Accueil > Academia > CUBA - Éducation et valorisation dans l’économie cubaine (1959-2006)
CUBA - Éducation et valorisation dans l’économie cubaine (1959-2006)
Philippe Bayart
lundi 16 février 2009, mis en ligne par
Résumé :
Notre réflexion dans un article précédent avait conduit à remettre en cause l’approche néo-classique pour expliquer la croissance cubaine avec le facteur « capital humain ». Nous avions souligné que le processus éducatif ne doit pas être envisagé comme un phénomène purement quantitatif dans le cadre de structures socio-économiques figées. L’éducation cubaine doit au contraire être analysée comme un moyen d’action délibérée sur les structures économiques et sociales. L’objectif de l’article est ici de préciser les contingences socio-historiques de la révolution qui révèlent une causalité opposée à celle généralement retenue par le concept de « capital humain », c’est-à-dire : la croissance vers un développement d’un savoir accumulé collectivement et de contenu essentiellement social. Le sens de cette relation implique des dynamiques particulières de complémentarité, mais nous constatons certaines contradictions entre le processus éducatif et le système productif et social face au développement du pays. Nous avons axé notre analyse sur le plan suivant. La première partie investit la période d’édification du système éducatif national et les grandes transformations structurelles opérées avec la révolution (1959-1989). La seconde partie met en lumière les changements éducatifs récents face au processus inédit d’ajustement économique imposé par la crise à partir de 1990.
Mots clés : formation sociale, processus éducatif, transformation structurelle, ajustement économique.
Philippe Bayart est docteur d’État ès sciences économiques, membre associé au laboratoire MATISSE Panthéon-Sorbonne (Email : bayart.p[AT]wanadoo.fr).
Summary :
Our thinking in a preceding article had resulted in calling into question the neo-classic approach to explain human capital as factor of growth. We stressed that the educational process should not be considered as a purely quantitative phenomenon within the framework of fixed socio-economic structures. Cuban education must on the contrary be under consideration like means of action deliberated on the economic and social structures. The objective of the article is to specify the socio-histories contingencies of the revolution which reveal a causality opposed to that generally retained by the concept of “human capital”, i.e. : growth towards a development of a collectively accumulated knowledge and primarily social contents. The direction of this relation implies the particulars dynamics of complementarity, but we note certain contradictions between the educational process and the productive and social system towards the development of the country. We based our analysis on the following plan. The first part invested the period of construction of the national education system and the great structural transformations operated with the revolution (1959-1989). The second part clarifies the recent educational changes with the new process of economic adjustment imposed by the crisis since 1990.
Key words : social formation, educational process, structural transformation, economic adjustment.
I – Processus d’accumulation collectif du savoir et valorisation dans la construction de l’économie socialiste
a.- L’apport historique : les séquelles socio-économiques de la période pré-révolutionnaire
Pour mieux comprendre les origines de l’édification du système éducatif national et mesurer la pression sociale et politique qui a forcé le passage d’une éducation réservée à une élite à un système d’éducation de masse, il convient de rappeler certains référents historiques. L’introduction du savoir de manière a-historique dans l’économie de l’éducation néglige bien souvent beaucoup de thèmes abordant le savoir dans sa globalité. La production de connaissances est en effet un processus complexe qui dépend de l’action des institutions, des rapports sociaux, de l’histoire et des conditions économiques.
Nos travaux ont mis en évidence le caractère « exogène » de l’École pré-révolutionnaire, héritière des systèmes scolaires colonial espagnol et néo-colonial états-unien (Bayart, 2008). Les raisons du développement « freiné » de l’éducation, de la reproduction des inégalités – sexuelles, sociales, ethniques et régionales – se sont cristallisées sur le « fait racial ». La hiérarchie socio-raciale fut en effet un principe clé des politiques libérales qui cherchaient à minimiser toute mobilité d’ascension sociale et toute opportunité d’éducation « évoluée » des populations « de couleur ». De fait, l’École a été liée étroitement à l’existence du système esclavagiste durant l’époque coloniale (1510-1898) et à la mécanique complexe de dépendance néo-coloniale (1899-1958). L’éducation n’a pas été neutre dans ces deux contextes, elle a agi systématiquement comme un instrument servant à maintenir l’infrastructure économique coloniale ou néo-coloniale dont elle était issue. La spécialisation dans la production de sucre au travers d’une stratégie d’insertion internationale qui a placé Cuba en position « dominée » a eu pour effet de limiter tous les efforts d’émancipation des populations subalternes. L’élite locale représentée, entre autres, par les propriétaires des sucreries, placée le plus souvent sous le contrôle de groupes financiers extérieurs à l’île, était étroitement solidaire de l’économie du pays d’où provenait ce capital. Quand il s’agissait de remettre en question le lien entre appartenance ethnique et hiérarchie socio-économique par des réformes sociales généreuses et démocratiques, il fallait veiller à ne pas porter atteinte à la stabilité de l’appareil productif sucrier, d’où l’existence de « blocages chroniques » de la formation sociale et du développement éducatif [1]. Le passage de l’éducation coloniale à l’éducation néo-coloniale se fit donc sans grands changements en profondeur, sous le contrôle d’une nouvelle puissance étrangère, imposant une éducation « exogène », fidèle aux valeurs états-uniennes, dans une dynamique expansive sur le plan quantitatif, mais déficiente dans ses aspects qualitatifs. L’interventionnisme états-unien a donc généré le renouvellement d’une structure économique et politique qui rendait impossible l’émancipation du champ éducatif dans la société sous toutes ses formes, notamment au travers d’un projet de création d’un système d’enseignement national et indépendant.
Le processus de transformation sociale s’est « libéré » avec la révolution de 1959. Le caractère socialiste de la révolution a abouti à la refondation totale de la structure de la formation sociale avec des caractéristiques particulières pour le développement éducatif : son caractère gratuit, universel, massif, et le fait que le problème de la formation et du développement soient particulièrement imbriqués l’un à l’autre. L’apprentissage des valeurs révolutionnaires d’égalité et d’équité afin d’éduquer les hommes vers le modèle socialiste d’ « homme nouveau » a été fondamental dans la recherche d’une éducation de type « endogène » – i.e. fondée sur les besoins réels du pays et élaborée par des institutions nationales. L’éducation n’a pas seulement conduit à l’intégration sociale, elle a été à l’origine de nouvelles mobilités professionnelles vers des métiers dits « intellectuels » (médecine, professorat) et de nouvelles motivations « extra-économiques », portant assentiment à l’internationalisme (solidarité avec les pays socialistes, mobilisation collective, conscience socialiste…). De là, l’intérêt de montrer que la réduction du phénomène éducatif cubain au concept de « capital humain » est une lacune majeure (cf. Alhama, 2004) [2].
b.- Les rapports dialectiques entre la production économique et la formation sociale (1959-1989)
Le cas spécifique du développement éducatif cubain apparaît comme un terrain d’observation et d’expérience privilégiée pour l’analyse de la relation production économique – formation sociale. Le projet de développement du pays apparaît lié, dès le départ, aux capacités de financement tirées directement ou indirectement du secteur sucrier. L’État socialiste mobilise fortement ses recettes d’exportations agricoles pour assurer le financement d’investissements industriels [3] et pour soutenir un accroissement rapide des services publics de santé, de la protection sociale et de l’éducation dans une large mesure.
