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DIAL 2783

CUBA - Incitation à une lecture hérétique : L’exception cubaine

Hugo Neira

mercredi 16 février 2005, mis en ligne par Dial

Depuis des années, de façon de plus en plus consensuelle dans le camp des critiques, et de façon tout autant unanimiste dans celui des défenseurs du régime de Castro, ce sont les mêmes propos que l’on entend sur Cuba. L’absence d’originalité semble être devenue la norme de tout discours sur Cuba. La tâche, il est vrai, n’est pas aisée car, face à un régime peu changeant, il peut apparaître normal que le discours se fasse répétitif dans ses approbations comme dans ses réprobations. Pourtant, « l’hérésie » est possible en ce domaine, comme le montre l’article original de Hugo Neira, sociologue, qui a de nombreuses fois voyagé à Cuba et qui vit actuellement au Pérou. Ce texte, antérieur aux derniers événements, n’a rien perdu de son actualité. Il est paru dans la revue péruvienne Quehacer en décembre 2004.


Le Mur de Berlin s’écroule en novembre 1989. En 1991, l’Union soviétique cesse d’exister. Les années quatre-vingt-dix sont des années terribles pour les Cubains. Officiellement, on parle de « période spéciale » - doux euphémisme -, et pour la population, d’années difficiles. Mais l’île n’a pas cédé. Fidel Castro est toujours là. Je ne critique pas, pas plus que je n’approuve. Je m’interroge. Qu’est-ce qui alimente ce pouvoir ? Que se passe-t-il véritablement à Cuba ?
Pour les uns, la Cuba des années du postcommunisme, dans un monde qui a cessé de s’intéresser aux révolutions, est un cas isolé, un pays sans libertés individuelles et un modèle d’Etat, une idéologie et un mode de gouvernement qui ont disparu de l’Europe de l’Est et de ce qui fut l’URSS. D’autres y voient le peuple exemplaire qui se rebella contre le maître nord-américain, l’ennemi éternel de l’impérialisme yankee, la victime depuis l’épisode de la baie des Cochons, l’embargo et l’isolement de l’île (et en ce sens, ils ont raison, au terme de quarante ans). Preuve de la morale à deux vitesses défendue par les Etats-Unis. En effet, en quoi les violations des droits humains sont-elles plus graves à Cuba qu’à Tunis ou à Pékin ? Cependant, n’attendez pas de moi que je milite pour la « défense de Cuba » ni, au contraire, pour sa démolition. Je ne suis pas non plus de ceux qui croient que contester le statut politique actuel de Cuba équivaut à passer dans le camp de Bush, de ses banquiers, de son industrie de guerre et de ses faucons.

Existe-t-il une façon d’aborder la question cubaine en évitant le magma idéologique qui l’assiège d’un côté et de l’autre ? Dichotomie, double chantage de ceux qui approuvent tout ou qui critiquent tout. La réalité criminelle du blocus favorise indéniablement la polarisation, et c’est là la grande erreur des Américains. Washington prête peut-être une oreille trop attentive au noyau dur des Cubains de Miami mais, là aussi, on observe des signes de changement. Un correspondant disait récemment que, contrairement aux années quatre-vingt-dix, on ne parle plus aujourd’hui en Floride du líder máximo – avec tout ce que cette désignation comporte de méprisant pour le caudillisme – mais de Fidel, avec un naturel inusité, comme si l’on attendait des changements, des échanges, des négociations. Je commence donc à penser qu’une espèce de transition est en marche, distincte toutefois de celles que l’on connaît.
Je me tiendrai à l’écart du discours fondamentaliste des uns et des autres. C’est une démarche délicate, mais aussi mal perçue. Il est tellement commode de penser que les Cubains ni le monde ne changent, de rester les yeux fixés sur de vieilles images comme sur des photos jaunissantes. Sur le coup, lorsque « Balo » (Abelardo Sánchez Leó, directeur de la revue Quehacer) m’a demandé cette note, je lui ai opposé un refus. Puis j’ai accepté ce travail, comme un défi à prendre avec sérieux. J’ai rédigé d’une seule traite une version qui s’est révélée empreinte de culpabilité, et peut-être caractéristique de ma génération ; vous ne la connaîtrez pas, puisqu’elle a rapidement pris le chemin de la poubelle. Pendant les semaines qui ont précédé sa rédaction, je me suis mis à accumuler des informations sur la Cuba de l’après-URSS tout en me replongeant dans les notes oubliées d’un voyage que j’avais effectué à La Havane à la fin des années quatre-vingt-dix. La vérité est que Cuba se mondialise, mais à sa manière, à son rythme et, ce qui est remarquable, selon une optique surprenante non encore constatée dans les autres pays sortis du communisme. Cuba conserve une attitude critique face au capitalisme tout en l’intégrant à la vie cubaine. Elle continue d’invoquer une économie dans laquelle l’argent ne soit pas le seul lien entre les êtres humains.

