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DIAL 3229 - Figures de la révolte (3)

PANAMA - Rebelles noirs : retour sur l’histoire des cimarrons du seizième siècle, première partie

Ruth Pike

lundi 11 mars 2013, par Dial

Dans ce numéro de DIAL, nous publions deux textes consacrés aux quilombos et palenques, ces communautés formées par des esclaves noirs en fuite. Quilombo fait référence à la réalité brésilienne et palenque à celle des colonies espagnoles [1]. Ce premier texte, dont la deuxième partie est publiée dans le numéro d’avril, retrace l’histoire mouvementée de ces communautés noires dans le Panama du seizième siècle. Le second, évoque la situation et les luttes actuelles d’une communauté quilombo du Nord-Est du Brésil, à Alto Alegre, dans l’État de Ceará. L’autrice de ce premier article, Ruth Pike, est professeur émérite d’histoire à Hunter College et au Graduate Center de la City University of New York (CUNY). L’article original, dont nous avons traduit une sélection d’extraits [2], a été publié sous le titre « Black Rebels : The Cimarrons of Sixteenth-Century Panama » dans la revue The Americas (vol. 64, n° 2, octobre 2007, p. 243-266).


[…]

Au seizième siècle, il existait deux principales colonies espagnoles dans l’isthme de Panama, Nombre de Dios sur la côte caraïbe et Panama sur la côte pacifique. Entre ces deux ports s’étendait une jungle continue, interrompue uniquement par de longues chaînes de hautes montagnes déchiquetées que séparaient des vallées arrosées par des cours d’eau. Des siècles durant, pour aller du Pérou à l’Espagne, les hommes et les marchandises durent traverser cette terre hostile et difficile d’accès.

Pendant de nombreuses années, au seizième siècle, cette région fut le théâtre de groupes armés composés d’esclaves noirs en fuite qui n’acceptaient pas leur état de servitude et se réfugiaient dans les montagnes où ils menaient une vie libre inspirée des coutumes tribales d’Afrique. On les appelait cimarrones (cimarrons), expression inventée par les conquistadors, fort probablement à partir des termes « cima » [cime] et « marron » [3]. Selon Garcilaso de la Vega, dit l’Inca, le mot fut utilisé pour la première fois dans les îles de la Caraïbe pour désigner les esclaves noirs fugitifs qui vivaient au cœur des montagnes. Ces colonies de Noirs libres, appelées palenques existaient dans de nombreuses parties de l’Amérique hispanique. Elles constituaient un danger permanent pour les établissements espagnols parce que leurs habitants venaient en bandes armées attaquer les villes et les villages. Les palenques menaçaient l’emprise de l’Espagne sur la terre et étaient une source d’inquiétude pour les autorités espagnoles [4].

L’isthme de Panama est l’un des endroits où les cimarrons acquirent le plus de pouvoir et connurent la plus grande expansion. Aucune des révoltes de cimarrons survenues au seizième siècle dans d’autres parties de l’empire espagnol, que ce soit au Mexique, en Colombie ou au Venezuela, n’égala en nombre, en intensité, en détermination et en durée le mouvement qui secoua le Panama. Forts de nombreux partisans et d’une situation géographique avantageuse, les cimarrons panaméens étaient dirigés par des hommes capables et intrépides prêts à prendre des risques importants et notamment à s’allier avec les pirates français et anglais. La période la plus violente de leur histoire se situe entre 1549 et 1582, période marquée par un conflit permanent avec les autorités espagnoles. La soumission des cimarrons de Vallano en 1582 mit un terme à cette lutte avec un accord de paix qui leur reconnaissait leur liberté. À partir de cette date, le mouvement cimarron organisé disparut de l’isthme de Panama, mais la résistance des esclaves et les cimarrons continuèrent d’exister durant toute la période coloniale [5]

Les rébellions d’esclaves noirs commencèrent très tôt dans l’isthme de Panama. Au début de la période de colonisation, on a eu besoin d’un gros apport de main-d’œuvre noire pour remplacer une population indienne dont le nombre diminuait. Des esclaves noirs en grand nombre furent importés pour travailler dans les mines d’or, la pêche perlière, sur les chantiers de construction et chez des éleveurs de bétail. La première mention d’une rébellion d’esclaves remonte à 1525. Cette année-là, le gouverneur Pedrarias informa le roi que des esclaves noirs s’étaient soulevés dans la ville de Panama et avaient trouvé refuge dans la campagne, où ils avaient attaqué des exploitations agricoles et des fermes d’élevage. Comme la municipalité manquait d’argent pour pouvoir payer une force militaire en mesure de battre et capturer les insurgés, tous les propriétaires d’esclaves de la ville s’entendirent pour en assumer eux-mêmes le coût. Pedrarias fut un des principaux donateurs, avec une contribution de 20 pesos [6].