Le fort développement social enregistré durant la période des années 1960, impulsé par l’effort massif d’éducation primaire et l’alphabétisation des adultes, a jeté les bases de la forte croissance économique des années 1970. L’essentiel est de saisir que l’édification du système éducatif, totalement public, s’est réalisé par une réelle programmation des objectifs et des moyens nécessaires à sa réalisation. L’expansion de l’éducation de base dès les années 1960 a été, par exemple, envisagé sans réelle articulation avec le développement économique, elle a en réalité répondu à une forte demande sociale.
Avec le processus d’intégration économique dans le CAEM (Conseil d’assistance économique mutuelle) au début des années 1970, les effets induits de l’accumulation économique affecteront directement l’éducation, par la recherche d’une articulation étroite entre le système éducatif et le processus d’accumulation matérielle. Les réformes successives de l’éducation (secondaire et supérieure) ont cherché à articuler cette expansion avec une mise en cohérence entre le développement éducatif et le processus d’accumulation opérant au sein du système économique. Avec le projet de développement socialiste de l’économie, le système éducatif s’est trouvé fortement impliqué avec l’évolution des structures productives et des besoins planifiés. Ainsi, la dimension budgétaire résumée à la part relative de la richesse nationale consacrée aux dépenses sociales et d’éducation a pris une importance croissante dans l’économie. Mais la trajectoire historique du développement éducatif de la Cuba révolutionnaire montre que la relation entre éducation et économie ne peut se réduire à une dimension quantitative. Le facteur idéologique et la légitimation politique de la dépense éducative restent très marqués dans le processus d’édification du système éducatif national. Le recouvrement de l’autonomie de la politique nationale en matière d’éducation a permis un mouvement social tiré vers le haut. Une politique de répartition égalitaire des revenus et des services collectifs – ou « consommations collectives » – a été mise en œuvre à partir de 1960. Elle était fondée sur la capacité de l’État socialiste à centraliser les revenus croissants d’une économie reposant sur l’activité sucrière et à répartir le « surproduit » de la compensation externe [4] en faveur de la formation sociale. Ces « consommations collectives » concernaient l’ensemble des dimensions de la vie humaine (culture, santé, éducation, loisirs…). Partant de là, la forte dimension humaine du développement a encouragé le gouvernement à mobiliser un nombre important de ressources pour investir dans le secteur économique procurant le plus de revenus – en l’occurrence le secteur agro-industriel sucrier –, afin de permettre de consolider les bases sociales pour l’expansion économique future :
« La conception [cubaine] de la stratégie socio-économique est fondée sur l’idée que la croissance contribue au développement, que ses résultats immédiats soient transférés à toute la population et dirigés en faveur du développement humain dans tous les secteurs sociaux » (CIEM, CITMA, 2004, p. 41).
La mobilisation par l’État des recettes d’exportation du sucre et de la forte compensation externe pour assurer le financement des programmes d’investissements sociaux a été opérée principalement durant les années 1970 (cf. Annexe, graph. I.1). La logique de redistribution du produit économique issu principalement de l’activité exportatrice sucrière en faveur de l’investissement dans l’homme a été la principale caractéristique « développementaliste » du processus d’accumulation. Certains auteurs (Marques-Pereira et Théret, 2002) utilisent le terme de « rente » extérieure dont Cuba aurait bénéficiée lors de son intégration économique au sein du CAEM. Il est certain que l’assistance du CAEM, et en particulier celle de l’Union soviétique, a été déterminante dans l’accélération du développement de la formation sociale. C’est une caractéristique qui distingue fondamentalement Cuba de la plupart des pays dits « rentiers » (ex. : cas de Algérie, cf. Bouslimani, 2004). La capacité de mobilisation par l’État cubain des fonds tirés de l’assistance soviétique pour assurer l’expansion durable du financement des programmes d’investissement social a été cruciale pour le développement. Soulignons que l’aide extérieure est arrivée postérieurement à l’édification du premier pilier fondamental du développement humain : la Campagne d’alphabétisation. Celle-ci a été réalisée sans aucun appui extérieur.
Contenue dans les années 1960-1970 autour de 2 à 4%, la part du PIB consacrée à la dépense publique d’éducation amorçait une croissance significative sur la période 1970-1980 pour atteindre un taux de 10% en 1980 (cf. graph. I.2). L’accroissement important du ratio de la dépense d’éducation sur le produit de l’économie était la conséquence d’une augmentation conjuguée du PIB, qui s’est accru, en terme réel, à un taux annuel moyen de 6,5%, et de la dépense d’éducation en valeur de 14,0% par an entre 1970 et 1980 – la dépense sociale réelle augmentant de 10,5% par an entre 1970 et 1980. Carnoy et Wertheim ont qualifié ce niveau d’investissement éducatif comme « hors norme ». Au début des années 1970, le ratio dépenses d’éducation / PIB était de 6,2%, ce qui dépassait de plus de deux points les recommandations de l’UNESCO, qui fixaient un objectif à atteindre de 4% (Carnoy et Wertheim, 1979, p. 133). Cuba dépensait en moyenne 114,4 dollars états-uniens par élève dans le primaire en 1973-74 comparé à 34,2 dollars états-uniens pour un élève du primaire au Honduras et respectivement 16,6 dollars états-uniens en Colombie en 1973 (ibid.). L’indicateur cubain de ressources allouées à l’éducation (en % du PIB) était largement supérieur aux principaux pays d’Amérique latine dès 1970, avec une très forte différence durant la décennie 1980, marquant par la même occasion une supériorité vis-à-vis des pays développés, comme les Etats-Unis (cf. tab. I.1).