Qu’est-ce que tout cela signifie ? Ni continuité ni renoncement. Cuba demeure l’exception. Une anomalie dans la mondialisation de l’intérêt. Sur cette île – telle est mon hypothèse – est en train de se produire une transition économique qui présente un grand risque interne, mais qui s’effectue de l’intérieur, au prix d’un refus de la mondialisation libérale et sans le Fonds monétaire. L’île est en train de sortir du système d’économie centralisée et d’Etat, ce que ses dirigeants ne peuvent reconnaître ouvertement pour des raisons de réthorique du pouvoir, à cause du ciment idéologique qui les maintient unis, mais que l’observateur désintéressé que je suis peut exprimer. S’il en va ainsi, où est le mal ? Précisément dans l’autonomie de Cuba, dans la liberté qu’elle se donne, inadmissible pour le géant américain. Cuba s’ingénie à irriter sans cesse les Etats-Unis, bien qu’elle ouvre son marché, qu’elle travaille avec des entrepreneurs américains et qu’elle entame, comme j’essaie de le montrer, un virage surprenant. Elle ne tient pas à répéter la catastrophe à laquelle a conduit la sortie du communisme en Europe de l’Est et en Russie. C’est exactement ce qu’elle cherche à éviter. Elle effectue une transition qui n’obéit pas à la théorie du « choc » inévitable, selon Geoffrey Sharp, dont l’application complaisante par une partie des experts du FMI a fait tant de mal d’un bout à l’autre de la planète. Que l’on interroge les Argentins et Roumains, et notre propre population.

La Cuba actuelle, et non le pays révolutionnaire de la légende auquel croient obstinément quelques égarés, est le fruit d’événements récents, qui datent de l’époque où les pays de l’Europe de l’Est renoncèrent au communisme. Ce jour-là, les Cubains découvrirent que Cuba était une île. Fini le Conseil d’assistance économique mutuelle, c’est-à-dire le soutien aux exportations de sucre et autres denrées. Finies les relations commerciales qui avaient été pour Cuba un privilège, une manne céleste, une corne d’abondance. C’est alors que les Cubains découvrirent ce qui constitue probablement le lot quotidien des autres Latino-Américains, le besoin, le manque de tout. « On mangeait même des rats, Hugo », m’a raconté une vieille amie. Les années de vaches maigres. Mais les Cubains en sont sortis. Comment ?

Je me garderai de faire un historique du malheureux processus d’adaptation, et me contenterai de rappeler, dans leurs grandes lignes, les réactions du gouvernement cubain. Après avoir opté pour un régime d’austérité, il se lança dans la création d’entreprises à capitaux étrangers, dans le développement du tourisme, la diversification des exportations. Dans leur ensemble, les mesures furent jugées ambiguës et contradictoires, dans le pays et à l’extérieur, et il se produisit avancées et reculades. Il n’est jamais facile de trouver une solution de sortie. Grosso modo, je dirai que le gouvernement centralisa les services plus que jamais pour que les marchés locaux ne manquent pas de produits, en même temps qu’ils s’ouvraient : le gouvernement autorisa l’initiative privée, les marchés paysans, parallèlement à l’entrée de dollars. Un grand pas est franchi en 1993, avec le Décret-Loi n° 140 du Conseil d’Etat, selon lequel « la possession d’argent étranger cesse d’être illégale ». Autrement dit, les virements ou remises d’argent provenant de Cubains installés aux Etats-Unis ne sont plus interdits. Il se produit immédiatement un afflux de clients dans des magasins qui n’étaient fréquentés que par des touristes munis de dollars, et cette mesure ne fait que confirmer une dollarisation sous-jacente. Pendant la seule année 2002, quelque 830 millions de dollars entrent à Cuba en provenance de la communauté exilée, ce qui n’est pas rien.