Bien que la révolte fût matée et que ses acteurs fussent exécutés, le danger subsistait. Il s’accrut en proportion de l’essor du commerce d’esclaves africains, qui eut pour conséquence une augmentation de la population d’esclaves noirs dans l’isthme. Celle-ci finit par l’emporter sur le nombre de colons espagnols à plusieurs endroits, notamment dans la ville d’Acla, sur la côte atlantique, où l’exploitation des mines d’or rendit nécessaire l’emploi d’une importante main-d’œuvre noire. Cette localité fut le théâtre d’un autre soulèvement en 1530. Aidés par l’effet de surprise et par leur supériorité numérique, les esclaves des mines tuèrent leurs patrons avant de s’évanouir dans la nature. Ils trouvèrent refuge dans la colonie abandonnée et en ruines de Santa María la Antigua sur la côte occidentale du golfe d’Urabá, où ils fondèrent le premier palenque de l’isthme de Panama. En 1532, lors d’une attaque lancée contre eux, une troupe espagnole commandée Julián Gutiérrez massacra la plupart des habitants et s’empara de quelques autres, qui furent ensuite châtiés. Quelques survivants s’enfuirent dans la jungle, où ils continuèrent de vivre en hommes libres [7].

La destruction du palenque d’Acla fut suivie, un an plus tard, par un soulèvement avorté dans la ville de Panama. Influencés par les événements d’Acla, des esclaves, dont ceux du gouverneur Francisco de Barrionuevo et d’autres dignitaires, organisèrent une conspiration pour s’enfuir à Acla et créer un nouveau palenque avec le concours des cimarrons qui restaient dans la région. Sous la conduite d’un esclave dénommé Damián, ils montèrent un plan pour incendier la ville et les fermes d’élevage des environs. Le complot fut dénoncé et ses acteurs sévèrement punis [8].

Les mouvements d’Acla et Panama furent le prélude à une grande révolte de cimarrons qui commença en 1549. Elle avait à sa tête un certain Felipillo, ladino (esclave hispanophone) capitaine d’un bateau de pêche perlière dans l’archipel des Perles au large du Panama dans l’océan Pacifique. Avec d’autres esclaves issus des compagnies perlières et des fermes d’élevage de bétail voisines, les rebelles gagnèrent les parties les plus reculées du golfe de San Miguel, où ils essayèrent de recréer leur mode de vie africain. De là, ils lancèrent une suite d’attaques contre les Espagnols de la région. Deux ans plus tard, ils furent surpris par une troupe de soldats venue du Panama sous la conduite du capitaine Francisco Carreño, qui mit le feu à leurs habitations et détruisit leurs récoltes. Felipillo et 30 de ses compagnons furent capturés et emmenés à la ville de Panama pour être exécutés, tandis que les autres cimarrons furent vendus comme esclaves par le gouverneur à son profit [9].

L’élimination du palenque de Felipillo ne mit pas un terme au mouvement des cimarrons sur la côte pacifique. Ceux qui avaient pu s’échapper retournèrent dans la même région, mais dans un secteur plus isolé, pour construire un autre palenque. Dans le même temps, sur la côte atlantique, des bandes de cimarrons étaient actives dans la zone située entre le fleuve Chagres et la péninsule de San Blas. Enfin, près du golfe d’Urabá, il existait un autre palenque composé des rescapés de la colonie démantelée à Acla [10].

Au milieu du XVIe siècle, les cimarrons avaient progressé en nombre et intensifié leur action. Près de Nombre de Dios, 800 cimarrons aidés par des Indiens qui s’étaient ralliés à eux d’une manière spontanée ou sous la contrainte attaquaient et tuaient les voyageurs qui empruntaient la route entre Nombre de Dios et Panama et s’emparaient des marchandises qu’ils transportaient avec eux. En 1554, par exemple, ils massacrèrent huit commerçants, dont le fils d’un riche négociant sévillan du nom de Gonzalo Jorge, qui se trouvait au Panama en qualité d’agent de son père. Il appartenait à l’une des familles de marchands converso [11] les plus influentes de Séville [12].