Une des conséquences importantes de l’effort volontariste du gouvernement en faveur de la dépense sociale, et principalement en termes d’éducation, est l’amélioration très nette dont le système éducatif construit son produit de manière collective : programmation de l’enseignement pré-scolaire en faveur d’un meilleur développement cognitif et social des enfants en bas âge, priorité donnée à la capacitation des professeurs, développement de la « culture de masse » (création artistique, culturelle, réseaux national de bibliothèques…), activisme pédagogique avec l’implication de toute la population dans les tâches scolaires, universalisation de l’université et quasi-universalisation de l’enseignement secondaire, accessibilité des formations supérieures élargie aux femmes [5], accroissement des échanges culturels et scientifiques [6]... Ces différents piliers de la formation humaine caractérisent l’aspect multidimensionnel et qualitatif de l’éducation que recouvre le concept cubain de « développement humain intégral ». Celui-ci est largement mis en exergue par certains auteurs cubains pour pallier l’incomplétude de l’économie de l’éducation ne s’intéressant qu’au produit fini – le « capital humain » (cf. Alhama, 2004).
c.- Caractérisation de l’impact limité de l’éducation sur la production économique
Nous avons souligné précédemment la relation de causalité de la production économique vers le développement social, particulièrement l’édification d’un système d’éducation complètement nouveau, socialiste, reposant pour l’essentiel sur la construction de l’ « homme nouveau » auquel est associée l’idée de « développement humain intégral ». Vue sous l’angle de la valorisation, l’analyse de la construction du système éducatif impose de préciser le contexte économique dans lequel elle se déroule, en tenant compte des difficultés qui surgissent et des contraintes propres du développement cubain.
En choisissant d’aller plus loin que l’approche du « capital humain », on a décidé de décrire la nature de la relation entre la formation et l’économie et ce qu’elle permet de réaliser. Notre intérêt de recherche s’est porté surtout sur la question de la conception de la formation et de son organisation en relation avec l’emploi. Nous verrons que le principal problème pour le gouvernement est de faire coïncider les vocations professionnelles avec les besoins en main d’œuvre de l’économie, principalement d’origine agricole. La nature de l’emploi et son statut social, la nature du travailleur et son degré de motivation, la mobilité de la main-d’œuvre de plus en plus éduquée et continuellement réaffectée dans des secteurs où la productivité est relativement basse, constituent autant de facteurs qui peuvent remettre en cause une relation productive entre la formation et l’économie. La question centrale est de comprendre également comment la nature des rapports sociaux, les normes organisationnelles de production, la culture économique « socialiste » pourraient altérer le rapport dialectique investissement dans l’homme – développement matériel. Le manque de correspondance entre des niveaux d’éducation estimés nécessaires pour l’exécution d’un travail et les niveaux d’éducation atteints, ainsi que leurs contenus respectifs, est une piste d’exploration intéressante.
Si les grands bénéfices tirés de l’investissement éducatif en termes de qualité du processus de production et du produit lui-même sont généralement connus et mis en valeur dans les analyses, les incertitudes et les inerties qui pèsent sur la valorisation sont nettement moins précisées. Elles sont pourtant essentielles à l’analyse globale de l’éducation dans une économie, pouvant représenter une force ou une faiblesse pour le développement.
De là, notre intérêt à souligner les principales contradictions que l’on considère dommageables pour la relation éducation – production économique sur la période 1959-1989 :
La première est que les effets fortement redistributifs de l’économie vers l’expansion des services collectifs non marchands (culture, santé, éducation, loisirs…), en étendant spécifiquement l’influence au système de formation par la production dominante de qualifications à vocation « sociale » [7], ont étendu la sphère de l’économie « non productive », avec certaines distorsions apparentes comme la faible valorisation des professions manuelles par rapport aux professions intellectuelles (ex. : professeurs, médecins).
Or, l’éducation devait résoudre des problèmes économiques en termes d’adaptation aux besoins productifs dans le domaine agricole. La mobilité sociale ascendante favorisée par l’éducation a été d’une certaine manière contre-productive. Soulignons également que le manque de personnel d’encadrement et de main d’œuvre manuelle dans le secteur agricole faisait particulièrement défaut à côté d’un « surnombre » de techniciens et d’ingénieurs. La tendance à la technicisation des emplois était contradictoire avec une production agricole qui restait amplement manualisée pour le système de collecte. Paradoxalement, le secteur agricole souffrait d’un phénomène de « surspécialisation » des travailleurs. L’offre éducative est donc remise en cause et particulièrement l’absence de système dirigiste d’orientation.
La seconde contradiction a trait au mouvement de salarisation massif avec une forte prédominance du secteur étatique, générant une dynamique de création d’emplois dans le secteur des services, mais délaissant des formes d’entreprises petites (micro-entreprises privées) et moyennes non étatiques (de type coopérative) qui étaient susceptibles de valoriser un savoir-faire, notamment de contenu technique (ex. : plombier, cordonnier, électricien, réparateur d’appareils électroniques…). Le renforcement de l’étatisme économique, tel qu’il s’est architecturé à Cuba avec la révolution, et encore aujourd’hui, n’est pas compatible, à notre opinion, avec un secteur de production de biens et services de proximité opérant au niveau local et répondant à des besoins spécifiques et évolutifs… Certes, pour maintenir l’équilibre social du projet socialiste, il est nécessaire d’empêcher des dynamiques d’accumulation de capital privé, mais l’État doit susciter et encadrer parallèlement, dans le respect des ses privilèges, des initiatives locales qui n’ont pas seulement une valeur économique d’amélioration des conditions matérielles de l’existence. Ces initiatives sur le plan local peuvent contribuer à une meilleure qualité de vie.
La troisième contradiction concerne le comportement des salariés au travail qui a été déterminé par les normes organisationnelles dans les entreprises socialistes. L’orientation « culturelle » des entreprises, fondée plus sur l’incitation morale que matérielle, a induit un niveau de motivation faible des travailleurs – i.e. un travail sécurisé de faible intensité – et une certaine passivité quant à l’utilisation du potentiel éducatif donnant lieu, parfois, à un phénomène de « déqualification progressive ». Des travailleurs de mieux en mieux formés se sont contentés d’accomplir les plans, tout en évitant de prendre des initiatives ou de faire des efforts supplémentaires pour mieux accomplir les objectifs planifiés.
L’organisation du travail dans les entreprises à Cuba et dans la majorité des pays à économie socialiste était marquée par une rationalisation dans l’utilisation des moyens productifs désignée par le « taylorisme arythmique » (Urgense, 1982). Le « taylorisme » à Cuba (Selva, 1993) avait la particularité de dépendre d’un rapport salarial en contradiction avec la discipline au travail. Les postes de travail, largement standardisés et répondant à des normes fixes de production, ne recevaient pas régulièrement un flux continu en outils, en composants et en pièces détachées. D’où le terme « arythmique » du taylorisme, décrivant une combinaison inefficace de ruptures d’approvisionnement avec une présence massive de travailleurs sur les postes de travail. La productivité du travail était dans ces conditions soumise à de fortes pressions à la baisse, l’intensité et l’efficacité du travail étaient rendues difficiles, le potentiel productif généré par le contenu éducatif du travail était donc saturé.
