Accueil > Français > Dial, revue mensuelle en ligne > Archives > Années 2020-2029 > Année 2021 > Juin 2021 > VENEZUELA-COLOMBIE - Des ombres sur Apure : le conflit à la frontière
DIAL 3581
VENEZUELA-COLOMBIE - Des ombres sur Apure : le conflit à la frontière
Humberto Márquez
vendredi 18 juin 2021, mis en ligne par
Cet article d’Humberto Márquez publié sur le site de l’hebdomadaire uruguayen Brecha le 23 avril 2021 décrit les conflits en cours dans l’État d’Apure, frontalier avec la Colombie.
Militaires vénézuéliens et guérilleros colombiens s’affrontent, faisant des dizaines de morts et de prisonniers, ce à quoi il faut ajouter des dénonciations de crimes graves contre la population civile. Se dissimulant derrière ces combats, divers groupes se disputent les gains d’une économie illégale florissante.
Depuis le 21 mars, la zone de frontière entre la Colombie et le Venezuela, traversée par le río Arauca, une zone d’un peu moins de 300 kilomètres, est un théâtre de guerre entre les forces armées vénézuéliennes et l’un des groupes de guérilleros colombiens qui ont refusé de déposer les armes et de renoncer à l’économie illégale grâce à laquelle ils se financent. Au milieu, une population qui vit du travail de la terre et du commerce informel entre les deux pays traverse des moments terribles, contrainte de se déplacer, courant le risque d’être atteinte par un feu croisé, arrêtée pour complicité, ou simplement empêchée de travailler dans le climat de militarisation et de suspicion qui règne dans cette zone.
Le dimanche 21, selon la version officielle de Caracas, un groupe armé irrégulier a attaqué le bataillon de l’armée vénézuélienne de La Victoria, une localité de cette zone de plaine frontalière, située approximativement à 600 kilomètres au sud-ouest de Caracas et à 400 kilomètres au nord-ouest de Bogotá. À cette occasion, deux officiers de second rang de l’armée vénézuélienne sont décédés, une dizaine de soldats ont été blessés et l’un des attaquants est mort, semble-t-il. On a appris ensuite que les officiers et plusieurs soldats ont été victimes en réalité de mines antipersonnel placées par le groupe irrégulier pour protéger l’un de ses campements. Cela a conduit à la mobilisation dans la zone de renforts militaires et policiers vénézuéliens avec même le déplacement de blindés et, surtout, d’hélicoptères et d’avions K8 de fabrication chinoise, pour des missions de reconnaissance et d’attaque aérienne. Des zones considérées comme campements d’irréguliers dans diverses zones des environs de La Victoria ont été bombardées.
Des centaines d’habitants ont fui vers un lieu sûr, c’est-à-dire la Colombie, en traversant le río Arauca, dont la largeur est à cet endroit-là d’une dizaine de mètres. Ils l’ont fait comme ils le font depuis des décennies, dans les petits bateaux utilisés pour le transport et la pêche par les habitants des deux rives, car le pont qui relie les routes est fermé, comme toute la frontière binationale le long des 2 219 kilomètres, depuis quatre ans, en raison de la rupture des relations entre les deux États. À Arauquita, municipalité du côté colombien, sont arrivées 5 737 personnes en moins de deux semaines, selon les autorités : un peu plus de 4 000 Vénézuéliens, dont 400 ont la double nationalité et les autres, des Colombiens qui résident du côté vénézuélien. Selon les médias locaux la grande majorité est retournée au Venezuela.
Combats et dénonciations
La douane de La Victoria a été attaquée à l’explosif et détruite le 23 mars. Les jours suivants des combats ont eu lieu dans lesquels un blindé vénézuélien a été détruit par une fusée et des commandos de police sont intervenus à la recherche des guérilleros et de leurs complices. Ce qui s’est soldé, à la fin du mois de mars, par la mort de 8 militaires, une trentaine de blessés, neuf irréguliers abattus, au moins 32 détenus et six campements démantelés.
Depuis lors les choses se sont calmées mais la zone est militarisée, les déplacements de civils sont contrôlés sur les routes et, aussi bien au Venezuela qu’en Colombie, des renforts militaires ont été dépêchés sur cette frontière. Des dénonciations de graves violations des droits humains ont été émises car les travailleurs humanitaires soutiennent que les combattants ont occupé et pillé des maisons, sacrifié du bétail, volé ou détruit d’autres biens et, plus grave encore, ont donné la mort à des femmes et des hommes qui n’étaient pas des combattants.
Dans la région, le vétéran, ex-parlementaire et ex-diplomate vénézuélien, Walter Márquez a dénoncé le fait que quatre membres d’une même famille, y compris une femme et un adolescent, ont été assassinés par des hommes en uniforme et qu’on les a chaussés de bottes pour qu’ils aient l’air de guérilleros. « J’ai eu connaissance d’autres cas semblables » a-t-il déclaré à la presse. Le ministère public a désigné des juges pour qu’avec les autorités militaires ils enquêtent sur ces dénonciations.
