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DIAL 3517
CHILI - « La politique énergétique est décidée par les entreprises et notre objectif est de participer aux discussions » : entretien avec Maximiliano Proaño, coordinateur de la Table citoyenne pour l’énergie de Magallanes
Felipe Gutiérrez Ríos
lundi 23 décembre 2019, mis en ligne par
Après l’article de juin 2019 sur le système énergétique uruguayen [1], en voici un autre sur le cas chilien. Cet entretien a été publié sur le site de l’Observatorio Petrolero Sur (OPSur) le 16 septembre 2019 [2].
Le Chili est l’un des pays qui a l’énergie la plus chère du monde, il possède un système électrique basé sur le gaz, le pétrole et le charbon et dispose de très faibles réserves d’hydrocarbures, donc il dépend de l’importation. Dans ce contexte, dans divers territoires, non seulement des luttes s’organisent contre l’extractivisme énergétique, mais des propositions concrètes ont été élaborées pour tenter de commencer à démocratiser un débat jusqu’à présent coopté par un petit nombre d’entreprises. Nous avons eu une entretien avec Maximiliano Proaño, coordinateur d’une de ces instances de débat, la Table citoyenne pour l’énergie de la région de Magallanes.
Située face au Détroit de Magellan, Punta Arenas est la capitale de la région qui porte le nom du navigateur portugais, la plus australe et la seconde moins peuplée du Chili, avec 165 000 habitants. « C’est un territoire avec une identité très affirmée. Il se situe à 3 000 kilomètres de Santiago et pour arriver par voie terrestre dans le reste du pays, tu dois passer par la province de Santa Cruz en Argentine. Alors c’est une condition de très grand isolement, où le froid est intense et pour cette raison l’énergie est un thème fondamental dans la vie des hommes et des femmes habitant la province de Magallanes », raconte l’avocat et expert en énergies renouvelables, Maximiliano Proaño.
En 2013 la région a élu comme député l’ex-dirigeant étudiant Gabriel Boric, qui a conduit une rénovation politique, laquelle a dépassé les limites électorales de la gauche et affronte aujourd’hui le vieux pacte de la transition chilienne, celle que les néolibéraux nomment « miracle ». Proaño a été chef de cabinet de Boric et dans ce cadre ils ont lancé la Table citoyenne pour l’énergie de Magallanes, qu’il coordonne aujourd’hui avec Catalina Cifuentes. « La Table surgit d’un vide qui existe à l’intérieur de l’institutionnalité, un vide presque culturel, sur la manière dont se construisent les politiques publiques. Ce qui finit par se passer c’est qu’au Chili la politique énergétique est décidée par les entreprises et notre objectif est de participer aux discussions. Pour ce faire, nous avons constitué cet espace, très transversal, avec aussi l’idée de construire diagnostics et propositions », affirme-t-il.
Comment caractériserais-tu le système énergétique au Chili ?
Le système énergétique reste cher, polluant et très concentré dans sa propriété. Bien que les énergies renouvelables aient fait irruption en force ces six dernières années, le modèle basé sur des mégaprojets et l’octroi aux citoyens d’un rôle de simples clients, reste toujours le même. On conserve aussi une planification territoriale pratiquement nulle, car ce sont les gens du privé qui décident quand, combien et où développer les projets. Probablement pour ces raisons, l’énergie est le secteur productif avec la plus grande conflictualité socioambientale dans le pays.
Au niveau de la consommation d’électricité, les exploitations minières du nord et de la zone centrale du Chili ont un impact très important, si bien qu’il y a toujours des projets qui se développent et sont conçus dès l’origine pour la grande exploitation minière. Vient ensuite le transport qui consomme principalement du pétrole, et plus bas les secteurs industriel et résidentiel.
Quelle place occupent les renouvelables dans ce processus ?
Ces dernières années on a beaucoup parlé au Chili de l’évolution qu’ont eue les énergies renouvelables non conventionnelles qui représentent presque 20% de la matrice électrique. En effet ces dernières années elles ont beaucoup augmenté, mais pratiquement 55% de l’électricité continuent à être produits par des combustibles fossiles. Cela provoque beaucoup de conflits, fondamentalement dans ce que nous appelons les zones de sacrifice, ces territoires où se trouvent les centrales thermoélectriques qui brûlent charbon, gaz et pétrole. Finalement la concentration de la propriété est très forte, nous avons donc une matrice sale, concentrée, où les citoyens n’ont pratiquement aucune influence sur l’avenir énergétique national.
Quelles particularités a la région de Magallanes dans ce contexte ?
Comme je le disais tout à l’heure, c’est une zone très froide, avec beaucoup de vent, où toutes les villes de la région possèdent un accès au chauffage grâce au gaz produit régionalement, à la différence du reste du sud du Chili, qui se chauffe principalement au bois. La consommation d’énergie est subventionnée et provient de la région elle-même. Dans les années 1950, on a découvert du gaz et du pétrole et créé l’Entreprise nationale de pétrole (ENAP), ce qui constitue un moteur de développement très important à cette époque. Comme entreprise d’État, elle génère aussi une identité et un orgueil régional, en même temps qu’elle apporte une réponse à la demande thermique de chauffage que réclamaient les gens de Magallanes.