Il faut dire toutefois que les réformes décrétées de haut, comme la politique d’austérité, portèrent atteinte à la distribution des aliments, aux transports, à la qualité même des services sociaux auxquels Cuba devait sa réputation de pays équitable. Comme dans d’autres cas et d’autres lieux, qui dit réformes économiques dit s’exposer à des effets pervers, lesquels n’ont pas manqué de se manifester. Beaucoup de gens perdirent des avantages acquis, tandis que des inégalités sont réapparues. Un marché non déclaré s’est installé, ce que l’on n’ignore pas à La Havane. Selon un centre d’études psychologiques et sociologiques, 90% des familles cubaines ont des activités « illicites ». Les gens, on le voit bien, se rendent sur les places publiques pour assister aux meetings, votent en bloc aux assemblées en appliquant la consigne du parti et du syndicat, dans l’attente de l’argent envoyé par un parent expatrié. Ils vivent dans une économie à deux faces, selon une morale à deux vitesses que les représentants les plus durs du régime se plaisent à qualifier de « contrerévolutionnaire ». Ils reproduisent, sans le savoir, le portrait au vitriol de l’« homo sovieticus » brossé par Alexandre Zinoviev dans les dernières années du communisme.

Et pourquoi soutenir un socialisme qui ne distribue plus les richesses, ou qui le fait de moins en moins ? Ce n’est pas la première fois que l’Etat dirige la société civile à Cuba, et qu’il lui impose une direction qui ne vient pas d’elle. La révolution, il y a des décennies. Aujourd’hui, il s’agit de sortir du communisme en préservant la nation, en restant digne. Dans quelle mesure le peuple est-il d’accord ? Difficile à dire. Cuba n’est pas un paradis pour les libertés individuelles et il ne faut pas se cacher que, dans leur majorité, les réformes sont clairement impopulaires. Elles surviennent dans un pays habitué à tout recevoir de l’Etat. Il est probable que les gens sont beaucoup influencés par la crainte de perdre ce que la révolution leur garantit encore actuellement, compte tenu de l’intransigeance des Cubains de l’exil. Je crois aussi que la figure de Fidel joue un rôle décisif. Il en résulte que Castro, malgré tout ce que cela a de paradoxal, représente la garantie du virage postcastriste. Comme un Franco architecte du postfranquisme. Décidément, Cuba n’a pas fini de nous étonner. Les Cubains sont en train de sortir du communisme sans connaître les troubles de l’ex-URSS, et il n’est pas impossible qu’ils réussissent à sauver les acquis obtenus dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la sécurité sociale, de la culture et des sports. Qu’ils inventent sur les décombres de l’utopie une sorte d’Etat-providence, semblable à celui qui fait la force de l’Europe communautaire, et tout cela au nez et à la barbe de l’oncle Sam.
A quelques milles maritimes de distance, les Etats-Unis. Cuba, pays socialiste ou issu du socialisme, pays insulaire dont le revenu déclaré s’élève à 95 dollars, contre 31 000 dollars pour les Américains, et pour les Cubains des Etats-Unis. Ces derniers sont nombreux à visiter l’île, à raison de quelque 10 000 par an, outre qu’environ 34 000 cadres supérieurs cubains se rendent aux Etats-Unis. Il n’y a pas d’ambassade américaine, mais un bureau des intérêts américains (que les autorités accusent de soutenir les dissidents), qui délivre en moyenne 8 000 visas par mois.

Les signes de ce rapprochement inavoué abondent. Je veux revenir sur quelques observations que j’ai faites pendant mon séjour récent. Le salon Exposcuba, qui se tenait dans le cadre d’une exposition internationale, a accueilli une bonne centaine d’hommes d’affaires nord-américains, qui souhaitaient conclure des accords dans les secteurs du tourisme, des transports publics, de la santé, du logement, de la pharmacie et de l’environnement. Jamais en 40 ans, peut-on lire dans le New Yorker (de février 2001), n’a-t-on dénombré autant d’Américains à La Havane. Dialogue en sourdine, à mi-voix. Comme si Washington et La Havane croyaient que leur rhétorique officielle pourrait tromper éternellement le monde qui les observe. Alors, vit-on aujourd’hui dans le meilleur des mondes possibles ? N’y songez pas, la dissidence est bien réelle. La chronique politique intérieure est sinistre : poursuites au pénal contre quiconque bricole pour capter par satellite des émissions de l’étranger ou, comme récemment (cinq bateliers en l’occurrence), peine de mort contre toute personne surprise en train de s’échapper dans une barque. Par ailleurs, le régime ne nie pas détenir des prisonniers politiques, beaucoup pour cause de délit d’opinion. Pendant ce temps, 10% des Cubains vivent hors de l’île.