En réalité, le système social propageait au développement des forces productives certaines contradictions, comme de multiples mesures qui augmentaient de façon disproportionnée les revenus de la population dans une vision égalitariste. La forte consommation sociale aux dépens de l’effort productif des travailleurs s’est traduite par l’apparition d’un phénomène amplifié de sous-emploi. La conséquence a été que le contenu éducatif du travail a subi une dévalorisation, n’étant plus connecté au circuit économique formel. Le processus de salarisation circonscrit dans sa forme essentiellement étatique atteignait ses limites en provoquant certaines distorsion dans la mobilité professionnelle. Il s’est produit un déplacement des travailleurs vers le secteur de l’ « inactivité réelle », c’est-à-dire une sphère du non-travail formel, regroupant des populations qui ne se forment pas, ne travaillent pas légalement et ne sont pas recensés comme chômeurs dans les statistiques officielles (cf. tab. I.3 et I.4).
Enfin, la quatrième contradiction qui est révélée est, à notre avis, la valorisation de l’effort éducatif au travers du système salarial qui, lui-même, est déconnecté du rapport de productivité. L’une des raisons au nivellement homogène des salaires, dont l’expansion de l’étatisation des emplois salariés a été son principal facteur structurant, reposait sur la volonté idéologique de réduire les écarts des salaires entre travailleurs manuels et intellectuels. En réalité, les inégalités ont diminué considérablement, mais cette structuration des salaires limitait les efforts de productivité à travers les standards de production auxquels étaient rattachées les variations de salaire. Le salaire était généralement fixe et garanti, la négociation, explicite ou implicite, entre le salarié et la direction portait sur la quantité de travail à fournir mais pas sur la rémunération. Les primes individuelles de productivité étaient quasi-inexistantes. Le travailleur pouvait donc abaisser son effort au travail et donc réduire l’utilisation du contenu éducatif propre à la qualité du travail sans sanction sur le salaire et sans menace de licenciement. Le droit « politique » au salaire, en tant que logique opposée au salaire d’efficience [8], était de fait déconnecté de l’intensité du travail et de l’effort productif fournis par le travailleur. Pour amplifier ce phénomène, de nombreuses prestations offertes aux travailleurs et à leur famille étaient gratuites ou quasi-gratuites (médicaments, soins médicaux, enseignement, transports, téléphone, loyers modérés, distribution subventionnée des produits alimentaires et de consommation courante…). L’ensemble de ces « consommations collectives », garantissant un mécanisme de stabilisation du pouvoir d’achat des travailleurs, composaient le « salaire social ». Cette part sociale étant en croissante augmentation dans le salaire jusqu’à la fin des années 1980 (représentant 51% en 1985). Nous estimons que l’effet a été contre-productif, en dégradant les niveaux d’intensité et d’efficacité au travail (cf. schéma ci-après).
II – Ajustement systémique de l’économie et transformations dans l’éducation (1990-2006)
Notre propos dans la première partie a été de mettre en valeur les dilemmes de la valorisation de l’éducation. Les conditions socio-économiques concrètes durant cette époque ont été favorables à l’apparition et la permanence d’un système de valeurs socialistes, fondé sur l’égalitarisme et la primauté du facteur social face aux intérêts individuels. Mais ces valeurs, favorables à l’édification d’un système éducatif démocratique, ont généré certains effets « contre-productifs » associés au mode de gestion en œuvre dans le système socialiste de production.
L’ampleur de la crise gravissime au début des années 1990 et de ses effets en termes de contraction économique n’a pas altéré la volonté du gouvernement de promouvoir un développement éducatif de qualité. L’institution scolaire a participé continûment au projet d’un idéal social, couplé à la valorisation d’autres représentations comme la solidarité internationale, notamment avec les pays du Sud.
Ce sont les réformes structurelles qui ont eu une influence sur la détérioration de la correspondance formation – emploi. L’articulation entre le système éducatif, sa production en termes de diplômés, et l’évolution du système productif et des formes de propriété a révélé de nouvelles « distorsions ».
a.- Les conditions « régulatrices » de l’ajustement : la préservation des acquis éducatifs
L’important développement des réformes structurelles post-crise [9] a constitué un processus inédit d’ajustement, même si le compare à d’autres expériences d’orientation et de politique similaire. L’introduction des mécanismes de marché – élément fondamental de ce processus – a été « micro-gradualiste » et contrôlée, de façon à préserver la situation sociale, le consensus politique, ainsi que la prédominance de la propriété sociale et la régulation forte de l’État grâce à l’outil de « planification » (Bayart, 2008). Le concept d’ « ajustement systémique » pour Cuba est donc plus adapté que celui généralement appelé de « transition ». En effet, le gouvernement a introduit, à des degrés divers, des modifications dans la planification centralisée, sans remettre en cause le système socialiste. En adoptant une approche comparative avec les pays dits « en transition », portant à la fois sur le rythme et la nature des réformes, nous avons mis en exergue une trajectoire cubaine de transformation socialiste conçue nationalement et tenant compte des besoins de développement du pays, malgré l’existence de pressions adverses : écroulement du socialisme en Europe de l’Est et en URSS et intensification du blocus états-unien. Ce caractère « autonome » de l’ajustement systémique du socialisme cubain a permis d’éviter de profonds bouleversements sociaux, notamment une explosion de la pauvreté et de l’exclusion comme dans l’ensemble des économies dites « en transition » (Milanovic, 1999).
À Cuba, les principes orientant la politique éducative depuis la révolution ont été inchangés : notamment l’universalisme, la gratuité et le caractère obligatoire et public de l’éducation. La préservation de ces principes soutenue par une légitimité politique forte de la dépense sociale – notamment en faveur de l’éducation – a permis la continuité du processus historique d’ « accumulation collectif du savoir » initié avec la révolution. Il n’y a pas eu de « rupture » dans la massification de l’éducation et des efforts importants en termes d’« innovations pédagogiques » [10] ont permis d’améliorer le contenu qualitatif (Bayart et alii, 2008). La tendance régressive de la production éducative, enregistrée principalement durant la période de crise économique et affectant les formations nécessaires à l’ « accumulation sociale » (professorat et médecine), ainsi que celles procurant les qualifications nécessaires à la modernisation productive et à l’accroissement des formes plus intensives de création de valeur (sciences techniques, sciences agricoles, économie), n’a été que temporaire. Le fait majeur à retenir, selon nous, est la domination continue de la production de qualifications à vocation sociale. Le volume de ces qualifications n’a d’ailleurs jamais été réellement menacé durant les années 1990 : le pourcentage de diplômés regroupés dans les enseignements de pédagogie, de médecine et des sciences sociales et humaines représentait 61,5% en 1988, 60,7% en 1994, 67,6% en 2000, 65,2% en 2004 et 72,2% en 2006 (cf. Annexes graph. II.1).