C’est-à-dire que c’est une région marquée par l’autosuffisance mais aussi par la génération de combustibles fossiles
Tout à fait, et cela va en augmentant vu que depuis 2015 l’ENAP commence à avoir du succès dans ses explorations de gaz non conventionnel. Si on a bien pris soin de ne pas mentionner que ce gaz s’extrait par fracturation hydraulique, ils ont déjà fracturé plus de 200 puits, principalement en Terre de Feu. Actuellement deux tiers de la production de l’ENAP proviennent du gaz non conventionnel.
La région a aussi des possibilités autour des énergies renouvelables non conventionnelles. Je crois qu’il est important de voir comment elle passe des énergies fossiles aux renouvelables, moyennant un processus également identitaire parce que, par exemple, les habitants de Magallanes sont fiers du vent qu’ils ont, il les enchante et leur manque quand ils quittent la région. Et voilà que ce vent peut constituer à l’avenir la principale source énergétique régionale.
Comment et dans quel contexte a surgi l’initiative de la Table citoyenne pour l’énergie ?
Elle est née en 2014, après des années d’incertitude autour de l’avenir énergétique régional. Si nous revenons un peu en arrière, en 2011 il y eut de grandes mobilisations contre le premier gouvernement de Sébastian Piñera à l’annonce d’une hausse du prix du gaz, qui est un élément central dans la région. Cela a entraîné une paralysie de la zone suivie d’une forte répression – il y eut même des morts. On arriva à empêcher la hausse, moyennant l’injection de ressources d’État pour maintenir le prix, mais cela n’a pas résolu le principal problème qui était que le gaz était en voie d’épuisement. Cela engendra une grande incertitude. Pour essayer de nourrir le débat et surtout en nous centrant sur les propositions, nous avons identifié quatre axes sur lesquels travailler : la nécessité de diversifier la matrice énergétique, en augmentant la génération surtout dans l’éolien et en explorant des alternatives comme la géothermie et la marée motrice dans le détroit de Magellan ; une reformulation de la subvention accordée au gaz, pour qu’elle puisse favoriser ce type de sources et non des énergies sales ; avancer vers une plus grande efficience énergétique dans tous les types de constructions, particulièrement dans le secteur résidentiel ; et la nécessité que l’État développe des politiques efficaces en la matière, pour que ce ne soit pas les entreprises qui finissent par les définir.
Ce processus a conduit à un livre que nous avons présenté en 2015 et actualisé en 2018, c’est une proposition qui a eu un processus de diffusion et d’incidence dans toute la région ainsi qu’au niveau des autorités. Depuis 2014 nous avons rencontré tous les ministres de l’énergie du gouvernement central, pour leur présenter notre travail et revendications, et solliciter un agenda de travail.
Si nous avons bien réussi à jouer un rôle dans les quelques avancées qu’on observe en matière d’efficience énergétique et de diversification de la matrice électrique régionale, on ne peut pas dire qu’on ait initié une transition énergétique dans la région, tant qu’il n’y a pas une réelle impulsion vers les énergies renouvelables, ni une reformulation de la subvention accordée au gaz. On n’a pas non plus créé des instances pour que les citoyens n’aient pas seulement un rôle de consommateurs mais aussi des opportunités pour développer des projets communautaires.
Au-delà de la difficulté de faire advenir ces changements, quel est, selon toi, l’apport de processus comme celui de la Table citoyenne ?
Je crois que la Table surgit de ce vide dont nous parlions concernant la construction des politiques publiques énergétiques. Elle permet de discuter des aspects citoyens avec la légitimité qui s’était construite avec un groupe transversal, mais aussi dans le cadre d’un dialogue plus ouvert encore dans les différentes provinces de la région. Elle permet aussi d’évoquer des aspects plus techniques sur lesquels il devient possible de discuter d’égal à égal avec les gouvernements et les différents acteurs. Cela conduit à penser différemment les politiques qui s’appliquent ensuite dans les territoires. Par exemple, si l’on pense au cas de Mina Invierno, elle n’aurait jamais dû exister s’il y avait eu une vision à long terme, vu que lorsqu’elle a commencé, vers 2013-2014, les énergies renouvelables étaient déjà en plein développement et le charbon était en recul. Mais comme n’existent ni cette visée à long terme, ni planification territoriale, ni participation des citoyens concernant l’avenir de leurs territoires, des projets comme ceux de Mine Hiver, qui apparaissent aujourd’hui comme anachroniques, continuent à se développer.
Tu évoquais tout à l’heure l’énergie comme le secteur générant le plus de conflits, comment cela s’est-il passé ?
