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DIAL 3344
La Grande Charte de l’écologie intégrale : clameur de la Terre, clameur des pauvres
Leonardo Boff
jeudi 15 octobre 2015, mis en ligne par
L’encyclique Laudato si’ a été rendue publique le 24 mai 2015, le jour de la fête de la Pentecôte. Dans un texte du 19 juin 2015, le Brésilien Leonardo Boff, l’un des théologiens de la libération ayant le plus évoqué la question de l’écologie dans ses travaux, commente le texte.
Avant de proposer des commentaires, il est bon de souligner quelques particularités de l’encyclique Laudato si’ du Pape François.
C’est la première fois qu’un Pape aborde le thème d’une écologie intégrale (qui va par conséquent au-delà d’une écologie environnementale) d’une façon aussi complète. Grande surprise : il inscrit le thème dans le cadre du nouveau paradigme écologique, chose qu’aucun document officiel de l’ONU n’a faite à ce jour. Il fonde son discours sur les données les plus sûres des sciences de la vie et de la terre. Il a de ces données une lecture affective (d’une intelligence sensible ou bienveillante), car il entrevoit que ces données dissimulent des drames humains et une grande souffrance, de la part de la Terre mère aussi. La situation actuelle est grave, mais le Pape François trouve toujours des raisons d’espérer et de faire confiance à la capacité de l’être humain à trouver des solutions viables. Il établit un lien avec les Papes qui l’ont précédé, Jean-Paul II et Benoît XVI qu’il cite fréquemment. Et chose absolument nouvelle : son texte s’inscrit dans le cadre d’une collégialité, car il accrédite les contributions de dizaines de conférences épiscopales du monde entier, de celle des États-Unis à celle de l’Allemagne , de celle du Brésil, de la Patagonie-Comahue, du Paraguay. Il prend en compte les contributions d’autres penseurs, comme les catholiques Pierre Teilhard de Chardin, Romano Guardini, Dante Alighieri, son maître argentin Juan Carlos Scannone, le protestant Paul Ricœur et le musulman soufi Ali Al-Khawwas. Nous, tous les êtres humains, sommes ses destinataires car nous sommes tous habitants de la même maison commune (mot très utilisé par le Pape) et nous subissons les mêmes menaces.
Le Pape François n’écrit pas en tant que Maître et Docteur de la foi mais en tant que Pasteur zélé qui prend soin de la maison commune et de tous les êtres, et pas seulement les humains, qui y habitent.
Un élément mérite d’être mis en valeur car il est révélateur de la forma mentis (la manière d’organiser sa pensée) du Pape François. Il est redevable de l’expérience pastorale et théologique des églises latino-américaines qui à la lumière des documents de l’épiscopat latino-américain (CELAM) de Medellín (1968), Puebla (1979) et Aparecida (2007) ont choisi l’option pour les pauvres contre la pauvreté et pour l’émancipation.
Le texte et le ton de l’encyclique sont typiques du Pape François et de la culture écologique qu’il a accumulée, mais je me rends compte également que de nombreuses expressions et façons de s’exprimer renvoient à ce qui se pense et s’écrit en Amérique Latine plus particulièrement. Les thèmes de « la maison commune », de la « Terre mère », de la « clameur de la Terre et clameur des pauvres », de l’« attention », de l’ « interdépendance entre les êtres », des « pauvres et fragilisés », du « changement de paradigme », de « l’être humain en tant que Terre » qui ressent, pense, aime et vénère, de « l’écologie intégrale », entre autres, sont récurrents parmi nous.
La structure de l’encyclique obéit au rituel méthodologique utilisé par nos églises et par la réflexion théologique en lien avec la pratique de la libération, maintenant assumée et consacrée par le Pape : regarder, analyser, agir et célébrer.
Il commence en révélant sa principale source d’inspiration : Saint François d’Assise, qu’il nomme « exemple par excellence de la protection de ce qui est faible et d’une écologie intégrale », et qui « a manifesté une attention particulière […] envers les pauvres et les abandonnés » (n°10 et 66).