La forte reprise du volume de diplômés du supérieur dans le secteur social, dès 2000, indique la volonté politique de mener un « développement social ascendant », pour répondre à l’objectif de « culture générale intégrale » (Rodríguez García, 2006, p. 278). La « nouvelle » croissance des savoirs sociaux dans la production éducative cubaine contraste fortement avec d’autres pays, dont l’offre d’éducation supérieure, régulée par le marché, tend à s’accorder davantage avec les nécessités économiques. En particulier, la déviation révèle une faiblesse importante pour la recherche d’une base productive et exportatrice plus moderne, efficace et intensive dans l’utilisation des connaissances : la production de qualifications techniques demeure, à notre avis, en dessous d’un niveau jugé souhaitable pour une économie en pleine mutation technologique. Le comportement de l’économie est donc à même de subir la perte des éléments subjectifs de l’efficacité des qualifications techniques à l’origine de forte valeur ajoutée pour la production.
b.- Les réformes structurelles et leur impact sur la valorisation de l’éducation
Nous l’avons précisé précédemment, le fait de « réguler » socialement la crise et de répartir le coût de façon homogène dans la société permettait de garder intact le cœur du projet socialiste. Mais la transformation des forces productives était nécessaire pour relancer l’économie en favorisant l’émergence de nouveaux « agents économiques » et « espaces de marché ». De grands changements institutionnels ont eu pour fonction d’inciter la recherche de nouveaux revenus externe et interne.
La réforme de la politique monétaire a été assurément la plus importante. Avec les conditions de forte contraction économique et du renforcement du blocus, l’État a manqué de devises pour importer le combustible et les autres produits de première nécessité. Il était donc nécessaire pour le gouvernement cubain de trouver une nouvelle forme de régulation de l’activité économique grâce aux ressources externes (tourisme, envois d’argent de l’étranger…). L’État devait capter les devises. Ce qui fut réalisé à partir de 1993 en dépénalisant la possession et la circulation des devises étrangères – le peso cubain restant inconvertible –, en développant un circuit de vente officiel de produits en devises (magasin de collecte de devises ou Tiendas de Recuperación de Divisas), en favorisant les envois d’argent de l’étranger (les remesas) par l’implantation d’un réseau de guichets automatiques relié au système bancaire international et enfin, en permettant l’ouverture de comptes bancaires en devises (Escaith, 1999, pp. 62-63).
Malgré certains mécanismes de compensation intersectorielle permettant le financement des besoins sociaux de la population, la croissance des inégalités a reflété le caractère double de l’économie (secteurs émergents et secteurs traditionnels), ainsi que la circulation double de deux monnaies. Des effets négatifs associés à cette double circulation monétaire dans l’économie se sont manifestés avec des implications directes sur la valorisation de l’éducation. Pour bien comprendre ce phénomène, il est nécessaire de savoir que pour la majeure partie de la population cubaine, la crise économique s’est matérialisée par une plus grande difficulté d’acquisition des biens de consommation de base, et donc la manière la plus évidente de se procurer ces produits a été de les acheter sur les nouveaux marchés en devises, alors que la grande majorité des emplois étaient rémunérés en monnaie nationale. D’où la recherche d’emplois mieux rémunérés par les travailleurs permettant la possession de dollars, ou plus récemment de CUC [11]. Mais la plupart de ces emplois, et encore aujourd’hui, sont peu qualifiés et les rémunérations ne correspondent pas à l’apport social du travail réalisé. La double circulation monétaire a donc eu un effet désincitatif sur l’effort collectif de formation avec le risque de détériorer le niveau général de productivité.
En lien direct de causalité avec ce phénomène, la réforme structurelle permettant l’extension de l’espace destiné aux travailleurs indépendants (empleo por cuenta propria) a joué un rôle important dans la déstructuration du schéma de mobilité sociale. Les niveaux de consommation beaucoup plus élevés des travailleurs indépendants comparés aux travailleurs au service de l’Etat sont associés à des savoir-faire particuliers qui ne requièrent pas un haut degré de formation. Les emplois bien rémunérés sont généralement faiblement qualifiés et localisés dans le tourisme. Selon l’enquête menée par Peters (2002) et Mesa-Lago en 2003 (cf. tab. II.1 et II.2), la nouvelle hiérarchie sociale montre qu’un employé chargé du service de nettoyage d’une chambre de touriste peut gagner jusqu’à deux fois le salaire d’un professeur d’université. Diverses études ont confirmé que les revenus moyens des travailleurs pour compte propre, comme les loueurs de chambres aux touristes et les propriétaires de petits restaurants, sont très supérieurs aux salaires des travailleurs du secteur d’État (Ferriol, 2001 ; Espina, 2004).
Il est nécessaire de préciser l’évolution du marché du travail, en regard de l’application de ces deux réformes importantes. La crise économique a amené le gouvernement à procéder à la restructuration des emplois, ce qui a provoqué immanquablement une perte des postes de travail qualifiés et non qualifiés. Le gouvernement a souhaité protéger les revenus nominaux de l’ensemble des travailleurs rendus « disponibles » (disponibles), dans l’attente d’un processus de réintégration sur leur poste de travail. En conséquence, avec la volonté de protection sociale qui a présidé l’ensemble des réformes, et malgré une population en âge de travailler en croissance modérée, et la quasi-stabilisation de l’emploi – grâce aux mesures visant à maintenir l’emploi étatique –, le chômage est resté faible. Mais le revers de ce phénomène a été la croissance de la population économique inactive. Le degré apparemment satisfaisant du niveau de chômage et d’adaptation de la structure de l’emploi face à la crise, révèle en réalité un déplacement d’un nombre considérable de travailleurs vers des situations d’inactivité. Les conditions limitées d’accès aux emplois légaux les mieux rémunérés ne sont pas étrangères à cette situation. La conséquence a été l’accroissement du « sous-emploi ». Les phénomènes importants d’ « inactivité réelle » ou de « non-travail » liés étroitement au soutien financier de parents ou d’amis résidents à l’étranger ont altéré la reconnaissance de la qualification comme l’un des principaux critères de promotion sociale. Notre calcul révèle une croissance du volume de cette population « inactive réelle » de l’ordre d’un million d’individus durant la période de crise économique (1989-1994) (cf. Annexes tab. II.3 et graph. II.2). Beaucoup de travailleurs qualifiés sont devenus « inactifs réels ». Cela a été le cas des professeurs. Toutefois, le phénomène a été temporaire, sur quelques 7 ou 8 % d’enseignants qui avaient cessé d’exercer leur profession en 1993-94, près d’un tiers d’entre eux a réintégré l’éducation nationale dans la même année (CIEM, PNUD, 2000). Cette situation a révélé une distorsion dans la localisation des qualifications dites « intellectuelles ». Celles-ci ont été dévalorisées dans des emplois faiblement qualifiés mais mieux rémunérés (par exemple, un professeur devenant chauffeur de taxi). Les planificateurs ont souhaité réagir rapidement pour contrer ce phénomène d’ « inactivité réelle » affectant surtout la population jeune. Nous constatons en effet une corrélation inversée entre la décroissance de la population estudiantine et l’accroissement des « inactifs réels » (cf. Annexes graph. II.2).
