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DIAL 2912

AMÉRIQUE CENTRALE - Les jeunes et les maras : un cri de citoyenneté ?

Manolo Maqueira, SJ

jeudi 1er février 2007, mis en ligne par Dial

La question des maras est devenue depuis quelques années une question centrale en Amérique centrale, tant du fait du nombre de membres de ces groupes – les mareros – que du fait de la violence engendrée, notamment dans des affrontements entre bandes, et des mesures répressives adoptées par les gouvernements, à El Salvador par exemple (voir L’actualité en bref - septembre 2005). Dial s’était déjà fait l’écho de cette réalité dans un dossier d’octobre 2005 (DIAL 2831, voir aussi sur AlterInfos, GUATEMALA - Desmantelando las Bandas Centroamericanas y Recobrando una Generación Perdida). Dans ce texte publié dans la revue guatémaltèque Voces del Tiempo, Manolo Maqueira, SJ, présente ses impressions d’homme de terrain.


Je travaille dans une zone bien précise. Je ne peux donc pas faire trop de généralités sur le thème des maras. Je parle de ce que je connais et ça peut être différent, l’expérience des autres sert donc aussi.

Une affirmation de base est que ce thème des maras est comme en continuelle évolution. C’est-à-dire que ce qu’une mara se proposait il y a quatre ans est différent de ce qu’elle se proposait il y a deux ans, et de ce qu’elle se propose maintenant. Le marero que j’ai connu ici il y a huit ans est différent, il n’a rien à voir avec le marero d’aujourd’hui, ou alors très peu à voir. En parlant des maras, je parlerai donc de généralités qui peuvent se vérifier, ou qui peuvent avoir changé dans cinq jours. Le modèle de marero que j’ai rencontré était le cholo [1] avec son pantalon taille basse et couvert de tatouages. Aujourd’hui, le chef de mara, je le vois comme ça : bien habillé, en costume-cravate, il bouge, il sort tous les jours... Il a un autre profil, différent de celui du marero. Et quand arrivent les rapporteurs des Nations Unies, il participe pour discuter des thèmes de la jeunesse, de l’enfance et de la femme, il participe aux propositions de lois. Les maras évoluent. Il est donc très difficile de généraliser.

Le marero est un exclu

De manière générale, on dira que le marero est un exclu. Il est évident qu’un exclu n’a pas d’intérêt à être citoyen, il a déjà refusé d’être citoyen. Et selon moi, d’après l’expérience que j’ai eu au Salvador et à d’autres endroits, la jeunesse guerillera, la génération des pères, cette jeunesse donc qui intégrait la guérilla, était une jeunesse exclue mais qui avait conscience de cette exclusion et qui désirait participer. Elle cherchait à appartenir à quelque chose mais avec l’espoir de s’insérer dans la société et de créer une société nouvelle dans laquelle ils pourraient participer. Le marero d’aujourd’hui constate qu’il ne peut pas entrer dans cette société. Et ça c’est autre chose.

C’est pour ça que la position du marero d’aujourd’hui est claire : je t’exclus et moi je me construis ma société, je suis sorti, je suis au dehors de la société. Je suis un exclu qui n’a pas le moindre intérêt à participer, et en même temps je crée mes règles, mes territoires, mes dirigeants, mes valeurs et ça me permet d’exister indépendamment de l’autre société. Cette distinction entre sociétés, avec leurs lois, n’est pas complètement consciente. Ce n’est pas une posture intellectuelle, comme pour le hippie il y a quelques années, du genre « je sors de la société et je crée un système alternatif ». Tout cela n’a rien d’intellectuel, mais devant l’impuissance à participer à un autre monde, le monde de la citoyenneté, je m’organise simplement ici, en bas. Je dis toujours que les quartiers de Guatemala sont comme le sacrement de la marginalisation et c’est clair qu’on trouve le monde d’en bas et celui d’en haut.

Dans le quartier, la majeure partie des mareros sont des mineurs de 14, 15 ans. Tu leur demandes où se trouve l’Obélisque ou la Reforma et ils n’en ont aucune idée. Leur monde va du pont de Belice à l’Hôpital général en passant par le parc central, et c’est là que s’arrête le Guatemala qu’ils connaissent.

Auto-exclusion et sentiment d’appartenance

Normalement, le Guatemala qu’ils connaissent est ancré ici, dans le quartier. C’est bien car dans cette exclusion dans laquelle ils vivent, ils créent des appartenances. Entrer dans une mara revient à supprimer toutes leurs limitations pour appartenir à quelque chose, tous leurs manques de confiance, l’absence de futur, l’absence de tas de choses, et aussi ce qu’ils font ; c’est leur manière de reconnaître qu’ils s’auto-excluent. Entrer dans une mara leur donne au moins le sentiment qu’ils ne sont pas rejetés de la société, mais qu’ils peuvent décider de l’être. C’est l’auto-exclusion.