Il commence alors par le regard : « Ce qu’il arrive à notre maison » (17-61). Le Pape affirme : « Il suffit de porter un regard lucide sur la réalité pour voir que notre maison commune est grandement détériorée » (61). Il intègre à cette partie les données les plus solides relatives aux changements climatiques (20-22), à la question de l’eau (27-31), à l’érosion de la biodiversité (32-42), à la détérioration de la qualité de la vie humaine et à la dégradation de la vie sociale (43-47), il dénonce le taux élevé d’injustice planétaire, qui touche tous les espaces de vie (48-52), les pauvres en étant les principales victimes.
Dans cette partie une phrase nous renvoie à la réflexion conduite en Amérique Latine : « Mais aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres. » (49). Il ajoute ensuite : « les gémissements de sœur terre […] se joignent au gémissement des abandonnés du monde » (53). Ceci est absolument cohérent car au début il a dit que « nous sommes Terre » (2 ; cf. Gn 2,7), tout à fait dans la lignée du grand chanteur et poète autochtone argentin Atahualpa Yupanqui : « l’être humain est Terre qui chemine, qui ressent, qui pense et qui aime ».
Il condamne la proposition d’internationalisation de l’Amazonie qui « servirait uniquement les intérêts économiques des multinationales » (38). Il dénonce avec une grande force éthique les « graves injustices, quand certains prétendent obtenir d’importants bénéfices en faisant payer au reste de l’humanité, présente et future, les coûts très élevés de la dégradation de l’environnement. » (36)
Il constate avec tristesse : « jamais nous n’avions maltraité et dégradé notre maison commune comme pendant les deux derniers siècles » (53). Face à cette offensive humaine contre la Terre mère que nombre de scientifiques ont dénoncée comme étant l’inauguration d’une nouvelle ère géologique – l’anthropocène – il déplore la faiblesse des puissants de ce monde qui, trompés, « pensent que tout peut continuer en l’état » ce qui est un alibi pour « conserver leurs habitudes autodestructrices » (59) dans le cadre d’ « un comportement qui ressemble à un suicide » (55).
Prudent, il reconnaît la diversité des opinions (nn. 60-61) et qu’« il n’y a pas une voie unique vers la solution » (60). Quoi qu’il en soit, « il est certain que l’actuel système mondial est insoutenable de divers points de vue, parce que nous avons cessé de penser aux fins de l’action humaine » (61) et nous nous enfonçons dans la construction de moyens destinés à la thésaurisation sans limites au prix de l’iniquité écologique (dégradation des écosystèmes) et de l’injustice sociale (appauvrissement des populations). L’humanité a tout simplement « trahi les attentes divines » (61).
L’urgent défi consiste donc à « protéger notre maison commune » (13) ; et pour cela nous avons besoin, selon une citation du Pape Jean-Paul II : « d’une conversion écologique globale » (5) ; « culture de protection qui imprègne toute la société » (231).
Après avoir pratiqué la dimension du regard c’est maintenant la dimension de l’analyse qui s’impose. L’analyse se présente selon deux versants, l’un scientifique et l’autre théologique.
Considérons le versant scientifique. L’encyclique consacre la totalité du troisième chapitre à l’analyse « des racines humaines de la crise écologique » (101-136). Le Pape s’y propose d’analyser la technoscience sans préjugés, ouvert à ce qu’elle a apporté de « choses réellement valables pour améliorer la qualité de vie de l’être humain » (103). Le problème n’est pas là, mais dans le fait qu’elle a pris son indépendance, a inféodé l’économie, la politique et la nature dans la perspective de l’accumulation de biens matériels (cf. 109). La technoscience découle d’une hypothèse erronée qui est « la disponibilité sans fin des biens de la planète » (106), alors que nous savons que nous avons déjà atteint les limites physiques de la Terre et qu’une grande partie des biens et services. n’est pas renouvelable. La technoscience s’est transformée en technocratie, véritable dictature à la logique de fer de domination de tout et de tous (108).
