières et agricoles, voleuses de terres et de bois, et en grande partie responsables de l’invasion de la terre des Parakanas.

Le procureur de la République de Belém est allé expliquer tout cela à la communauté São Francisco. Mission délicate et courageuse puisqu’il s’agissait de communiquer à des gens, en place depuis sept ans et possédant dans ce lieu leurs seules richesses accumulées par des années d’effort, qu’il leur fallait quitter cette terre.

Ce ne fut pas une révolte. Seulement une immense tristesse. Les petits paysans ont fini par comprendre et accepter qu’il leur fallait libérer cette terre occupée et la restituer aux Indiens. Ils ont aussi compris que la permanence sur une terre indigène leur interdisait tout développement futur, puisque l’Incra, organisation gouvernementale chargée de la réforme agraire, ne pouvait en aucune façon faire cette réforme agraire en terre indigène.

Les puissants de cette région du Haut Xingu ne l’ont pas entendu de cette oreille. Cette terre, illégalement occupée, représente pour eux une source appréciable de profits. Et de profits faciles, puisqu’ils peuvent exploiter la forêt sans avoir à payer son propriétaire indigène ! C’est pourquoi ils viennent de créer un mouvement de résistance à la devise bien dumasienne : « Un pour tous, tous pour un », qui prétend unir et entraîner, derrière les mousquetaires-forestiers et fermiers, tous les occupants-envahisseurs de la terre des Parakanas et faire que celle-ci soit définitivement retirée aux Indiens. Même les petits paysans devraient suivre, puisque, à leurs yeux, les intérêts des uns et des autres sont liés. Ce mensonge manifeste risque, hélas, de produire un certain effet, tant notre population rurale est crédule et portée à accorder sa foi à celui ou à ceux qui savent se présenter comme sauveurs de la patrie en danger !

On peut tout craindre. Même le conflit armé ne peut être exclu dans cette région où l’argent, le trafic de drogues et le revolver ont force de loi !

Face à cette situation préoccupante, le gouvernement, une fois de plus, fait la sourde oreille, oubliant sa propre Constitution. Pourtant, par deux fois, une délégation de petits paysans, assistée par la CPT, a rencontré les ministres de la justice et de la réforme agraire dans le but de les amener à prendre une décision. En vain !

Comment va évoluer la situation ? Le gouvernement va-t-il enfin assumer ses responsabilités et respecter la Constitution ? Ou bien va-t-il laisser pourrir la situation, ce qui reviendrait à donner raison aux forestiers-envahisseurs et destructeurs et à maintenir en une sorte de captivité les petits paysans ainsi coupés de toute possibilité de développement ?

Je redoute, pour ma part, cette deuxième hypothèse. On dénombre déjà au Brésil un grand nombre de terres indigènes envahies. Et qui le restent !

Concluons en posant la question qui nous préoccupe. Le gouvernement brésilien, protecteur des terres indigènes, gardien du droit des minorités, champion de la réforme agraire, soucieux de vaincre la misère et de donner une terre à ceux qui la travaillent et en vivent réellement ? Au niveau de la propagande officielle sans doute, au niveau des réalisations - de fait - certainement pas.

Plus que d’un double langage, il s’agit d’une contradiction totale entre les paroles et les actes, le droit et le fait, la Constitution et son application. On peut - hélas ! - le vérifier dans bien d’autres domaines.

 


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2513.
 Traduction Dial.
 Source (portugais) : novembre 2001.
 
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