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AMÉRIQUE LATINE - Dans quelle mesure l’Amérique latine est-elle passée à gauche ?

Immanuel Wallerstein

mercredi 13 décembre 2006, mis en ligne par Dial

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15 juin 2006 - Les discussions de ces dernières années sur le virage à gauche de l’Amérique latine reflètent bien toute la confusion qui existe, dans le monde entier, sur ce que veut dire être de gauche au XXIème siècle. Cette confusion est présente dans tous les courants d’opinion politique dans le monde et elle s’explique par différentes raisons. La plus évidente est que ce qu’on entend par un « virage à gauche » n’est pas mesuré selon les mêmes critères par des personnes venant d’horizons différents. La deuxième raison provient du fait que cette évolution politique n’est jamais parfaitement linéaire. Elle est le reflet de hauts et de bas, ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse dégager une tendance générale. La troisième raison, enfin, c’est que les hommes politiques s’adressent différemment à différentes audiences, ce qui n’interdit pas de discerner des grandes lignes.

La première chose à distinguer dans ces critères est de savoir si l’on parle des positions d’un régime en matière de géopolitique ou de politiques internes. Bien sûr, les deux aspects sont liés. Cependant, les régimes ne sont pas nécessairement conséquents. Pour les pays d’Amérique latine, la principale question géopolitique est celle de leur attitude et de leur relation avec les Etats-Unis. Il semble peu contestable que sur cette question les Etats latino-américains ont dans leur vaste majorité considérablement évolué depuis l’an 2000. Il suffit pour s’en convaincre de poser la question au Département d’Etat américain. Celui-ci est tout à fait conscient que sa voix n’est plus entendue avec le respect et la peur qu’elle suscitait jadis. Et ceci va au-delà de la question des sorties tonitruantes d’un Chavez. Cela s’observe même dans les actions fugaces et les positions largement centristes de l’actuel gouvernement équatorien. Le fait est que des candidats ouvertement de droite ne gagnent plus les élections, sauf en Colombie. C’était tout simplement inimaginable il y a encore une décennie.

La deuxième chose à examiner est la position de ces divers régimes sur les questions relatives à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), au Fonds monétaire international (FMI) et aux multiples propositions d’accords de libre-échange présentées par les Etats-Unis. Si les négociations de l’OMC sont actuellement bloquées, si le FMI a beaucoup moins d’importance aujourd’hui qu’il y a dix ans et si la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) proposée par les Etats-Unis n’aboutit pas, c’est en grande partie dû aux obstacles mis sur leur route par les nombreux gouvernements de « centre-gauche » d’Amérique latine. Ce n’est pas l’action de Cuba qui a joué mais celle du Brésil et de l’Argentine. Même au Pérou, le très centriste Alan Garcia, nouvellement élu président face à Ollanta Humala (ouvertement soutenu par Chavez), a annoncé dans sa première déclaration après sa victoire qu’il allait revoir sérieusement chaque clause de l’accord bilatéral de libre-échange que le précédent gouvernement avait négocié avec les Etats-Unis.

Ceux qui critiquent de la gauche les divers nouveaux régimes latino-américains ont tendance à mettre à l’accent sur ce que ces derniers ont fait sur le plan interne plutôt que sur leurs prises de position géopolitiques. Il existe trois questions « internes » cruciales. La première concerne les droits des « populations indigènes ». Il s’agit d’une question politique dans les pays d’Amérique latine depuis deux siècles mais c’est seulement aujourd’hui qu’on assiste à un début d’avancée en ce qui concerne ces droits. C’est en grande partie le résultat d’une prise de conscience et de la mobilisation politique grandissante de ces populations.

Naturellement, cela varie d’un pays à l’autre et le pouvoir des populations indigènes est pour une part lié à leur poids démographique. Pourtant, il faut bien noter ce qui s’est passé : des candidats d’origine indigène ont été élus dans un certain nombre de pays lors d’élections présidentielles. La mobilisation des populations indigènes fut un facteur crucial de l’élection en Bolivie d’Evo Morales, lui-même d’origine indigène. Leur mobilisation a rendu difficile le maintien en Equateur d’un régime traditionnellement de droite. Il n’est guère utile de mentionner le cas évident du Mexique qui vit et agit désormais dans le contexte d’une situation fondamentalement transformée par la rébellion zapatiste. Et même dans un pays comme le Chili où vit un pourcentage modeste de peuples indigènes, leurs luttes sont à présent devenues une question capitale à laquelle le gouvernement doit faire face.

La deuxième question, souvent étroitement voisine de la première, est celle de la réforme agraire. C’est ici que les critiques de gauche de l’idée d’un tournant à gauche possèdent probablement leur argument le plus fort. Le fait est que le Parti des Travailleurs brésilien (Partido dos Trabalhadores, PT) a en effet renié ses promesses de réaliser des réformes importantes. Par conséquent, le Mouvement des sans terres (Moviemento dos Sem Terras, MST), soutien essentiel du PT, a pris de plus en plus ses distances par rapport à celui-ci. Dans le même temps, le nouveau gouvernement bolivien vient d’annoncer qu’il allait avancer sur la question de la réforme agraire. Et s’il le fait, ce sera un grand encouragement pour d’autres mouvements dans d’autres pays.

La troisième question interne est celle du contrôle des ressources naturelles (les mines et l’énergie mais aussi l’eau). Si ce n’est pas toujours synonyme de nationalisation complète, cela implique certainement un degré important de contrôle étatique et une rétention significative par la nation des revenus générés. Ici aussi, peu à peu, souvent lentement, il y a eu mouvement. Il suffit d’entendre ceux hurlant au protectionnisme pour comprendre que les multinationales savent désormais qu’elles doivent essayer de composer avec cette réalité. Dans les dernières décennies, elles pouvaient facilement arranger des coups d’Etat. Comme l’a bien montré l’exemple du Venezuela, c’est devenu très difficile.

La quatrième question interne concerne les ressources supplémentaires que les nouveaux régimes sont prêts à accorder en quantité significative à tous les niveaux d’enseignement et aux structures sanitaires. Ici encore, comme pour les réformes agraires, les résultats ont été limités, bien que l’une des raisons ait été le manque de ressources gouvernementales, problème qui pourrait être surmonté grâce à des mesures dans d’autres domaines. Il faut se garder d’un jugement définitif sur ce bilan.

Enfin, il y a la question de savoir à quel point l’armée est empêchée d’interférer directement dans les processus décisionnels nationaux. L’Amérique latine aujourd’hui est en réalité très différente de l’époque, pas si ancienne, des coups d’Etat militaires soutenus par les Etats-Unis et des régimes militaires s’adonnant à la torture. En fait, les amnisties que les militaires s’étaient arrangés pour eux-mêmes au moment de leur retour dans les casernes sont en cours de révocation, lentement et prudemment, certes, mais jusqu’à présent avec succès.

Alors, quelle est l’image d’ensemble ? Ce qui est sûr, c’est que l’Amérique latine est plus à gauche qu’elle ne l’était avant. Savoir si cela va continuer et s’amplifier dans la prochaine décennie est fonction à la fois de l’évolution globale de la situation géopolitique mondiale et de la capacité qu’auront les mouvements sociaux de gauche en Amérique latine à maintenir leur cohésion et à proposer des programmes lucides.


Commentaire n° 187.

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Traduction (anglais) : Thomas Francard.

Publication des commentaires autorisée par l’auteur le 8 décembre 2006.

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