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BOLIVIE - « La rupture du MAS pourrait signifier un recul des conquêtes économiques basées sur la redistribution de la richesse » : Entretien avec le sociologue Eduardo Paz Rada

Correo del Alba

mercredi 26 février 2025, mis en ligne par Dial

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Le site Correo del Alba a publié le 23 décembre 2024 un entretien avec le sociologue bolivien Eduardo Paz Rada. Ce dernier y analyse les luttes politiques au sein du Mouvement vers le socialisme (MAS), les évolutions de la société bolivienne, les avancées et difficultés de l’intégration régionale et les défis de la Bolivie dans le contexte géopolitique mondial actuel.


23 décembre 2024 - Indéniablement le « Processus de changements » fait face à une conjoncture particulièrement complexe dans laquelle il doit éviter une fracture irréversible de ses bases sociales et parallèlement surmonter la crise économique et politique que traverse le pays.

Sur ce point et sur d’autres, nous échangeons avec Eduardo Paz Rada, sociologue reconnu et actuel directeur du département de sociologie de l’université supérieure de San Andrés (UMSA).

Comment définiriez-vous le moment que traverse le Mouvement vers le socialisme (MAS) ?

À quelques mois des élections générales en Bolivie et en pleine incertitude économique et politique, une brèche de plus en plus grande s’ouvre entre les tendances qui existent au sein du MAS, plus encore depuis que le Tribunal constitutionnel plurinational (TCP), dont les magistrats ont « autoprorogé » leur mandat, en tant que pouvoir suprême réel et effectif dans le pays, accorde sa reconnaissance au secteur dirigé par Grover García et que, sous l’effet de son verdict, le Tribunal électoral ratifie cette décision en marge des résolutions antérieures et des lois électorales et partisanes.

La crise est, jusqu’à présent, le résultat d’une lente et constante lutte interne depuis 2022 au sein des mouvements sociaux qui font partie de la structure du MAS et de la campagne médiatique intense destinée à mettre fin à cette organisation politique, campagne qui a commencé il y a plus d’une décennie. Le fond de l’affaire est une question de contrôle du pouvoir et des instruments de l’État et du gouvernement.

Ce moment, ou cette conjoncture politique, se caractérise en outre par une crise politique générale qui touche autant la majorité au pouvoir que l’opposition, surtout en termes d’absence de débat entre propositions politiques programmatiques, orientations stratégiques ou visions du pays et mécanismes pour faire face à une situation complexe nationale et internationale.

La rupture de l’instititutionnalité en Bolivie se produit au moment où a lieu le coup d’État judiciaire, non seulement en raison de la décision que prennent les magistrats de s’auto-proroger mais aussi parce qu’ils interfèrent et empêchent le fonctionnement autonome des pouvoirs législatif et électoral.

Qu’est ce qui serait en jeu si se consommait la rupture au sein du MAS ?

La crise et la rupture des structures sociales et politiques qui soutiennent le MAS signifient déjà, et plus profondément dans le futur, l’affaiblissement du projet national-populaire le plus important de l’histoire de la Bolivie, l’absence progressive d’un axe d’articulation des forces sociales, territoriales, culturelles et d’une proposition de transformation de long terme qui conduirait à la pleine souveraineté et à l’indépendance, la décolonisation et la libération nationale.

La conjonction des forces, jusqu’alors favorables au camp populaire, tendrait à s’orienter vers le projet oligarchique et impérialiste de soumettre le pays aux intérêts géopolitiques et économiques de l’impérialisme états-unien et à ceux des oligarchies locales qui ont entrepris une puissante action de sabotage, de spéculation et de déstabilisation en usant des instruments bancaires, financiers, commerciaux et médiatiques qui se traduisent concrètement par la rareté des dollars, l’inflation, la dévaluation et le manque de combustibles.

La rupture du MAS pourrait signifier un recul des conquêtes économiques basées sur la redistribution de la richesse, la paralysie des réformes qui favorisent les majorités nationales, la suspension des droits et des garanties culturelles, sociales et d’autonomie des peuples indiens, des femmes et, bien sûr, l’application de politiques de cessions des ressources naturelles et la perte de la centralité de l’État dans ses rôles économiques et financiers et l’évincement des nations et des peuples de l’exercice du pouvoir.