Qui sont les groupes auxquels le Venezuela s’affronte ?
La réponse succincte est que les membres résiduels du conflit armé dont a souffert la Colombie sont entrés au Venezuela et sont arrivés dans une région déjà fortement marquée par les irrégularités. L’accord de paix de 2016 entre l’État colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) a été ignoré par plusieurs des fronts insurgés dans le sud et l’est du pays. La plus forte dissidence a été celle des fronts 1 et 10, dont le principal chef est Miguel Botache, alias Gentil Duarte. Ces forces compteraient jusqu’à 2 000 combattants, divisés en 16 groupes ; elles ont reconnu qu’elles se financent avec les impôts qu’elles font payer aux narcotrafiquants et aux exploitants de mines illégales.
Il y a deux ans, un groupe d’ex-guérilleros qui ont signé les accords de paix, sous la direction d’Iván Marquez et Jesús Santrich, s’est désolidarisé du pacte et a annoncé qu’il retournait à la lutte armée, sous la dénomination de Seconde Marquetalia. On estime qu’il compterait une centaine de membres et le gouvernement soutient que ces deux chefs se sont réfugiés au Venezuela, sous la protection des autorités. Cependant les dissidents de Gentil Duarte se refusent à les reconnaître comme chefs ou comme alliés, car ils les accusent de s’être vendus en rendant les armes et en démobilisant la guérilla dans le cadre de la paix signée préalablement avec le gouvernement. Plus de 200 ex-combattants des FARC ont été assassinés depuis 2016.
Les fronts qui suivent Duarte, installés dans le département colombien de l’Arauca et son équivalent côté vénézuélien, l’État d’Apure, contrôlaient la contrebande de combustible et d’autres activités de l’économie clandestine. Cela les a conduits à se heurter à l’armée vénézuélienne. Les attaques violentes de l’armée vénézuélienne ont été déplorées dans une video qu’a fait circuler ce dimanche, Jonnier, troisième dans la hiérarchie de la guérilla de Duarte, qui les a taxées de « basse besogne », que feraient les militaires vénézuéliens dans le but de favoriser l’organisation rivale Seconde Marquetalia.
Cependant quand on a demandé au général Vladimir Padrino, ministre de la défense du Venezuela, à quel groupe s’attaquaient ses troupes, il a refusé de répondre. « Quel que soit le groupe nous le repousserons car notre devoir est de défendre notre souveraineté », a-t-il déclaré, dans une conférence de presse fin mars. Il a accusé les gouvernements de Bogotá et de Washington d’être derrière les groupes qui harcèlent les forces vénézuéliennes. Par ailleurs, Caracas a demandé l’aide technique de l’Organisation des Nations unies (ONU) pour faire procéder au démantèlement des mines qui se trouvent autour des zones occupées par les campements des groupes armés.
La tempête a perdu en intensité au cours du mois d’avril, après qu’a débuté l’offensive vénézuélienne et que des porte-paroles du groupe Duarte – « la légitime résistance des FARC », comme ils s’autoproclament – se soient réunis avec des militants de groupes de gauche de la zone, certains critiques du président Nicolás Maduro. Mais la tension demeure. Soixante organisations non gouvernementales de Colombie et du Venezuela, de droits humains dans leur majorité, ont demandé au secrétaire général de l’ONU qu’il nomme un envoyé spécial pour la frontière, où ils craignent que tout incident sur ces plaines brûlantes déclenche une escalade entre les gouvernements rivaux et dégénère en conflit majeur.
De grandes quantités d’armes
La région frontalière que traverse le río Arauca est, depuis les dernières décennies du siècle dernier, une zone ou prospère l’économie souterraine. Au début ce fut le vol de bétail et la contrebande – surtout de combustible –, puis le narcotrafic et ensuite la guérilla colombienne, en particulier l’Armée de libération nationale (ELN, qualifiée de guevariste), suivie de groupes d’« autodéfense » (paramilitaires de droite). Ont prospéré là des groupes qui pratiquent les extorsions (encaissements de « vaccins » auprès des éleveurs principalement) et les enlèvements. Au cours de la présidence du défunt Hugo Chávez (1999-2013) a surgi un groupe appelé Forces bolivariennes de libération, jamais reconnu officiellement, qui, selon les medias locaux, est une création de l’ELN. Enfin, cerise sur le gâteau, selon les organisations de droits humains et environnementaux, dans tout le sud du Venezuela prospère l’extraction minière illégale (or, coltan, diamants) et les minerais font l’objet de trafics dans ces zones frontalières, sous la protection de groupes armés, de bandes qui utilisent le terme de « syndicats », et vraisemblablement aussi de l’ELN, que cela aide à financer ses activités.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3581.
– Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
– Source (espagnol) : site de l’hebdomadaire Brecha, 23 avril 2021.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.