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DIAL 2879

CHILI - La peur de la différence

lundi 1er mai 2006, par Dial

Les trois témoignages qui suivent rendent compte d’un phénomène difficile à éradiquer entre citoyens d’un même pays : la discrimination. Que ce soit comme Mapuche, comme mulâtre ou comme porteur de VIH, on peut être victime de discrimination au Chili, comme on peut l’être de façon semblable dans d’autres pays, y compris en France. Ces témoignages ont été publiés dans la revue Rocinante (Chili), août 2005.


Guillermina, stigmatisée comme indienne

« J’avais 12 ans et nous vivions à Kollemke (le territoire des Kollones) sur trois hectares de terre à Lumaco, province de Malleco. Nous étions en 1970 et la réforme agraire était quasiment prête. Mon père, Guillermo Reiman, a toujours rêvé de récupérer des terres et il y parvint cette année-là. Avec d’autres communautés nous sommes allés vivre sur le domaine de Montutui Mapu (aujourd’hui connu sous le nom chilien de « Fundo Etador Unidos »). Moi, j’étais toujours derrière lui, écoutant, regardant et, comme j’étais une enfant curieuse, j’ai pu assister à toutes les réunions que les adultes tenaient à cette époque. J’ai toujours gardé présentes à la mémoire les paroles que disait mon père dans ces rencontres : il expliquait aux autres que sur les flancs de la montagne nous allions planter du blé et du maïs, mais que la terre ne pouvait pas donner de pommes de terre. Ainsi, au milieu des prières des rogations pour que la terre nous donne ces aliments, nous étions tous heureux parce que maintenant nous allions pouvoir manger du choclo [épis de maïs très tendre] que nous ne connaissions pratiquement pas. Car là-bas, dans la zone où nous vivions avant, la terre était pierreuse et il était impossible d’avoir une petite plantation.

Je trouvais très optimiste les paroles de mon père et j’étais très contente de l’écouter. Je me souviens de ce grand espace où nous, les enfants, nous courrions. Je me souviens des gens qui travaillaient ensemble. C’était comme un rêve pour moi : « la belle vie », comme je l’appelle, et cela a duré trois ans.

Bientôt, le gouvernement militaire a transféré ces terres à des particuliers et nous avons dû revenir à Kollemké, ce qui fut une grande humiliation. Je me souviens de mon père qui pleurait, de beaucoup de gens qui chargeaient leurs affaires pour revenir sur ces trois hectares où, avec un peu de chance, on allait pouvoir semer du blé sur un petit bout de terrain en pente pour en tirer des petites récoltes qui pourraient donner trois sacs, la moitié pour faire de la farine et l’autre moitié pour donner aux poules.

Une si grande humiliation a fait naître en moi la rage. Alors j’ai décidé de faire des études : je voulais être professeur. Mais la situation économique, après « la belle vie », a empiré et je n’ai pas pu rester dans la communauté. Je suis partie à Traiguén pour travailler comme employée de maison. J’avais 15 ans. Je balayais et je faisais un tas de choses dans la maison. Pour moi ce fut très douloureux car je ne savais pas comment on vivait dans une ville. Jamais auparavant je n’avais visité une ville. J’ai été très malheureuse. Je ne comprenais pas les habitudes des Chiliens, je ne savais pas préparer les repas comme ils le voulaient, cela me coûtait beaucoup de faire le ménage. Je n’avais jamais nettoyé les vitres. Je n’avais jamais ciré. Quand je faisais mal les choses, on me disputait : « Fais-les bien, Allemande » me criait-on ironiquement.

Après un an et demi, je suis allée vivre à Santiago. Ma vie était toujours la même : travailler, travailler et travailler. Toujours chez les gens. A 18 ans, je n’avais pas autre chose à faire qu’à aider ma famille qui, après avoir été dépossédée de ses terres, avait plongé dans la misère. Comme Mapuche, ce qui me faisait le plus souffrir, c’était de ne pas pouvoir parler ma langue. De plus, je m’embrouillais avec les mots, ma langue fourchait et les gens se moquaient de moi. Je ne savais pas nommer les choses par leur nom. C’était un monde inconnu pour moi. Ce qui me rendait triste aussi, c’était de ne pas pouvoir aller chez moi, on me permettait de sortir une fois par an seulement. J’attendais avec impatience d’arriver chez moi, de boire cette eau douce, de pouvoir me réveiller avec le bruit des oiseaux. Même si nous ne pouvions pas récolter des pommes de terre ni du choclo, cet endroit était pour moi le paradis. Les Chiliens ne comprendront jamais ce que signifie pour nous la terre, un arbre, l’eau ou la pluie. C’est pour cela qu’il y a discrimination de leur part : parce que nos connaissances sont différentes.