L’expérience du coup d’État de novembre 2019 est au demeurant éloquente. Les représentants des oligarchies des grands propriétaires fonciers, les grandes banques privées, les médias, les secteurs militaires et policiers antinationaux, les églises fondamentalistes – y compris la hiérarchie de l’Église catholique –, se sont empressés d’attaquer les avancées économiques, politiques, sociales, culturelles, symboliques et organisationnelles du peuple bolivien.

La droite a pour objectif d’en finir avec l’État plurinational et de revenir à la République. Est-ce possible ?

La haine historique de l’oligarchie et de ses représentants politiques, idéologiques et intellectuels envers ce qui est indien et populaire les a conduits à se fixer comme objectif de démonter l’État plurinational. Les discours et les propositions s’orientent vers ces extrêmes ; c’est ce qu’ont annoncé les dirigeants régionaux, les chefs de partis et des organisations patronales, avec leurs propositions de privatisations, d’ouverture au libre-échange, de retour des transnationales et des conditions néolibérales des années 80 et 90 du siècle dernier.

Néanmoins il s’agit d’une tâche très difficile du fait notamment de la profondeur des transformations sociales et culturelles qui se sont produites au cours des dernières décennies. Surtout celles qui ont un rapport avec le monde du symbolique et des représentations et la place conquise par les Indiens, les métis et les métisses, les femmes, les jeunes, avec l’administration des gouvernements locaux et municipaux, avec le contrôle du territoire et la reconquête de la dignité qui leur avait été enlevée par la soumission au colonialisme et à la domination des maîtres.

Les formes que prennent ces tentatives passent par la re-signification ou la distorsion des fondements nationaux et populaires de la plurinationalité et par des campagnes de discrédit ainsi que par des actions juridiques et institutionnelles pour détruire les bases du nouvel État. Quoi qu’il en soit, les empreintes profondes établies par les peuples pourront être effacées en surface mais elles perdureront comme de très importantes conquêtes.

À ce propos, il faut rappeler ce qu’a été l’expérience de Conciencia de Patria (Condepa) qui a été victime d’une campagne de dénigrement venant des partis de l’oligarchie et des grands médias. Cette campagne a été suivie d’encouragements à la division interne, la reconnaissance de la fraction opportuniste pro-néolibérale par la Cour nationale électorale (CNE) ; tout cela dans le but que les partis traditionnels contrôlent ou obtiennent les voix des bases sociales de Condepa. Aucun de ces objectifs n’a été atteint car les forces sociales populaires de la campagne et de la ville se sont tournées vers le MAS et ses propositions de changements radicaux.

À quel point la société bolivienne a-t-elle changé et sous quels aspects, depuis le début du siècle jusqu’à nos jours ?

Les changements sont considérables. La société bolivienne n’est pas la même que celle d’il y a 20 ans. Des transformations radicales se sont produites, tant objectives que subjectives, tant économiques, politiques et culturelles que dans la vie quotidienne, les subjectivités et les perceptions, particulièrement chez les peuples indiens, chez les paysans, les classes ouvrières et populaires jusqu’ici marginalisées et exclues de la vie nationale et de la politique ainsi que des services indispensables à la vie. Ces secteurs et ces classes étaient considérés comme étrangers à la Bolivie officielle coloniale et républicaine et, grâce à leurs luttes, ils sont devenus les acteurs de l’Histoire.

Pour ne donner que des exemples généraux nous pouvons signaler la récupération de la dignité et de la souveraineté nationale qu’a signifié l’expulsion de l’ambassadeur des États-Unis en Bolivie, Philip Goldberg, en 2008, un point culminant. Citons aussi la nationalisation des hydrocarbures et la récupération des entreprises diminuées par les transnationales qui ont permis de récupérer des excédents de plusieurs millions qui étaient destinés à quitter le pays mais ont été utilisés pour la redistribution de la richesse à toute la population sous forme de bons, d’investissements en infrastructures routières, en irrigation, en accès à l’eau, à la santé, l’éducation et aux services de base.

On a avancé vers une démocratie substantielle et libératrice avec la réalisation de l’Assemblée constituante qui a bénéficié de la participation de représentants de toutes les régions, de tous les secteurs sociaux, culturels et des groupes politiques, ce qui a changé radicalement les bases institutionnelles et légales du pays. Les Indiens, les femmes, les secteurs populaires et ouvriers, en tant qu’acteurs collectifs, sont devenus les sujets du changement.

La Bolivie a participé aux processus d’intégration et d’unité émancipatrice de l’Amérique latine et des Caraïbes suivant les principes de la pensée bolivarienne, elle a promu la diplomatie entre les peuples, les droits de la nature et des peuples indiens au niveau international.