Tenant compte d’une réduction de l’emploi qualifié et relativement bien rémunéré, l’augmentation du niveau de qualification de la main-d’œuvre plus rapide que celle de l’emploi a occasionné un « déclassement » de la main-d’œuvre (i.e. le fait de posséder un niveau de qualification a priori supérieur à celui requis pour l’emploi occupé : exemple du secteur touristique). La fragilité de la relation entre diplôme et emploi a diffusé ses contradictions dans les aspirations éducationnelles de la jeunesse, provoquant, nous l’avons vu, un relâchement temporaire dans la production d’éducation. L’enseignement du professorat a été particulièrement touché par la désaffection estudiantine.
Les difficultés d’appariement formation/emploi sont principalement liées à des « distorsions dans la localisation sectorielle des qualifications » plutôt qu’un phénomène simple de « sur-investissement » éducatif. Nous relevons que le système d’enseignement, en particulier universitaire, ne s’est pas adapté de manière efficace à la capacité d’absorption de l’économie et a continué à produire un savoir social faiblement valorisé par les changements structurels. Le secteur d’État a cessé d’être le plus attractif pour les travailleurs les mieux qualifiés par manque d’incitations salariales, d’où un « transfert » d’un fort contenu éducatif vers des secteurs mobilisant en volume des emplois peu qualifiés (ex. : tourisme). Certains programmes sociaux ont eu pour objectif de « resocialiser » les jeunes en situation de difficulté d’orientation, parfois en rupture avec le système de formation initiale. Ils ont permis de mobiliser et de valoriser les qualifications disponibles en fonction des besoins socio-économiques territoriaux. L’une des répercussions importantes de la construction dominante du lien social entre le système éducatif et la société du travail a été de générer une suraccumulation de « savoirs sociaux » dans l’économie. Le programme fondamental d’ « universalisation de l’enseignement supérieur », répondant au principe de continuité garantie des études à toute la population, a contribué à amplifier l’apport de connaissances sociales. Cette dynamique a un revers, elle accroît le degré d’inadéquation entre la production éducative et les besoins économiques dans les secteurs productifs. Elle favorise la socialisation professionnelle des qualifications aux dépens de savoirs inhérents à l’exercice de métiers plus techniques, nous pensons notamment au secteur de la production de technologies pour l’agriculture durable, par exemple. Soulignons également que l’extension des programmes sociaux conduit à dévier une part importante des forces vives du pays vers le secteur des services, alors que l’économie rencontre des difficultés permanentes à mobiliser une main d’œuvre manuelle, motivée et productive pour son secteur agricole.
Tenant compte de ces problèmes, il est permis de questionner l’incitation des agents économiques dans la transformation socialiste. La manifestation des inégalités sociales s’est traduite par une division dans la société avec le développement d’une « marque individuelle » des travailleurs pour la recherche de revenus en monnaie dont le pouvoir d’achat est plus élevé que le peso national. L’affaiblissement du pouvoir d’incitation du salaire en monnaie nationale et le développement d’activités visant à obtenir directement des devises, ou des CUC par la suite, ont altéré la productivité des travailleurs, notamment dans le secteur d’État, tout en menaçant les « valeurs socialistes ». L’influence du capital économique touristique dans l’île a eu pour effet d’accroître la crise de la société cubaine inégalitaire, et de délégitimer l’apport social du travail et l’effort d’éducation sur le plan collectif. L’application conjointe des réformes a donc mis en difficulté le système socialiste dans son ensemble. La motivation qui déstabilise le plus le système est celle des travailleurs indépendants. La répercussion négative sur les autres secteurs d’activité, et notamment le secteur d’Etat, est un moindre effort éducatif. L’enjeu pour le gouvernement cubain, qui est également l’enjeu pour toutes les économies socialistes, est de compenser la faiblesse du lien qui unit l’effort au travail et son contenu éducatif à la consommation individuelle, sans compromettre la structure égalitaire. L’objectif de récompenser les efforts de l’ensemble des travailleurs est généralement considéré comme la source principale de la supériorité du socialisme y compris en matière d’efficience. Des solutions sont envisagées, certains économistes cubains considèrent la revalorisation du salaire en monnaie nationale, comme forme principale de motivation pour l’ensemble des travailleurs (González Gutiérrez, 2006, p. 217).
Nous estimons, quant à nous, que l’individualisation de la rétribution valoriserait mieux la formation car des mêmes récompenses ne semblent pas motiver de la même façon. Chaque individu a une idée précise de ce qui constitue une juste récompense pour son travail et son effort de formation. Chaque travailleur détermine ce qui est juste en comparant ce qu’il apporte à la société ou à l’entreprise (qualification, effort, expérience) et ce qu’il reçoit (statut, salaire) à ceux que les autres travailleurs apportent et reçoivent. Il est évident qu’avec l’application des réformes structurelles, chaque travailleur a ressenti une inadéquation (en plus ou en moins) entre ses contributions, par rapport à ses récompenses, et les récompenses de ceux à qui il se compare. Le sentiment de frustration, de dévalorisation et de démotivation avec l’incidence portée sur l’effort de productivité a été l’une des conséquences vécues par les travailleurs du secteur d’État. La façon pour les planificateurs de réagir à ces inéquations se heurte évidemment à la multiplicité des comportements, différents d’un individu à l’autre.
Un moyen envisageable de rendre l’effort éducatif valorisé sur le plan économique et d’élever la productivité des entreprises serait, par exemple, de distribuer la recette des taxes sur les travailleurs indépendants d’une autre manière, plus directe et démocratique, en incitant les autres travailleurs, ceux du secteur d’État, à produire plus pour consommer [12]. L’apport social du travail réalisé investi d’un contenu éducatif relativement important serait mieux rémunéré, la condition professionnelle des travailleurs du secteur d’État revalorisée et les différences entre les agents et les groupes sociaux moins sensibles. D’où le choix crucial, à notre avis, de remplacer les différents systèmes spéciaux de stimulation par des revalorisations de la rémunération salariale en monnaie nationale. La pression sociale de la population, en intervenant plus directement dans les décisions des entreprises et des administrations par le truchement des représentants syndicaux, pourrait favoriser une meilleure gestion de la redistribution salariale dans l’objectif de performance au travail.