Sans doute y-a-t-il eu des jeunesses « marginales » qui rêvaient d’échapper à la marge, qui avaient comme perspective d’entrer dans un monde qui « n’est pas le mien » et l’illusion de réussir à former partie de la ville, comme une voie d’accès à la citoyenneté.

Ici c’est le contraire : « jamais je ne ferai partie de cette ville », « jamais je n’entrerai dans ce monde ». C’est justement ça qui me motive à m’organiser dans mon monde souterrain, c’est-à-dire dans mon nouveau monde, dans ce territoire où je peux choisir mes normes, mais pas celles d’en haut car je n’en veux pas. Ce ne sont pas les normes démocratiques, non, celles-là ne m’intéressent pas, mais je créais mes propres normes, mes propres valeurs, je poursuis mes intérêts, je construis mon mode de vie, totalement indépendant de la société, car je n’ai pas le moindre intérêt à entrer dans cette société.

Il y toujours bien sûr des individus qui essayeront d’y entrer, mais personnellement je n’en suis pas très convaincu. Là encore, je le redis, on parle toujours avec beaucoup de subjectivité, influencé par notre propre histoire et la réalité dans laquelle on vit où des gens montrent de l’intérêt à entrer dans la société. Dans le cas présent, je crois que c’est d’un intérêt très manipulateur qu’il s’agit, les mareros cherchent maintenant à entrer dans la société en étant des leaders au sein du groupe. Ceux qui ont une importance relative dans la mara se sentent capables de faire partie d’une certaine manière de la société mais sans abandonner complètement l’image de ce monde dans lequel ils vivent leurs nouvelles valeurs. Malheureusement, quand on les questionne sur la politique, beaucoup ne veulent pas en entendre parler, c’est un autre monde. Ils ne savent rien et ils ne veulent rien savoir. Ils sont en deçà de toute forme de participation sociale.

En général, ils ressentent une méfiance si forte qu’ils se sentent même incapables de participer. Pourtant, parmi eux, il y a certains gars qui peuvent le faire mais se sentent incapables de participer par manque de confiance en eux. Certaines enquêtes vieilles de 5, 6 ans avaient attiré mon attention, ils répétaient tout le temps quand ils étaient seuls des phrases du genre « on est mauvais », « on est de la merde », « on ne peut pas pénétrer dans l’autre monde », « on n’est capable de rien ». Tu leur parlais des études, ils répondaient : « je n’étudie pas parce que sinon je vais échouer, alors pourquoi me mettre à étudier ? ». Tu leur parlais d’amour, de fonder une famille, de jolies choses, ils répondaient comme ça, textuellement, « l’amour c’est vraiment de la merde », « ce n’est que déceptions et problèmes », « vivre amoureux, c’est vivre trompé, on t’utilise », « Moi je veux avoir une copine, mais je ne veux pas être amoureux ». Incapables de s’engager sur rien, même pas pour fonder une famille, même pas pour tomber amoureux.

Dans ces circonstances, il n’existe pas de terrain fertile pour penser la possibilité qu’ils s’engagent dans une citoyenneté participative ou dans un travail politique à moins d’en tirer concrètement profit. Voilà ce que je voulais dire sur les maras.

Les jeunes des zones marginales

Je veux traiter maintenant d’un autre sujet, non plus des maras mais des jeunes de ces zones marginales.

Il existe d’autres gars dans nos zones marginales qui, malgré leur manque de confiance en eux, malgré leurs problèmes personnels, et leurs immenses blessures... s’accrochent. Surtout les filles de ces quartiers, dont 50 à 60 %, à 15 ans, ont déjà été violées, que ce soit chez elles, par leurs propres parents, par leurs beaux pères, par leurs frères, ou par les maras comme cela arrive maintenant. Il ne se passe pas une semaine sans un viol. Mais malgré ce peu d’estime générale, elles gardent encore le désir de s’en sortir, et de nombreuses personnes ont toujours le désir de participer.