Les Cubains de l’intérieur et de l’extérieur pourront-ils se réconcilier ? Le cubanologue américain Jorge Domínguez et le sociologue Marifeli Pérez-Stable se demandent si, après quatre décennies de séparation, il leur reste un destin commun. Tel est le problème de la nation cubaine, un thème à la fois ancien et actuel, qui remonte aux périodes de 1895 à 1902 et de 1906 à 1909, marquées par deux interventions successives de forces envoyées par les Etats-Unis. On a tendance à l’oublier. Cuba se trouve aux Caraïbes, dans la cour de l’Empire américain. Quant à nous, au sud du Panamá, nous avons pâti de l’impérialisme, de dictateurs et de périodes de domination, mais sans jamais voir les bottes d’un ranger américain. Du moins jusqu’à aujourd’hui.

La Cuba du passé et la nouvelle Cuba. Loin d’y mettre fin, la légalisation du dollar et les réformes économiques ont favorisé le départ de milliers de candidats à l’exil, à bord d’une barque au péril de leur vie. Cuba continue d’abriter un régime de parti unique, qui n’autorise qu’un accès sélectif à Internet. Un régime militaire, dans lequel le transport et le commerce international sont contrôlés par les forces armées révolutionnaires. Le pouvoir a la main sur toutes choses, qui vont de la radio aux boîtes de nuit. Mais l’étau se desserre. La CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine) affirme qu’un quart des ressources proviennent des exilés. Et d’autres problèmes de profilent à l’horizon. La croissance démographique s’établit à 0,2% par an. En 2025, Cuba sera le pays le plus vieux de l’Amérique latine. Le deuxième problème tient au fait que Cuba forme ses jeunes, qui se demandent d’ailleurs bien pour quoi faire. Nulle part ailleurs on ne compte autant de professionnels jeunes sans emploi. Faire de Cuba un « pauvre pays voué à la canne à sucre », à l’image de la figure rupestre peinte par Alberto Montaner, est une aberration. On ne peut non plus se contenter de dire que les Cubains « ont accès à l’éducation et à la santé », comme l’affirment les nostalgiques de la révolution immobile d’ici. Certes, les Cubains disposent de services publics, mais ils n’ont pas de travail, et il importe de prêter attention à cette jeune fille de La Havane qui m’a lancé un jour avec vivacité : « Vous ne pouvez pas rester dans votre situation d’étudiant ou de malade toute votre vie ». Cela vaut la peine de discuter avec ces jeunes, qui sont les plus éveillés et les plus cultivés que je connaisse. Ils m’ont montré de Cuba une image kaléidoscopique d’une île en mouvement, population scolarisée mais qui fait la queue pour prendre le bus, acheter des vêtements, du café, des chaussettes, et même pour se marier. Jusqu’à la victoire finale et les dollars qui circulent. La tutelle du régime et les moyens de s’y soustraire. Le pouvoir du pouvoir et sa propre entropie. Et en attendant l’avenir, ces jeunes dansent la salsa et écoutent les Beatles, qui ne sont plus interdits. Il existe aujourd’hui une statue de John Lennon à La Havane.

Cela demanderait trop de temps de parler de la santería, et du savoir-faire local, qui s’étend de la cuisine à la prostitution. Alors que je parcours cette Havane pas si secrète qu’on le dit, je me perds en conjectures. Fidel vivra-t-il assez longtemps pour sortir les Cubains du castrisme ? Y aura-t-il une réforme à l’instar de la perestroïka en URSS ? A quelles situations cette implosion du socialisme conduira-t-elle en l’absence de soutiens extérieurs et face aux trous noirs du libre-échangisme ? Si quelqu’un connaît une recette pour faciliter les transitions, pour une politique d’ouverture réinventée, qu’il lève la main.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2783.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Quehacer en décembre 2004.

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