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HAïTI - Une blessure dans la mémoire de l’Amérique latine et des Caraïbes
Sergio Rodríguez Gelfenstein
mercredi 23 novembre 2016, mis en ligne par
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17 octobre 2016.
Le mouvement d’émancipation indépendantiste en Haïti a commencé en 1790, longtemps avant celui de la majorité des colonies espagnoles d’Amérique. La Révolution française, qui avait triomphé un an avant, accorda l’égalité juridique et politique aux noirs et aux mulâtres haïtiens, mais ne proclama pas la fin de l’esclavage. Néanmoins, ces réformes ne furent pas appliquées par les Haïtiens blancs d’origine française ce qui constitua un bouillon de culture qui favorisa le déchaînement de constantes révoltes d’esclaves.
Toussaint Louverture, le plus connu de tous les militants noirs qui combattirent pour l’indépendance, se distingua par sa pensée de stratège politique, son autorité naturelle et sa vision de chef d’état. Il comprit qu’il devait s’allier d’abord avec les Espagnols pour vaincre les esclavagistes français et, après y être parvenu, il signa la paix avec le clan libéral français, ce qui l’amena à être nommé Gouverneur et Commandant des Forces armées indépendantistes françaises en Haïti. Mais la métropole ne voyait pas d’un bon œil le pouvoir qu’acquérait le leader noir et, à partir de 1798, elle tenta de rétablir la domination totale sur le territoire. Ce fut le début d’une histoire de plus de deux siècles, au cours desquels les puissances coloniales firent payer à Haïti toutes ses « audaces ». La France, parce que les Haïtiens continuèrent à lutter pour leur indépendance jusqu’à l’obtenir, le 1er janvier 1804 ; l’Espagne, parce que Haïti n’avait pas accepté sa souveraineté après avoir reçu son « aide » contre les Français ; et la Grande-Bretagne, parce que Louverture ne consentit pas à s’allier avec elle, en 1798, quand l’amiral anglais Maitland le lui proposa.
Pire encore, quand Louverture prit des mesures d’ordre économique et social, pour améliorer les conditions de vie de son peuple, Napoléon Bonaparte, au pouvoir en France depuis la fin de 1799, manifesta ouvertement son opposition en envoyant sur l’île, en 1801, une armée sous le commandement de son beau-frère, le général Leclerc, qui parvint à battre le héros haïtien.
Mais les Haïtiens ne s’avouèrent pas vaincus après l’emprisonnement, puis la mort de leur chef. Un nouveau héros, issu du peuple, Jean-Jacques Dessalines, à la tête de cent mille hommes, brandissant le drapeau rouge et noir de la liberté, conduisit Haïti à devenir la première république de Notre Amérique. Dessalines exprima sa sympathie pour les idées de Francisco Miranda et son désir d’appuyer la lutte pour l’indépendance de la région.
Un de ses successeurs, le président Alexandre Pétion, mit en pratique ces idées. À la fin des années 1815, après la défaite de la seconde république vénézuélienne, le libertador Simón Bolívar vint en Haïti dans le but de chercher de l’aide pour poursuivre les luttes indépendantistes, après avoir reconnu leur échec (pour différentes raisons), à Cartagena [1] et en Jamaïque. Avant d’arriver à Port-au-Prince, alors qu’il était à Kingston, le 19 décembre 1815, Bolívar écrit au président Pétion une lettre dans laquelle il désigne Haïti comme « l’asile de tous les républicains de cette partie du monde » ; il lui témoigne son intérêt à « connaître [son] Excellence et à lui exprimer son admiration. » lors de son prochain voyage aux Cayes, dans la région méridionale de l’île, où s’étaient rassemblés des centaines de patriotes du Venezuela et de la Nouvelle Grenade, désireux de reprendre la lutte.
Avec l’appui du président Pétion, Bolívar réussit à armer une expédition de 1000 vénézuéliens, d’autres nationalités et de 1000 Haïtiens ; il obtient, en outre, 6000 fusils, des munitions, des vivres, une imprimerie complète, sept goélettes et une importante somme d’argent. Pour cette raison, comme le rappelle l’éminent historien vénézuélien Reinaldo Rojas, Bolívar qualifia le célèbre président Pétion de « père de toutes les véritables républicains ». Nous, vénézuéliens et citoyens des pays libérés sous la conduite de Bolívar, nous devons notre indépendance et notre liberté à Haïti. Ce que nous pourrons faire pour ce pays frère sera toujours bien peu en comparaison de ce que les Haïtiens ont fait pour nous, lors d’un des moments les plus critiques de notre histoire.
Toutes ces actions ont d’abord signifié trop d’humiliations aux yeux des puissances coloniales : une révolution anti-esclavagiste, qui a ébranlé les piliers de l’Europe supposée progressiste, sous l’influence de la Prise de la Bastille, pour se prolonger ensuite par « l’exportation » de soulèvements qui faisaient trembler les bases coloniales du Vieux continent en Amérique. Jusqu’à ce jour elles ne nous ont jamais pardonné. La riposte a été de soumettre Haïti à la spoliation, la misère et l’oubli.