La discrimination est présente chaque fois que nous voulons faire une marche pacifique : des bandes de carabiniers se lancent contre nous. Il y a discrimination dans la Loi indigène qui se moque de nous et dans les traités historiques qui ont été faits ou qui vont se faire et qui prétendent nous intégrer sans aucun respect. Quand je vais dans une administration publique, dans un centre commercial ou même dans une pharmacie et qu’on me voit noiraude et mal vêtue, alors je ressens la discrimination. Mais j’ai appris à les remettre à leur place. Sans lois en notre faveur, nos paroles sont notre défense. Aujourd’hui j’ai 43 ans et je continue à faire le même travail. J’ai appris à cirer, mais je n’ai jamais appris à accepter qu’on me maltraite. Dernièrement, j’ai été insultée. On m’a de nouveau traitée d’Allemande. Et ma rage a grandi. Rage envers les Chiliens, leurs gouvernements, leurs discours. Mais je me sens fière d’être Mapuche. C’est l’enseignement que j’ai reçu de mon père. »

***

Le jeune du coin de la rue : tout ça parce qu’il est mulâtre

« Un jour à Providencia, je suis sorti de chez moi, au coin des rues Eliecer Parada et Arturo Medina, pour acheter de la glace et un rouleau de photos. A quelques pas de là, je me suis rendu compte qu’une camionnette rouge de la sécurité urbaine me suivait. Tout à coup, j’ai entendu qu’on m’appelait : « Eh, toi, là-bas, eh, toi, là-bas » me disaient-ils. Quand je me suis approché, ils m’ont montré leurs plaques et ont commencé à me poser des questions : « D’où es-tu ? Qu’est-ce que tu fais par ici ? Où habites-tu, couillon ? » Alors moi, inquiet à l’idée de dire une maladresse que l’on puisse me reprocher, je leur ai demandé pourquoi ils me posaient tant de questions. Leur réponse m’a fait encore plus peur : « Il y a eu beaucoup de vols dernièrement par ici » m’ont-ils dit. Ils ont insisté :

« D’où es-tu ? » Je leur ai répondu : « J’habite dans la maison du coin. » Mais ils ne se contentèrent pas de cette information et me conduisirent jusqu’à chez moi. Ma tante sortit et confirma mes dires, mais eux ne la croyaient pas. Avec leur radio émetteur en main, ils appelaient la centrale pour demander les renseignements sur un jeune homme brun, ayant tel numéro d’identité. J’ai commencé à être nerveux, ma tante leur a demandé de s’identifier, mais ils ne l’ont pas fait. Elle leur dit que nous n’étions plus en dictature, et leur demanda de bien vouloir donner leurs noms car ce qu’ils étaient en train de commettre était bien imprudent, mais rien n’y fit. Lorsque la voix à l’autre bout du fil confirma que j’étais Lautaro Soto, sans casiers judiciaires, ils partirent sans dire un mot. Pas même une excuse.

Quelques semaines après, je me dirigeais vers le collège quand, quelques pâtés de maisons plus loin, un paco [policier] m’interpella. Comme il était presque 8 h du matin, heure de la rentrée des classes, je lui dis que j’étais pressé, et je continuais à marcher. Le policier courut derrière moi. De nouveau : « Où vas-tu ? Qu’est-ce que tu as dans ton
sac ? » Je lui dis que je n’avais rien et j’ouvris mon sac pour lui montrer mes cahiers.

« D’où es-tu ? », me dit-il. « J’habite dans la maison du coin », répondis-je. Il me regarda de haut en bas d’un air soupçonneux et après quelques secondes de silence me laissa partir.

Peu après cet épisode, j’allais avec quelques copains jouer au ballon, mais je suis rentré chez moi pour déposer mon survêtement. Comme chez moi il n’y avait personne, je suis allé chez une amie qui habite à côté, la porte était ouverte, je suis entré et j’ai laissé mon survêtement. Plus tard, j’ai su par mon amie que, quand j’étais parti, des carabiniers étaient venus demander si rien ne leur était arrivé parce qu’ils avaient vu un jeune mulâtre entrer dans la maison pour voler. Trois fois en peu de temps. Chaque fois que j’entre dans un supermarché les gardiens me suivent pendant tout le temps où j’y suis. Je dois avoir toujours sur moi ma carte d’identité parce que quand on m’arrête, on croit que je suis un Brésilien ou un Equatorien clandestin. Tout ce harcèlement est merdique, très merdique. Ça m’embête, mais je ne vais pas me laisser abattre parce que ça n’y changera rien. Il faut changer pour cela la mentalité des gens et c’est très difficile. Si j’étais blond, la police ne m’arrêterait pas dans la rue. Mais je ne suis pas blond, je suis mulâtre, et je suis fier de mes racines africaines, de mon histoire. Un jour, quand je serai grand, j’irai parcourir l’Amérique, après j’irai au Mozambique. Peut-être je retrouverai ma mère, Zaulina, que je n’ai jamais connue parce que mon père, Chilien, est venu avec moi au Chili quand j’avais à peine 9 mois. Je ne l’ai vue qu’en photo. En attendant, je chante. Je compose du rap en racontant mon passé, y déversant ma rage et dénonçant les injustices. »