La grande illusion, aujourd’hui dominante, consiste à croire que par la technoscience on peut résoudre tous les problèmes écologiques. C’est une idée trompeuse car « elle implique d’isoler des choses qui sont toujours reliées entre elles » (111). En réalité « tout est lié » (117, 120), affirmation qui parcourt l’ensemble du texte de l’encyclique comme une ritournelle, car c’est un concept-clé du nouveau paradigme contemporain. La grande limite de la technocratie consiste à « fragmenter les savoirs et perdre le sens de la totalité » (110). La pire des choses est de « ne pas reconnaître la valeur propre de chaque être et même de nier la valeur particulière de l’être humain » (n. 118).
La valeur intrinsèque de chaque être, si minuscule soit il, est mise en avant de façon permanente dans l’encyclique (69), comme le fait la Charte de la Terre. En niant cette valeur intrinsèque nous empêchons que « chaque être communique son message et rende grâce à Dieu » (33).
La déviation la plus importante provoquée par la technocratie est l’anthropocentrisme. Ce dernier fait l’hypothèse illusoire que les choses n’ont de valeur que dans la mesure où elles rentrent dans le cadre d’une utilisation humaine, oubliant que leur existence a, en elle-même, une valeur (33). S’il est vrai que tout est lié, alors « comme êtres humains, nous sommes tous unis comme des frères et des sœurs dans un merveilleux pèlerinage, entrelacés par l’amour que Dieu porte à chacune de ses créatures et qui nous unit aussi, avec une tendre affection, à frère soleil, à sœur lune, à sœur rivière et à mère terre. » (92) Comment pouvons-nous prétendre les dominer et les considérer dans une optique étroite de domination ?
Toutes les « vertus écologiques » (88) se perdent à cause de la volonté de pouvoir comme domination des autres et de la nature. Nous vivons une angoissante « perte du sens de la vie et du désir de vivre ensemble » (110). Il cite parfois le théologien italo-allemand Romano Guardini (1885-1968), l’un des plus lus au milieu du siècle passé, qui a écrit un livre critique des prétentions de la modernité (105 note 83 : Das Ende der Neuzeit, 1950, traduction française : La Fin des temps modernes, 1950).
L’autre versant de l’analyse est de nature théologique. Une partie importante de l’encyclique est consacrée à « L’Évangile de la Création » (62-100). Il commence en justifiant l’apport des religions et du christianisme, car la crise étant globale, chaque instance doit, avec son capital religieux, contribuer au soin de la Terre (62). Il n’insiste pas sur les doctrines mais sur la sagesse présente dans les divers chemins spirituels. Le christianisme préfère parler de création au lieu de nature, car la « création a à voir avec un projet d’amour de Dieu » (76). Plus d’une fois il cite un beau texte du livre de la Sagesse (11,24) où il apparaît clairement que la « création appartient à l’ordre de l’amour » (77) et que Dieu est « le Seigneur aimant de la vie » (Sab 11,26).
Le texte s’ouvre à une vision évolutionniste de l’univers sans utiliser ce mot, il construit une périphrase lorsqu’il fait référence à l’univers « composé de systèmes ouverts qui entrent en communion les uns avec les autres » (79). Il utilise les principaux textes qui unissent le Christ incarné et ressuscité au monde et à tout l’univers, rendant la matière sacrée et avec elle toute la Terre (83). Et dans ce contexte il cite Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955 ; 83, note 53) en tant que précurseur de cette vision cosmique.
Le fait que Dieu-Trinité soit une relation de personnes divines a pour conséquence que toutes les choses en relation soient des échos de la Trinité divine (240).
Il cite le Patriarche œcuménique de l’Église orthodoxe Bartolomée pour qui « un crime contre la nature est un crime contre nous-mêmes et un péché contre Dieu » (8). D’où l’urgence d’une conversion écologique collective qui restaure l’harmonie perdue.
L’encyclique conclut avec pertinence cette partie : « cette observation de la réalité nous montre déjà en soi la nécessité d’un changement de direction […], essayons à présent de […] sortir de la spirale d’autodestruction dans laquelle nous nous enfonçons. » (163) Il ne s’agit pas d’une réforme, mais, en référence à la Charte de la Terre, de chercher « un nouveau commencement » (207). L’interdépendance de tous avec tous nous porte à « penser à un monde unique, à un projet commun » (164).