Cela n’implique pas d’ignorer pour autant les détournements et les pratiques de corruption, le clientélisme, la manipulation discrétionnaire des espaces de pouvoir et d’influence qui ont marqué les contradictions internes et les limites pour approfondir ce processus.

Comment caractériseriez-vous la jeunesse bolivienne actuelle comparée à celle du début du siècle ?

La jeunesse est diverse, même si des tendances existent du fait des médiations culturelles, économiques et sociales, et beaucoup plus encore de nos jours en raison de l’influence des médias et des réseaux virtuels en direction d’une uniformisation des goûts, des consommations, des modes et d’autres manifestations avec la forte influence idéologique du téléphone mobile et d’internet, comme vecteurs d’homogénéisation humaine. Les plus sensibles à ces influences sont les jeunes d’aujourd’hui. Les opportunités économiques et éducatives ont généré des processus de mobilité sociale et des attentes nouvelles et différentes de celles du passé.

Au vu de ces considérations, la génération des jeunes d’aujourd’hui est différente de la génération des jeunes d’il y a 20 ans. Celle de la fin du siècle dernier a été fortement impactée par les réformes néolibérales, avec un horizon sombre et difficile, mais en même temps elle a été capable d’engendrer dans ses couches populaires la conformation d’une force sociale pour changer les choses. Ainsi s’expliquent la résistance au néolibéralisme, la guerre de l’eau ou la guerre du gaz et les formes nouvelles d’organisation pour imposer de nouvelles perspectives.

Les grands-parents et les parents des jeunes d’aujourd’hui ont été les victimes des dictatures de Banzer et de García Meza et du néolibéralisme, alors que la génération actuelle vit maintenant dans un monde différent avec des avancées, de meilleures conditions de vie ; leurs attentes sont plus vastes en termes d’éducation, d’emploi et de niveau de bien-être, même en prenant en compte les situations critiques des dernières années.

Actuellement les jeunes sont impliqués dans d’autres dynamiques de socialisation culturelle et politique, avec des réseaux divers qui présentent une situation de relativisation et d’incertitude des valeurs et des principes. Il s’agit de processus d’hybridation, de mélange et métissage qui font montre de fortes tendances à l’inertie et à la passivité mais aussi à la rébellion, la contestation et la quête.

Quoi qu’il en soit, je considère que les jeunesses d’origine indienne et populaire, à la campagne et en ville, qui assument leur identité, représentent une force qui maintiendra et défendra ce que leurs parents ont acquis. De l’autre côté du spectre social se trouvent les jeunes des classes moyennes embourgeoisées et privilégiées, dont les parents ont perdu le contrôle des appareils de l’État, de la politique et de l’économie, qui ont des conduites encore lourdement imprégnées de formes de racisme et d’aliénation.

La Bolivie fait partie du Marché commun du sud (Mercosur), de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) et de la Communauté des États latino-américains et caribéens (Celac). Quel est l’intérêt d’être membre de ces instances ?

Les instances d’intégration régionale en Amérique latine et dans les Caraïbes sont d’une extrême importance pour la Bolivie, particulièrement en raison de sa frontière avec plusieurs pays et de sa situation de pays méditerranéen. Les deux dernières décennies ont été capitales pour la formation et le développement de l’ALBA-TCP, l’Union des nations sud-américaines (Unasur) et la Celac, selon les principes bolivariens défendus par le commandant révolutionnaire anti-impérialiste Hugo Chávez. Cependant, ces dernières années, cette puissance a été affaiblie par l’arrivée au pouvoir dans plusieurs pays de gouvernements pro-états-uniens.

La Bolivie est finalement parvenue à intégrer le Mercosur à un moment de contradictions et de crise de cette instance, en raison de la vision totalement contraire aux fondements de l’intégration souveraine défendue par Milei en Argentine et du fait de la perte de leadership régional du Brésilien Lula. Les caractéristiques de l’économie bolivienne obligent à développer des programmes liés à l’intégration et aux relations avec les pays voisins, et à ouvrir des perspectives conjointes face aux défis et aux transformations des relations économiques et commerciales au niveau mondial.

L’ALBA-TCP, qui est une proposition plus radicale d’intégration, a perdu des forces ces dernières années du fait des crises et des pressions impérialistes sur les pays membres, en particulier les agressions contre le Venezuela et le blocus de Cuba. Finalement, la Celac se présente comme un espace fondamental de regroupement des pays d’Amérique latine et des Caraïbes, sans les États-Unis et le Canada, mais la diversité et même la polarité entre des gouvernements importants de la région ont freiné son dynamisme.