Durant ces mêmes années, un nouveau chef s’imposa pour fédérer tous les cimarrons de la côte atlantique. Dans les sources que l’on possède, Bayano – c’est ainsi qu’on l’appelait – est décrit comme un bel homme de forte constitution, très « hispanicisé » – sachant, autrement dit, se faire comprendre en espagnol – et qui occupa probablement un poste assorti d’un certain pouvoir sur sa terre natale. Ses partisans le servaient et le considéraient comme un roi, et il les gouvernait comme tel, obtenant d’eux qu’ils lui obéissent, qu’ils le craignent et qu’ils suivent ses ordres.

Les Espagnols eux-mêmes l’appelaient « le roi noir Bayano ». Il fut bientôt rejoint par quelque 1 200 hommes et femmes, avec qui il mena une longue suite de campagnes contre les Espagnols [13].

Le palenque de Bayano était bâti au sommet d’une colline élevée et très pentue au cœur d’une jungle dense et montagneuse qui le protégeait sur le flanc atlantique. Des deux côtés de la colline, deux routes étroites avaient été taillées dans le rocher et menaient à des entrées renforcées par de solides palissades. Les habitations des cimarrons se trouvaient dans la partie supérieure de la colline. Entre les habitations, ils avaient creusé de profonds silos dans lesquels ils stockaient leur nourriture. Le roi Bayano et ses guerriers vivaient dans cette forteresse impénétrable, et c’est de là qu’ils partaient pour attaquer les Espagnols sur les routes et les cours d’eau, et aux alentours de Nombre de Dios et de Panama. Ils disposaient aussi d’une autre cache dans la jungle, où ils mettaient à l’abri femmes, enfants et vieillards. Les Espagnols ne purent jamais la trouver jusqu’à leur victoire sur Bayano [14].

Le gouverneur du Panama Alvaro de Sosa (1553-1556) lança contre Bayano à partir de 1553 trois expéditions militaires, qui échouèrent toutes. L’une d’elles, dirigée par Gil Sanchez, parvint à la zone dominée par les cimarrons et se retrouva face à Bayano, qui emporta la bataille et tua le commandant de la troupe. Seuls quatre soldats échappèrent à la mort. Une autre expédition, commandée par le même capitaine Francisco Carreño qui avait détruit le palenque de Felipillo, réussit à capturer Bayano, avant de l’emmener à Nombre de Dios [15].

Les représentants de la royauté dans l’isthme ne disposaient pas d’effectifs ni de moyens suffisants pour combattre efficacement le problème des cimarrons. Presque tous les habitants de Nombre de Dios et de Panama étaient des marchands, et la majorité d’entre eux étaient nés à Séville. Beaucoup exerçaient la fonction d’agent pour des sociétés de commerce de cette ville et n’habitaient dans l’isthme qu’à titre temporaire. Aucun n’avait la capacité ni la volonté de combattre les cimarrons, ni de participer au financement d’une campagne militaire contre eux. Mis devant les faits, le gouverneur Alvaro de Sosa opta pour la solution de la conciliation. Il rendit la liberté et accorda son pardon à Bayano, mais rien n’y fit. Les cimarrons continuèrent leurs incursions, en se montrant plus arrogants et audacieux que jamais [16].

Le combat contre les cimarrons ne pouvait aboutir à un succès que s’il était mené par des troupes expérimentées financées à l’aide de fonds issus des caisses de la royauté et destinés à cette fin. En 1556, le marquis de Cañete traverse l’isthme pour prendre ses fonctions de vice-roi du Pérou (1556-1561). Informé de la situation dangereuse qui règne dans la région, il décide de sortir 30 000 pesos des caisses du royaume, dont une moitié pour faire la guerre aux cimarrons et l’autre moitié pour bâtir une forteresse destinée à protéger la côte atlantique. Il nomme le capitaine Pedro de Ursúa général d’une force expéditionnaire contre les cimarrons. Ursúa, natif de la Navarre, est un soldat compétent et expérimenté. Il a participé à la conquête de la Nouvelle-Grenade, où il s’est rendu célèbre par ses batailles contre les Indiens muzos et où il a fondé la ville de Pamplona. Lorsqu’il rencontre le Marquis de Cañete, il se trouve au Panama et se prépare à gagner le Pérou. Le marquis de Cañete le persuade de mener campagne contre les cimarrons et il accepte la charge qui lui est confiée [17].