Qu’est ce que je pense de tout ça ? L’effrayant dans ces zones c’est qu’il n’existe pas de culture saine de participation : l’histoire des participations, l’histoire des comités locaux, l’histoire des associations de voisins, l’histoire des organisations éducatives qui se sont installées ici... est terrible. L’histoire c’est que quelqu’un finit toujours par tout piquer, quelqu’un finit par tirer profit du poste. Et quand tu demandes à quelqu’un : et la direction communale ? Ils te font toujours le récit de comment l’ancienne direction a volé ou de comment ont volé celles d’avant, ou de comment l’ancienne direction vendait les terrains, et que tous ceux qui entrent là, c’est pour voler, ils ne viennent pas pour autre chose.

Je me rappelle au moment de Mitch [2] de l’impression terrible que j’ai eu en arrivant à Azacualpilla. Ils n’avaient plus ni maisons ni rien mais, au bout de dix jours passés ici, il y avaient déjà quatorze dirigeants communaux alors qu’aucun d’eux n’avait souffert du Mitch. Ils avaient déjà obtenu des terrains, et ils formaient déjà des groupes pour organiser l’arrivée des aides, et voir comment ils allaient se les répartir. Les gens normaux te disaient qu’ils ne savaient pas qui étaient ces gens-là, ils savaient juste qu’ils n’avaient pas souffert. Dans notre zone, et j’insiste, je ne peux pas généraliser, la culture de la participation est malade.

Je disais plus haut que ces jeunes n’ont pas assez confiance en eux pour être capables de participer. Il faut donc s’en occuper dès le plus jeune âge. Je crois qu’aux jeunes de ces zones, on ne peut pas leur ouvrir simplement un espace de participation. Il faut leur donner cet espace mais cela ne peut se faire sans une formation pour leur permettre d’acquérir une culture nouvelle, une formation qui les libère de tout ce qui leur encombre, de certaines habitudes et de leur insécurité.

Des jeunes à la recherche de...

Au fond, ils ne veulent pas participer. Ceux qui travaillent le plus, ceux qui sont les plus proches, préfèrent en fait que ce soit toi qui prennes les décisions – ce qu’ils recherchent désespérément ce sont les parents qu’ils n’ont jamais eus. Ils cherchent des gens qui les fassent se sentir en sécurité, ils ne trouvent pas encore ce sentiment en eux-mêmes, alors ils cherchent quelqu’un qui leur serve de guide, qui leur donne confiance, qui les fasse se sentir en sécurité et, s’il le peut, qui leur donne en plus de l’affection. Tu dois d’abord passer par une guérison personnelle immense pour créer des gars sains, créer des gars sains qui soient capables de travailler en équipe, d’avoir de la créativité et d’affronter la vie, qui soient optimistes. Il faut d’abord être quelqu’un de sain soi-même.

On doit travailler une dimension très personnelle avec les jeunes. Il faut beaucoup travailler sur tous les projets qui mènent à la préparation citoyenne, à l’éducation scolaire. Pour cela, la confiance est décisive, car ce sont des garçons qui ont en général été exclus du milieu scolaire. La ministre Carmen Aceña disait que seulement 1% de ceux qui entrent en primaire terminent le Baccalauréat. Cela signifie que 99% restent dans la rue. 99% des jeunes de 16, 17 ou 18 ans ont déjà eu leur premier échec dans la vie, même si c’est vrai que le premier, ils l’ont déjà eu avec leurs parents ; ils ont connu en plus des échecs personnels.

La formation scolaire est nécessaire, ainsi que le travail. Beaucoup de gars sont exclus du monde du travail, et à l’âge de 14, 15 ans ils ne travaillent ni n’étudient plus et ils passent toute la journée dans la rue. Quel futur ont-ils ? Ils n’en ont aucun. Le travail, l’obtention d’un travail. Il faut changer les législations. L’obtention d’un travail peut leur donner de l’assurance et leur permettre de reprendre leur formation scolaire, leur formation personnelle et tout le reste. Mais je crois qu’on ne peut pas chercher simplement à les faire participer parce qu’on a d’abord besoin de gens “sains”, optimistes, avec un minimum d’assurance, des gens dont on sait qu’ils peuvent travailler et qui sachent qu’ils n’ont pas besoin de voler l’organisation ou le groupe auxquels ils se joignent. Quand un gars travaille, il sent qu’il peut se dépasser. Je crois que naît immédiatement en eux, si on les accompagne, le besoin de se sentir participants et citoyens.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2912.
 Traduction d’Émilie Ronflard pour Dial.
 Source (espagnol) : revue Voces del tiempo, n°51.

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[1« Style » de certains jeunes qui fait référence à une façon de parler, de se vêtir, de marcher... et qu’adoptent la plupart des mareros.

[2Le cyclone qui a dévasté le pays en octobre-novembre 1998.

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