Le Brésil et l’Argentine, les deux économies les plus fortes, sont aujourd’hui pénétrées par de puissantes transnationales occidentales, chinoises et indiennes, avec des millions de dollars d’investissements. La Bolivie, avec une économie de moindre envergure, n’a pas la force commerciale suffisante, mais elle possède des ressources naturelles importantes telles que les minerais, le lithium, le soja, des denrées alimentaires, de la viande ou de l’or qui pourraient devenir des produits d’intérêt régional.

L’impérialisme représente-t-il un danger réel pour la région et pour la Bolivie ? Pour quelle raison ?

Dans un contexte géopolitique et géoéconomique mondial marqué par la montée en puissance de la Chine, de l’Inde, de l’Iran et de la Russie et la perte d’influence de l’Union européenne (UE), les États-Unis, première puissance impérialiste mondiale, ont déplacé leurs forces militaires, diplomatiques et politiques vers toutes les régions de la planète engendrant une situation d’instabilité.

Dans le cas de l’Amérique latine, le recul de l’influence des États-Unis au cours des deux dernières décennies a ralenti et Washington développe maintenant une politique agressive de contrôle et de domination sur la région avec la mobilisation et l’intervention directe de ses forces militaires, comme c’est le cas au Pérou, en Équateur, en Argentine et au Paraguay ; la promotion de coups d’État en Bolivie, au Brésil au Paraguay et au Honduras et le soutien des projets politiques des partis conservateurs, oligarchiques et pro-impérialistes, comme avec Milei en Argentine, Noboa en Équateur, Boluarte au Pérou ou Irfaan Ali au Guyana.

Actuellement, le danger de l’intervention impérialiste en Bolivie et dans les autres pays est imminent, du fait notamment de la radicalisation des positions des démocrates et des républicains dans leur affirmation de la « destinée manifeste » [1] et de la doctrine Monroe. Les désignations de Marco Rubio et d’Elon Musk comme ministres de Donald Trump annoncent de graves problèmes pour l’Amérique latine et les Caraïbes et pour la Bolivie en particulier.

Il faut souligner l’importance stratégique des ressources naturelles qui existent dans la région et sont la cause de conflits géoéconomiques mondiaux, avec le lithium, les minerais, l’eau, les forêts, la biodiversité et les hydrocarbures.

Revenons aux élections présidentielles de 2025. Les citoyens pourraient-ils se prononcer en faveur d’un candidat/président avec un profil à la Milei ?

La possibilité d’un soutien de certains secteurs de la société et de quelques régions du pays n’est pas à écarter. Plusieurs hommes politiques testent les postures et les discours de Milei, mais le résultat est absurde et comique. C’est le cas de Jorge Quiroga, Branko Marinković, Doria Medina ou Antonio Saravia.

Le niveau auquel arrive la crise économique avec la rareté des dollars, l’inflation, la spéculation et le manque de carburants, en parallèle à une crise politique qui s’aggrave, pourrait permettre la présence d’une proposition néolibérale libertaire incarnée par Manfred Reyes Villa, particulièrement en raison de son alignement sur les positions soutenues par les républicains états-uniens, l’extrême droite européenne et le sionisme israélien.

Il est clair que, au-delà de Milei, le candidat qui deviendrait l’instrument des grandes entreprises transnationales du lithium, des hydrocarbures, des minerais et de la terre, obéirait aux diktats de Washington et du Fonds monétaire international (FMI) et renforcerait le pouvoir de l’oligarchie locale, orienterait ses décisions dans la ligne imposée par Milei en Argentine. De toutes manières, le peuple bolivien a déjà vécu cette funeste expérience avec l’application du Décret suprême 21.060 [le 29 août 1985] et du néolibéralisme qu’il a ensuite vaincu.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3731.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
 Source (espagnol) : Correo del Alba, 23 décembre 2024.

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[1La « destinée manifeste » (en anglais : Manifest Destiny) est une expression apparue en 1845 pour désigner la forme états-unienne de l’idéologie calviniste selon laquelle la nation américaine aurait pour mission divine l’expansion de la « civilisation » vers l’Ouest, et à partir du XXe siècle dans le monde entier. Elle est surtout liée à la conquête de l’Ouest états-unien – NdlT.

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