Conclusion
L’un des apports fondamentaux de cet article à l’analyse conventionnelle du « capital humain » est la prise en compte des effets hétérogènes de l’éducation et des mécanismes de transformation continus et mutuels existant entre le système social et le système productif. Il est en effet de plus en plus certain, au regard des contradictions observées dans l’analyse empirique, que la croissance économique cubaine a généré un contenu spécifique du développement à l’origine d’effets contradictoires dans la relation éducation – production. Celle-ci est sensiblement dépendante des comportements productifs, des méthodes de planification, des normes organisationnelles dans les entreprises, des valeurs défendues dans le modèle de société et des choix éducatifs, du type de formation sociale impliquant des rapports salariaux spécifiques… Le degré d’action de ces différents facteurs est variable, et altère différemment la valorisation économique du potentiel humain. Nous avons compris que si la discipline et la motivation de la force de travail ne sont pas suffisamment assurées, l’encastrement du produit éducatif, même de qualité élevé, dans le maillage du système socialiste de production, ne peut produire tous les résultats escomptés sur le plan économique. La difficulté majeure dans le rapport éducation/production n’a pas été de produire suffisamment de « formés » relativement aux besoins économiques, mais de répartir et d’utiliser de manière efficace le potentiel humain disponible.
La « nouvelle » mobilité sociale ascendante qui s’est opérée récemment avec les réformes structurelles, principalement dans les milieux urbains et à proximité des lieux touristiques, sans contrepartie de l’effort de travail et de formation est très problématique. Ce phénomène a altéré le processus « extra-économique » du développement, en particulier les stimulants moraux et idéologiques, dont la conscience révolutionnaire.
Nous estimons que la motivation des travailleurs et ses effets induits dans les repères socio-économiques existants (choix professionnels de la jeune génération, promotion sociale par la qualification, reconnaissance du travail qualifié…) sont au cœur du problème de la mise en valeur de l’éducation. La déficience de la motivation dans le travail, rarement documentée et étudiée dans les analyses sur le « capital humain » cubain, est de nature à bloquer toute production de valeur ajoutée potentielle des compétences. Ce phénomène est intrinsèquement lié à la « culture économique » du système socialiste : en consommant une part de la production nationale sous forme de « consommation sociale », plutôt que la rémunération liée à la productivité individuelle, le travailleur estime que sa propre performance influencera peu la production globale et par conséquent, aura peu d’impact sur sa consommation. Par effet chaîne, l’individu aura tendance à fournir moins d’effort pour se former, tenant compte des faibles perspectives de bénéfices monétaires et marchands, avec le risque de déboucher sur un compromis socialement régressif, sous-optimal. La conséquence serait d’altérer le rythme d’accumulation collective des connaissances dans la société.
Les opportunités à saisir pour tenter de mieux valoriser les acquis éducatifs sont fructueuses à Cuba (ex. : technicisation du savoir sucrier et relocalisation des qualifications productives dans le secteur biologique agricole, biotechnologie médicale et développement des pôles d’excellence scientifiques, industrie des technologies de l’information….), et quelles que soient la solution retenue et les contraintes rencontrées, nous insistons sur le fait qu’une meilleure utilisation des qualifications des travailleurs s’appuie immanquablement sur des pratiques de gestion qui reconnaissent les motivations intrinsèques des travailleurs cubains et la valeur de leurs réalisations. Le défaut de ne pas former, qualitativement et quantitativement, les ressources humaines (travailleurs, cadres dirigeants, syndicalistes…) à la logique de passage d’un travail sécurisé de faible intensité à un travail plus compétitif [13], et exigeant davantage d’effort individuel, empêche les travailleurs d’intérioriser les « nouvelles normes » productives. Le récent programme de mobilisation des masses, la « Bataille des Idées », devrait contribuer plus étroitement à cet effort. Cuba rapidement vieillissante devra absolument tirer tout le profit possible de ses ressources humaines. Selon les dynamiques de projection démographique dans les décennies à venir, la diminution du segment d’âge jeune équivaudra à moins de diplômés, et donc à une réduction du stock éducatif à valoriser dans l’économie. Le plus grand potentiel d’un pays en développement comme Cuba se situe dans sa population hautement qualifiée, il ne doit pas prendre le risque d’une déperdition du savoir.
Bibliographie
ALHAMA R. (2004), Capital humano. Concepto e instrumentación, Cuba, La Habana, IEIT.
BAYART (P.), 2008 – Éducation et valorisation à Cuba : théorie et application, Thèse de Doctorat, Economie Dir : Herrera (R.) FR, Université de Paris 1, 615 p.
BAYART (P.), HERRERA (R.) & MULOT (E.), 2008 - « Le système éducatif cubain depuis la crise des années 1990 », Revue internationale d’éducation, n°. 48, septembre.
BOUSLIMANI A. (2004),Accumulations matérielle et immatérielle. Eléments pour une discussion théorique de la relation éducation-développement. Application au cas de l’Algérie,
Colloque « Education, formation et dynamique du capitalisme contemporain », Montpellier, 24-25 juin 2004.
CARNOY, M. et WERTHEIN J. (1979), Cuba : Economic Change and Educational Reform, Washington, DC : World Bank, 118 p.
CEE (1990), Anuario Estadístico de Cuba -1989, La Habana, Cuba, Editorial Estadística.
CIEM, CITMA (2004), Investigación sobre ciencia, tecnología y desarrollo humano en Cuba 2003. La Habana : CIEM ; 2004. Nota Técnica 2.
MARQUES-PERRERA J. et THERET B. (2002), « La couleur du dollar. Enquête à La Havane », Critique internationale, n°. 17, octobre 2002, pp. 81-103.
MILANOVIC B. (1999), « Explaining the Increase in Inequality During the Transition », World Bank Policy Research Department Paper, Washington DC, Banque mondiale.
SELVA G. (1993), La población y el empleo. Nuevos comportamientos, La Habana, Cuba, INIE.
URGENSE (1982), « Un taylorisme arythmique dans les économies planifiées du centre », Critiques de l’économie politique, n°. 19.
RODRIGUEZ GARCIA R. (2006), « L’économie cubaine et le développement récent social récent » in R. Herrera (dir.) (2006), Cuba révolutionnaire – Économie et planification, tome 2, ouvrage collectif avec E. Álvarez, E. Molina, A. González, J.-L. Rodríguez et O. Martínez, Paris, Éditions L’Harmattan, collection Forum du Tiers-Monde, pp. 275-287.
MESA LAGO C. (2003), Economía y bienestar social en Cuba a comienzos del siglo XXI, Madrid, Editorial Colibrí.
ESCAITH H. (1999), « Cuba pendant la période spéciale : ajustement ou transition », Cahiers des Amériques latines, 2-3 (31-32), pp. 55-82.
PETERS P. (2002), International Tourism. The New Engine of the Cuban Economy, Lexington Institute, Lexington, MA, pp. 1-16.
FERRIOL A. (2001b), « Cuba : External opening, labor market and inequality of labor incomes » in L. TAYLOR (ed.), External Liberalization, Economic Performance, and Social Policy, New York, Oxford University Press, pp. 143-179.
ESPINA M. (2004), « Efectos sociales del reajuste económico : igualdad, desigualdad y procesos de complejización en la sociedad cubana » in O. Pérez (compilador), Reflexiones sobre economía cubana, La Habana, Editorial Ciencias Sociales, pp. 385-419.