***

Expulsé à cause du sida

« Tout a commencé en 1991. A Playa Ancha. J’ai rencontré Mario dans un bar universitaire et j’en suis tombé amoureux. Si beau, si viril. Ses paroles provoquèrent en moi une fascination totale. Jamais depuis, je ne me suis attaché à quelqu’un avec une telle intensité. Quand j’ai su, plusieurs années après, qu’il m’avait transmis le VIH, j’ai été terrorisé mais je suis resté avec lui jusqu’au jour où j’ai appris qu’il m’était infidèle, et je l’ai quitté. Avec la douleur qui me mordait les talons, je suis venu à Santiago pour vivre une autre vie et essayer de l’oublier… J’avais déjà mon diplôme de professeur, ce pourquoi les choses ont été plus faciles que je ne le pensais, bien que, je l’avoue, la solitude que je ressentis au début dans cette ville fut immense. Bientôt les choses se sont bien présentées pour moi et malgré mon homosexualité les portes se sont ouvertes rapidement.

J’ai commencé à travailler en donnant des cours dans des collèges, mais je n’avais pas assez d’argent pour couvrir toutes mes dépenses. J’ai alors décidé de faire une maîtrise. Je pensais qu’ainsi je pourrais avoir de meilleures opportunités de travail. Heureusement pour moi, les pronostics se sont réalisés et peu à peu j’ai commencé à donner des cours à l’ université. C’est ainsi que je devins chargé d’enseignement à l’Université des Amériques. Mes relations avec les élèves et les collègues étaient excellentes. Je n’ai jamais eu le moindre reproche. Jamais aucune remontrance pour une faute. Cependant, en 2002, un mail anonyme tomba entre les mains de mon chef direct, mail qui circula parmi tous les professeurs de faculté de l’université et qui révélait que j’étais porteur du virus. Quand on me convoqua à la direction des enseignements, je me suis douté qu’il se passait quelque chose de bizarre. Mais je n’imaginais pas la gravité de la situation.

Ma maladie est quelque chose que très peu de personnes connaissent : aussi, lorsque le directeur a exigé que je me fasse faire des examens pour écarter la rumeur qui circulait, je fus pétrifié. Qu’est-ce que j’ai fait ? Je me suis catégoriquement refusé à faire les examens. Et quelques jours plus tard j’arrivais avec un représentant de « Vivo Positivo » (« Je suis positif ») qui lui montra l’illégalité qu’il était en train de commettre. Cependant, peu de temps après, m’arriva une lettre dans laquelle on me communiquait que, pour des raisons tenant à l’entreprise, l’université n’avait plus besoin de mes services. Le cabinet d’avocats de l’Université Diego Portales, avec Vivo Positivo, décidèrent de m’appuyer dans une action en justice contre eux, démarche à laquelle je me refusai. Pourquoi me faire piéger dans un litige qui de toute évidence durerait beaucoup de temps ? Les tricheurs, c’étaient eux, cela pèserait sur leur conscience, pas sur la mienne. J’ai parlé avec le directeur et j’ai exigé une indemnisation de cinq millions de pesos, qui fut payée immédiatement. Je crois qu’ils voulaient se débarrasser le plus vite possible de moi, un malade du sida selon leur expression. Il y a longtemps, lorsque j’étais adolescent, on m’avait expulsé d’un bar, dans un port parce que j’embrassais en public un autre homme. Je reconnais que pour moi ce fut honteux et humiliant, mais jamais comme cette fois-ci, avec une telle sournoiserie, une telle ignorance. Tant que la nécessité d’informer sur le VIH sera la lutte de quelques personnes seulement, des situations comme celle-ci continueront à se reproduire au Chili et de la même manière : silencieusement et insidieusement. »


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2879.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Rocinante, août 2005.

En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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