Le recrutement de soldats pour l’opération commença immédiatement mais, du fait des risques et des difficultés associés à l’entreprise, Ursúa s’aperçut bientôt que personne ne serait disposé à s’enrôler, quel que soit le prix. Tout le monde pensait qu’une participation à cette guerre était synonyme d’une mort certaine. Le marquis de Cañete trouva finalement une solution. À l’époque, un groupe de participants à la rébellion avortée de Francisco Hernández Girón au Pérou (1553-1554) s’était réfugié dans l’isthme. La plupart d’entre eux étaient emprisonnés à Nombre de Dios et d’autres en liberté provisoire, mais tous vivaient dans la crainte d’être condamnés aux galères ou exécutés. Le marquis de Cañete se rendit en personne à la prison de Nombre de Dios et offrit aux prisonniers deux options : soit se battre contre les cimarrons, soit passer devant un tribunal militaire. Quant aux hommes restants, il les rassembla et les remit à Ursúa, et celui-ci les répartit, avec quelques autres qui s’étaient déclarés volontaires, encouragés par la tournure des événements, en unités militaires régulières, à la façon d’une véritable armée [18].

Tandis qu’Ursúa préparait son expédition contre eux, les cimarrons intensifièrent leurs attaques sur la route entre Nombre de Dios et Panama. Deux convois de mulets chargés de vêtements et de marchandises d’une valeur de 4 000 pesos furent assaillis par une bande de cimarrons, qui se débarrassèrent du petit nombre de gardes qui les accompagnait. Quelques jours plus tard, quelques cimarrons revinrent chercher ce qui restait du butin mais, le temps ayant passé, les autorités avaient été informées de ce qui était arrivé. Des soldats placés sous le commandement de Pedro de la Fuente et cachés dans les fourrés les attendaient. Au terme d’un bref échange, les cimarrons s’avouèrent vaincus et se dispersèrent. Quelques-uns furent pris et emmenés à Nombre de Dios. Tous furent exécutés sauf un qui accepta de servir d’informateur et de fournir des renseignements sur le nombre de cimarrons et leurs caches [19]. En octobre 1556, Ursúa et sa force expéditionnaire d’environ 40 hommes se rendent par voie terrestre de Nombre de Dios au palenque de Bayano qui, selon l’informateur, se situe plus loin sur la côte mais un peu à l’intérieur des terres. Un groupe plus petit de 30 hommes dirigé par Francisco Gutiérrez, commandant en second, quitte Nombre de Dios par la mer avec les provisions et munitions nécessaires. Après quatre jours de navigation, il jette l’ancre sur un récif afin d’y attendre l’arrivée d’Ursúa et du reste de la troupe. De là, le groupe au complet longe la côte, traverse marécages, forêts et montagnes pour atteindre, quelque 25 jours plus tard, le repère de Bayano.

Un camp fut monté non loin de sa forteresse. Ursúa, comprenant qu’il ne pourrait la prendre de force, décida de recourir à la duplicité et la supercherie. Il ordonna à Gutiérrez de retourner chercher à Nombre de Dios des vêtements et d’autres denrées qu’il offrirait aux cimarrons pour les rallier à lui, ainsi que du poison qu’on utiliserait quand l’occasion se présenterait. En même temps, Ursúa proposa de rencontrer Bayano en personne pour discuter d’un règlement à l’amiable. Bayano accepta et Ursúa réussit à le convaincre qu’il avait le pouvoir de négocier un accord aboutissant à la division du territoire en deux parties distinctes et indépendantes, une pour les Espagnols et l’autre pour les Noirs, dont Bayano ferait son royaume [20].