GONZÁLEZ GUTIERREZ A. (2006), « Les défis du modèle économique cubain » in R. Herrera (dir.) (2006), Cuba révolutionnaire – Économie et planification, tome 2, ouvrage collectif avec E. Álvarez, E. Molina, A. González, J.-L. Rodríguez et O. Martínez, Paris, Éditions L’Harmattan, collection Forum du Tiers-Monde.
Annexes
[1] Quatre chiffres révèlent l’état déliquescent dans lequel se trouvait l’éducation en 1958 : un million d’analphabètes absolus, plus d’un million de semi-analphabètes ; 600 000 enfants non scolarisés et 10 000 instituteurs sans travail (Bayart, 2008).
[2] « Pourquoi nous nous référons au développement intégral de la personne ou à un concept plus historique comme le développement multifacétique de la personnalité, qui inclut des aspects non seulement techniques, mais moraux et esthétiques ? Ce développement dépend généralement de l’harmonisation des capacités et des nécessités des individus avec les possibilités qu’offre la société ; il dépend de beaucoup de la dynamique sociale de processus de formation des capacités et des nécessités de la force de travail. Le concept [capital humain] est exclusif, simpliste et élitiste, il ne tient pas compte des différentes dimensions de l’individu, ni de son développement intégral comme personne. Le concept [capital humain] devrait se référer à toute la richesse individuelle de la personne, ses connaissances, ses capacités, ses attitudes, ses valeurs, ses motivations et intérêts et aussi à son rôle dans l’activité sociale de l’organisation » (Alhama, 2004).
[3] Pour la première fois dans son histoire, Cuba parvient à mettre en œuvre une industrialisation « nationale » dans divers secteurs (nickel, agrumes, matériaux de construction, machines, produits chimiques, produits pharmaceutiques, textiles, pêche…).
[4] Elle correspond aux aides directes (dons et prêts à bas taux d’intérêt) et indirectes (avantages issus des termes de l’échange avec les pays membres du CAEM).
[5] Par leurs formations, elles étaient quantitativement très impliquées dans le secteur de l’éducation, en représentant le premier acteur de l’enseignement et de la médecine et donc la principale force humaine de l’ « accumulation sociale ». Elles comptaient en 1989 pour 100% des instituteurs pré-scolaires, 73,6% des enseignants du primaire, et 47,3% des enseignants du secondaire (CEE, 1990).
[6] Il existait une politique de redistribution internationale des bénéfices de l’effort éducatif national, en termes de mobilité internationale des enseignants, des chercheurs, des médecins et des techniciens de la santé pour aider les autres pays en développement. Les retombées sociales et économiques, externalités et impacts non visibles de cette collaboration cubaine dans les autres pays ont été très importants si l’ont tient compte que plus de 120 pays ont bénéficié de l’application du principe d’internationalisme cubain (cf. tab. I.2).
[7] L’effet d’aspiration des étudiants du supérieur vers les enseignements « sociaux » a été tel que, dans le secteur de la médecine, même si le nombre de médecins était jugé satisfaisant durant les années 1970, les étudiants continuaient à s’inscrire en nombre. Le pourcentage des étudiants diplômés du supérieur dans les seuls enseignements de la médecine et du professorat représentaient 27,6% pour l’année scolaire 1974/75, 45,1% en 1980/81 et 46,9% en 1985/86. Quand aux sciences agricoles, les données montrent une tendance globale à la baisse des étudiants diplômés (en % du total) : 16,7% en 1974/75, 9,3% en 1980/81 puis 11,2% en 1985/86. Une baisse inquiétante, bien que plus légère, est observée pour les diplômés en sciences techniques : 22,3% en 1974/75, 19,5% en 1980/81 et 18,9% en 1985/86.
[8] La théorie du salaire d’efficience se base sur l’hypothèse qu’il existe une relation croissante (dite : relation d’effort) entre le niveau de salaire perçu et le niveau d’effort offert par les salariés.
[9] L’impact de la crise – conditions drastiques de contraction économiques marquées par des fortes baisses de l’investissement et de la consommation – se fait plus durement sentir que Cuba maintenait 85% de son commerce extérieur avec le camp socialiste, dont 70%, seulement avec l’URSS. Le blocage d’un flux économique aussi important joint à celui du blocus états-unien constituait un défi majeur pour les changements substantiels à mener dans le pays.
[10] Des solutions d’urgence face à la crise ont soutenu l’effort éducatif : des programmes de formation accélérée ou d’habilitation pédagogique (formación emergente de maestros, habilitación pedagógica), le déplacement de professeurs au domicile des élèves, la mobilisation de toute la collectivité pour la protection et la formation de la petite enfance y compris, d’ailleurs, par le recours à certains programmes d’éducation informelle…
[11] Le billet vert a été remplacé par le peso convertible (CUC) le 25 octobre 2004 pour l’ensemble des transactions en espèces sur l’île. Le peso national demeure la principale monnaie, et s’échange au taux de moyen de 26 pesos pour un CUC depuis 2004. Il reste la principale monnaie pour les salaires et les dépenses de consommation. Ce qu’il convient de souligner est que les effets négatifs de la dollarisation, en termes d’incitation au travail et faible productivité dans le secteur traditionnel, subsistent, à un niveau moindre avec son équivalent actuel, le peso librement convertible (le CUC). Cette monnaie représente toujours un pouvoir d’achat plus élevé que celui du peso national (le CUP).
[12] Entreprendre une indispensable gestion des ressources humaines dans les conditions de la rentabilisation des entreprises d’Etat soulève d’autres défis latents. Le premier concerne les problèmes historiques à surmonter, comme par exemple la résilience de la culture et des comportements hérités des périodes antérieures. L’organisation du travail reste encore très marquée par une structure verticale et hiérarchique. Le rapport à la discipline, aux supérieurs hiérarchiques, au poids de l’autorité, demeure très ancré dans les comportements. Le mouvement de rentabilisation des entreprises engagées dans le « perfectionnement commercial », où est censé agir plus efficacement le levier de la gestion des ressources humaines, reste limité à un certain nombre d’entreprises. Neuf ans après l’initiation de ce processus 1988, le nombre d’entreprises approuvées pour initier le programme de perfectionnement a été multiplié par sept (797 entreprises en 2007), mais représentent seulement 29% de l’ensemble des entreprises et 25,5% de la force de travail dans le pays (Pérez Betancourt, 2007).
[13] L’environnement compétitif est entendu ici comme un environnement où l’entreprise fonctionne de manière régulière, dépendant moins de jeux d’ajustement entre le plan et la réalité. La production étant davantage en flux continu, avec l’effort d’avoir moins de pointes et de creux par l’affaiblissement des règles bureaucratiques de régulation et des difficultés de l’approvisionnement. Le souci de productivité s’exprime moins dans l’accomplissement du plan et des volumes de production à respecter mais plutôt dans la qualité des produits.