Le Chili était fondamentalement un pays hydroélectrique – c’est la raison pour laquelle nous appelons les sources d’énergie comme l’éolien et le solaire « renouvelables non conventionnelles » – et ce modèle a généré des oppositions de plus en plus fortes. Durant les années 1990 il y a eu un fort rejet de la centrale hydroélectrique de Ralco, en territoire mapuche – voilà un exemple très clair. Et ensuite de nombreux conflits ont éclaté, dont le plus connu fut le cas de Hidroaysen. Cette campagne, et le mouvement Patagonie sans barrages, furent très efficaces et parvinrent à montrer que certaines zones du pays devaient être protégées, en même temps qu’était remise en question la logique d’un mégaprojet. Après une longue lutte, le projet fut abandonné et je crois que ce processus a envoyé un message clair : il était possible de stopper certains projets et les citoyens pouvaient contester les choix faits.
Actuellement un autre conflit en Patagonie, à propos d’une mine de charbon, a pris de l’ampleur, y compris au niveau national
L’exploitation de Mina Invierno, qui est la mine de charbon à ciel ouvert la plus grande de l’histoire du Chili, a généré une opposition dès le début. Elle se trouve sur l’île Riesco, qui est une zone dotée d’un patrimoine naturel et culturel si important qu’il paraissait un peu fou d’exploiter le charbon en ce lieu. La mine a un peu plus de cinq ans, et elle a pu être acceptée parce que l’on a présenté d’un côté le projet du port, de l’autre celui de la mine, et enfin les explosions. Cela révèle aussi une faiblesse des institutions environnementales.
Il est très important de comprendre que l’impact social et environnemental de Mina Invierno ne concerne pas seulement l’île Riesco, mais aussi là où est brûlé ce charbon. Le principal client de Mina Invierno est AES GENER, qui a les plus grandes centrales thermoélectriques à charbon du pays, produisant des zones de sacrifice : enfants intoxiqués, augmentation du cancer dans la population – endroits où il existe une mobilisation importante.
Peu après la mise en fonctionnement, l’entreprise a présenté le projet d’explosions comme l’unique solution pour que reste viable l’exploitation de la mine. Et au lieu de rendre le débat public, elle a mis en avant les syndicats et les travailleurs, en affirmant que si l’on ne permettait pas les explosions, ils allaient fermer, supprimant les plus de 500 emplois directs qu’a créés la mine. Cela a engendré un affrontement au sein de la communauté, une cassure sociale très importante qui semble opposer les travailleurs qui ne se soucient pas de l’environnement, d’une part, et, de l’autre, un groupe de personnes qui ne se soucient pas des travailleurs – alors que ce n’est pas le cas.
Crois-tu qu’on puisse penser à une reconversion professionnelle de ces travailleurs dans le cadre d’un processus de transition vers d’autres sources énergétiques ?
C’est que l’entreprise menace, si les explosions ne sont pas acceptées, de fermer en novembre et elle commence maintenant avec les premiers licenciements massifs. Alors il est impossible de développer une reconversion professionnelle en un si court délai. Ce qui se passe avec ces projets c’est qu’on aurait dû considérer leur durée de vie utile pour qu’à la dernière étape, en coordination avec les gouvernements, on puisse leur offrir un processus effectif de reconversion professionnelle. Dans ce contexte, tout au plus peut-on penser à des plans sociaux d’urgence, ce qui n’est pas la même chose qu’une reconversion, qui devrait être beaucoup plus échelonnée pour que ces travailleurs puissent s’incorporer dans d’autres secteurs, et notamment s’orienter vers les énergies alternatives pour effectuer une transition.
Crois-tu que l’on puisse concevoir une transition énergétique qui envisage en même temps la situation sociale, environnementale et les travailleurs et travailleuses ?
C’est que si nous parlons de transition énergétique, juste, démocratique, celle-ci doit être viable tant au niveau économique que social et environnemental. En prenant en compte la dimension sociale, elle doit aussi penser à réaliser les plans de décarbonisation. Mais il me semble que de toutes manières la transition énergétique est inévitable, parce que les énergies fossiles sont en voie d’épuisement, elle est nécessaire surtout en raison du contexte et du changement climatique, et elle est possible parce que les prix des énergies renouvelables ont beaucoup baissé. Dans ce processus, il faut réfléchir à ce que vont devenir les travailleurs qui sont aujourd’hui dans les entreprises qui génèrent l’énergie, les travailleurs du charbon, du pétrole et du gaz. Mais il y a aussi un thème antérieur, qui est le manque de planification ou d’influence qu’ont les citoyens sur leurs territoires, qui est un peu le débat que nous avons mis en avant avec la Table citoyenne pour l’énergie de Magallanes.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3517.
– Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
– Source (espagnol) : Observatorio Petrolero Sur, 6 septembre 2019.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Voir DIAL 3498 - « URUGUAY - Entretien avec Pablo Messina : « Le modèle uruguayen montre qu’il ne faut fétichiser aucune source d’énergie » ».
[2] La série d’articles « Alternatives pour la souveraineté énergétique » est financée par la Fondation Rosa Luxembourg (FRL) avec des fonds du ministère fédéral de coopération économique et développement d’Allemagne (BMZ). Le contenu de la publication est sous la responsabilité exclusive d’OPSur, et ne reflète pas nécessairement une position de la FRL.