Il s’ensuivit une période de fraternisation entre les soldats espagnols et les cimarrons au cours de laquelle les hommes se livraient à des concours sportifs, de chasse et de pêche. Ursúa attendait simplement l’occasion de mettre à exécution ses projets réels. Avec le temps, le poison avait perdu de sa force, et il fallut envoyer Gutiérrez à Nombre de Dios pour se réapprovisionner. À son retour, Ursúa décida d’organiser une fête ostensiblement en l’honneur de Bayano et des siens, fête au cours de laquelle le poison mélangé au vin leur serait servi. Avant de passer à l’acte, Ursúa jugea bon de justifier son plan auprès de ses soldats. Il les réunit pour leur expliquer qu’il n’existait pas d’autre issue possible parce qu’on ne pouvait prendre la forteresse par des moyens militaires. Il prétendit que, les cimarrons étant des esclaves en fuite, on était en droit de les capturer pour les rendre à leurs propriétaires. Non seulement ils s’étaient rebellés contre leurs maîtres légitimes mais ils avaient osé créer une entité indépendante avec un roi à sa tête. En outre, la plupart d’entre eux avaient été baptisés et étaient des sujets de l’Église catholique romaine, mais avaient abandonné leur foi et commencé à pratiquer des rites anciens. De l’avis d’Ursúa, cela suffisait à écarter tout scrupule et à mettre son plan en œuvre sans que l’honneur de ses soldats ait à en souffrir. Comme les cimarrons avaient quitté l’Église et étaient donc des apostats, ses troupes pouvaient sans remords briser la trêve et les promesses faites. C’est ainsi qu’il parvint à convaincre les soldats qu’ils pourraient capturer les cimarrons par traîtrise et les tuer en simulant une trêve et en leur promettant la paix et l’amitié.

Bayano et 40 de ses principaux capitaines assistèrent à la fête, où ils burent et mangèrent autant qu’ils purent. Ils furent intoxiqués mais, le poison n’ayant pas eu l’effet escompté, les capitaines et Bayano furent invités dans la maison d’Ursúa où on leur offrit d’autres vêtements et de nouveau du vin empoisonné. La plupart des cimarrons commencèrent à rentrer au palenque tandis que Bayano et quelques-uns de ses proches restèrent sur place, un peu hébétés mais résistant toujours au poison. Ursúa jugea alors nécessaire de prendre d’autres mesures. Il ordonna aux soldats de se saisir de Bayano et de ses compagnons. Le poison avait commencé à produire ses effets et les soldats réussirent à encercler et capturer Bayano et les autres dans l’incapacité de fuir. Les Espagnols traînèrent au sommet de la colline les corps inertes des cimarrons et arrivèrent à la forteresse, où ils trouvèrent les portes ouvertes. Le palenque et une partie de ses occupants tombèrent entre leurs mains, plusieurs femmes, enfants et vieillards n’ayant pu résister ni s’enfuir. Les plus forts et les plus habiles s’échappèrent dans les montagnes.

En captivité, Bayano fut une nouvelle fois berné par Ursúa ou bien, plus probablement, il tenta de sauver sa vie. Ursúa lui promit en effet que, s’il parvenait à convaincre les cimarrons qui s’étaient enfuis dans les montagnes de revenir, il serait libéré et conserverait son titre de roi. Une ville serait construite dans la région de Nombre de Dios pour lui et son peuple où ils pourraient vivre en hommes libres. Bayano acquiesça à ce plan et appela ses partisans en fuite à rentrer au palenque, ce que firent la plupart d’entre eux. Après avoir passé encore deux mois au palenque, Ursúa entrepris son retour. Il amena Bayano et le reste des cimarrons qui accompagnèrent leur roi sur le chemin du retour à l’esclavage. La capture de Bayano mit un terme à une lutte de six années contre lui et ses partisans cimarrons.

À la fin de 1558, Ursúa quitta le Panama pour le Pérou, où il remit un rapport de sa mission réussie au marquis de Cañete. Il avait amené avec lui Bayano comme trophée de guerre. Pour le récompenser, le marquis de Cañete lui confia le commandement d’une expédition chargée de trouver l’Eldorado, terre d’un roi mythique couvert d’or qui résidait au cœur de la jungle amazonienne. Au cours de ce voyage, Ursúa fut assassiné et le tristement célèbre Lope de Aguirre lui succéda aux commandes [21].

S’agissant du sort de Bayano, il existe plusieurs versions. Selon la majorité des commentateurs, dont le père Aguado et Garcilaso de la Vega, el Inca, le marquis de Cañete l’exila en Espagne, à Séville, où il vécut en otage perpétuel, et aux frais de la royauté jusqu’à sa mort. Les autres cimarrons, c’est-à-dire ceux qui ne furent pas récupérés par leur maître durant une période de quatre mois, furent déclarés esclaves du roi puis remis, en reconnaissance de leurs bons et loyaux services, à Ursúa et à ses soldats, qui purent en disposer à leur guise. Il était toutefois stipulé qu’ils devraient être dispersés et vendus hors de la région pour éviter qu’ils se rassemblent un jour de nouveau.