Puisque la réalité présente des aspects multiples, tous intimement liés, le Pape François propose une écologie intégrale qui va bien au-delà de l’écologie environnementale à laquelle nous sommes habitués (137). Elle couvre tous les champs, l’environnemental, l’économique, le social, le culturel ainsi que la vie quotidienne (147-148). Il n’oublie jamais les pauvres qui témoignent aussi d’une forme d’écologie humaine et sociale en faisant vivre entre eux des liens d’appartenance et de solidarité réciproques (149).
Le troisième niveau méthodologique est l’action. Dans cette partie, l’encyclique se réfère aux grands thèmes de la politique internationale, nationale et locale (164-181). Il souligne l’interdépendance du domaine social et de l’éducation avec le domaine écologique et déplore les difficultés qu’entraîne la prééminence de la technocratie, ce qui rend difficiles les changements susceptibles de réfréner l’avidité de thésaurisation et de consommation, et qui pourraient fonder un monde nouveau (141). Il reprend le thème de l’économie et de la politique qui doivent servir au bien commun et à créer les conditions de l’avènement d’une plénitude humaine (189-198). Il insiste de nouveau sur le dialogue entre la science et la religion, comme le suggère le grand biologiste Edward O. Wilson (cf. le livre The Creation : An Appeal to Save Life on Earth [La création : un appel à sauver la vie sur la Terre, non traduit], 2006). Toutes les religions « doivent chercher à prendre soin de la nature et prendre la défense des pauvres » (201).
Dans la perspective de l’action il lance à l’éducation le défi de créer une « citoyenneté écologique » (211) et un nouveau style de vie qui s’appuie sur l’attention, la compassion, la sobriété partagée, l’alliance entre l’humanité et l’environnement – car tous deux sont reliés par un cordon ombilical –, la coresponsabilité à l’égard de tout ce qui existe et vit et au nom de notre destin commun (203-208).
Enfin, le moment de la célébration. La célébration a lieu dans un contexte de « conversion écologique » (216) qui implique une « spiritualité écologique »(216). Celle-ci découle non tant des doctrines théologiques que des motivations que la foi suscite pour prendre soin de la maison commune et « nourrir une passion pour le soin du monde » (216). Semblable vécu est avant tout une mystique qui incite les personnes à vivre l’équilibre écologique, « au niveau interne avec soi-même, au niveau solidaire avec les autres, au niveau naturel avec tous les êtres vivants, au niveau spirituel avec Dieu » (210). Il apparaît ici qu’il est vrai que « moins c’est plus » et que nous pouvons être heureux avec peu.
Dans le cadre de la célébration « [l]e monde est plus qu’un problème à résoudre, il est un mystère joyeux que nous contemplons dans la joie et dans la louange. » (12)
L’esprit tendre et fraternel de Saint François d’Assise traverse tout le texte de l’encyclique Laudato si’. La situation actuelle n’est pas le signe d’une tragédie annoncée mais un défi destiné à nous faire prendre soin de la maison commune ainsi que les uns des autres. Il y a dans ce texte légèreté, poésie et joie dans l’Esprit et un espoir indestructible en ce que si la menace est grande, plus grande encore est l’opportunité de trouver une solution à nos problèmes écologiques.
Il conclut poétiquement « Au-delà du soleil », par ces mots : « Marchons en chantant ! Que nos luttes et notre préoccupation pour cette planète ne nous enlèvent pas la joie de l’espérance. »(244)
J’aimerais terminer par les paroles finales de la Charte de la Terre que le Pape lui-même cite (207) : « Faisons en sorte que notre époque soit reconnue dans l’histoire comme celle de l’éveil d’une nouvelle forme d’hommage à la vie, d’une ferme résolution d’atteindre la durabilité, de l’accélération de la lutte pour la justice et la paix et de l’heureuse célébration de la vie ».
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3344.
– Traduction d’Annie Damidot pour Dial.
– Source (espagnol) : Services Koinonia, 19 juin 2015.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.