Lire la deuxième partie du texte dans le numéro d’avril.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3230.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (anglais) : « Black Rebels : The Cimarrons of Sixteenth-Century Panama », The Americas, vol. 64, n° 2, octobre 2007, p. 243-266.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1Les esclaves noirs fugitifs qui étaient appelés cimarrons dans les colonies espagnoles, étaient nommés marrons, ou nègres marrons, dans les colonies françaises.

[2Les coupures sont indiquées par […].

[3Cime renverrait aux endroits reculés où les fugitifs trouvaient refuge, souvent dans les hauteurs. « Marron » a d’abord été utilisé pour désigner les animaux domestiques retournés à l’état sauvage – le transfert de l’adjectif du monde animal aux esclaves est révélateur du regard porté par les colons sur leurs esclaves… – note DIAL.

[4Garcilaso de la Vega, el Inca, Historia General del Peru, deuxième partie des « Comentarios Reales de los Incas », III (Buenos Aires : Emcee Editores, 1944), livre 8, chapitre 3, p. 191 ; Carlos Federico Guillot, Negros rebeldes y negros cimarrones (Buenos Aires : Farina Editores, 1961), p. 38.

[5Mena García, La sociedad de Panama en el siglo XVI (Sevilla : Diputacion Provincial de Sevilla, 1984), p. 400-401. Pour le mouvement cimarron en général dans les Amériques coloniales, voir Richard Price, Maroon Societies : Rebel Slave Communities in the Americas (Garden City, New York : Anchor Press, 1973).

[6Pablo Alvarez Rubiano, Pedrarias Dávila (Madrid : CSIC, 1944), p. 613.

[7Mena García, La sociedad, p. 402-403 ; Guillot, Negros, p. 137.

[8Mena García, La sociedad, p. 404-405.

[9Fray Pedro de Aguado, Historia de Venezuela, édition de Jerónimo Becker, III (Madrid : Imprenta y Editorial Maestre, 1950), livre 9, chapitre 13, p. 195.

[10Guillot, Negros, p. 140.

[11Juifs ou Musulmans convertis à la religion catholique en Espagne ou au Portugal, particulièrement au XIV et XVe siècle – note DIAL.

[12Carol F. Jopling, éd., Indios y negros en Panama en los siglos XVI y XVII ; selecciones de los documentos del Archivo de Indias (South Woodstock, Vermont : Plumstock Mesoamerica Studies, 1994), doc. 116. La date de parution figurant sur le document est incorrecte puisque celui-ci fait référence à des événements survenus en 1554. Concernant la famille Jorge, voir Ruth Pike, Aristocrats and Traders : Sevillian Society in the Sixteenth Century (Ithaca : Cornell University Press, 1972), p. 106-107.

[13Aguado, Historia, III, livre 9, chapitre 11, p. 170 ; Mena Garcia, La sociedad, p. 415.

[14Aguado, Historia, III, livre 9, chapitre 12, p. 180-181.

[15Aguado, Historia, chapitre 13, p. 195 ; Mena Garcia, La sociedad, p. 417 ; Guillot, Negros, p. 143.

[16Aguado, Historia, III, livre 9, chapitre 13, p. 195 ; Guillot, Negros, p. 143 ; Mena Garcia, La sociedad, p. 242.

[17Roberto Levillier, éd., Gobernantes del Perú, Cartas y papeles, siglo XVI, documentos del Archivo de Indias, II (Madrid : Sucesores del Rivadeneyra, 1921), p. 470-471 ; Garcilaso de la Vega, el Inca, Historia General, III, livre 8, chapitre 3, p. 190.

[18Levillier, Gobernantes, I (1921), p. 263 ; Garcilaso de la Vega, el Inca, Historia General, III, livre 8, chapitre 3, p. 190.

[19Aguado, Historia, livre 9, chapitres 9-11, p. 158-169.

[20Les paragraphes qui suivent sont inspirés d’Aguado, Historia, livre 9, chapitres 11-13, p. 171-194.

[21Sur l’expédition de Pedro de Ursúa pour trouver l’Eldorado, voir Aguado, Historia, III, livre 9, p. 157-193.

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