Dans un passé plus proche, après 29 ans de dictature impitoyable des Duvalier (père et fils), semblait se dessiner un processus de restauration démocratique qui aiderait le pays à sortir de presque deux siècles de marasme. Néanmoins, en 2004, Jean Bertrand Aristide, le premier président élu démocratiquement, a été renversé par un coup d’État fomenté avec la complicité des États-Unis et de la France, quelques mois seulement après qu’Aristide ait annoncé qu’il allait demander une réparation historique à l’ancienne métropole. La réponse de la puissance coloniale a été l’intervention militaire, soutenue par les États-Unis au Conseil de sécurité de l’ONU, qui s’est traduite par la participation de 53 pays, parmi eux, (à la grande honte de nos peuples),15 pays d’Amérique latine et de la Caraïbe, par l’intermédiaire de la mission appelée Mission de stabilisation de l’ONU en Haïti (Minustah).
Tout récemment, un groupement important d’organisations sociales de la région a envoyé une lettre ouverte au Secrétaire général de l’ONU pour « que soit reconnu l’« échec de ces stratégies et que soit mis fin à une intervention qui, depuis 12 ans, non seulement n’a pas atteint les objectifs officiellement fixés mais qui, dans nombre de cas, a contribué de façon pernicieuse à aggraver la situation ». Les « résultats de la stabilisation » sont visibles au premier regard : les conditions de vie du peuple haïtien n’ont pas été améliorées le moins du monde ».
Depuis le tremblement de terre de 2010, qui a ravagé le pays et occasionné des centaines de milliers de morts, de blessés, de disparus et un million et demi de victimes, l’aide humanitaire à Haïti s’est transformée en un énorme négoce, surtout après l’épidémie de choléra qui a touché le pays en 2014, introduite – aux dires des experts – par les membres mêmes de la Minustah. L’ONU s’est faite la complice de la continuité du pillage de Haïti, en permettant l’intervention de puissantes multinationales qui se sont réparties le pays pour des projets miniers, touristiques et agroalimentaires.
Le pays avait besoin de 310 millions de dollars jusqu’en 2017 pour éradiquer définitivement le choléra mais seul 55 millions ont été obtenus. Seuls les soutiens constants de Cuba et du Venezuela ont pu, dans une certaine mesure, former un front commun contre l’épidémie. À présent, Haïti doit affronter à nouveau les caprices de la nature : l’ouragan Matthews a causé la mort de centaines de citoyens et d’énormes dommages matériels. Les Etats-Unis et la France se sont empressés d’envoyer une aide à Haïti, équivalente à ce qu’ils dépensaient en une heure lors d’une intervention militaire en Irak. La lettre d’une citoyenne haïtienne a eu un impact sur l’opinion publique : elle en appelait à ceux qui voudraient aider les victimes de Matthew « ne donnez pas d’argent à la Croix rouge des États-Unis (ARC son sigle en anglais) ». L’information partagée par un utilisateur de twitter rappelait « ce qu’a fait cette organisation avec les 500 millions de dollars » qu’elle avait reçus pour construire des logements en Haïti après le tremblement de terre de 2010 : cet organisme n’a construit que 6 maisons sur les 700 qu’elle s’était engagée à construire.
Un autre grand gagnant du malheur du peuple haïtien a été l’ex-président des États-Unis, Bill Clinton, dont la fondation créée après son départ de la présidence en 2001, détient un capital de deux mille millions de dollars, provenant en grande part des dons de la solidarité pour « Haïti ». Clinton est devenu le grand « mécène » de la nation caribéenne, attirant des donations vers ce pays et surtout s’instituant intermédiaire pour que l’énorme quantité de vaccins nécessaires à la lutte contre les multiples épidémies qui ont ravagé Haïti ces dernières années, parvienne à sa fondation. Son épouse Hillary Clinton, lorsqu’elle était Secrétaire d’État, a favorisé ses amis ou les relations personnelles de son mari, en tant que signataires de contrats spécialisés pour acheminer « l’aide humanitaire » à Haïti. Caitlin Klevorick, assesseur de la Secrétaire d’État de l’époque, qui coordonnait les offres d’assistance reçues par la Fondation Clinton, demandait dans un courrier électronique, « que les personnes indiquent si elles étaient des amis de William Jefferson Clinton. Il est probable qu’on puisse identifier la majeure partie d’entre elles mais pas toutes » selon ce qu’a révélé, la semaine dernière, le programme de radio et télévision Democracy Now, émis depuis les États-Unis et transmis à travers plus de 900 stations de radio et de télévision du monde.
Haïti a besoin de tous, et en premier lieu de l’Amérique latine et de la Caraïbe. Il ne s’agit pas d’aumônes ni de miettes, mais bien de mettre réellement en place un processus de restauration de la normalité. Il faut pour cela non pas des « missions de stabilisation » mais une aide financière, pour construire des hôpitaux et des écoles, et des ressources pour soutenir les missions médicales et lutter contre les épidémies, ainsi que des financements pour mettre en place une économie productive. Chaque jour qui passe, alors que rien n’est fait, sera un jour de honte pour l’humanité et d’ignominie de la part de ceux qui regardent, complices, sans rien faire ou en ne faisant que très peu.
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source du texte original (espagnol) :
http://www.barometrointernacional.com.ve/2016/10/16/haiti-una-herida-la-memoria-america-latina-caribe/.
[1] « Le Manifeste de Carthagène est un document rédigé par Simón Bolívar dans le cadre des Guerres d’indépendance du Venezuela et de la Colombie, dans lequel il revient avec précision et en détail sur les causes de la chute de la Première République vénézuélienne. Le Manifeste fut rédigé à Carthagène des Indes, en Colombie, le 15 décembre 1812. Il est considéré comme le premier document important rédigé par Simón Bolívar. Parmi les nombreuses causes politiques, économiques, sociales et naturelles mentionnées par Bolívar, ressortent en particulier les 5 suivantes : l’adoption du système fédéral, que Bolívar trouve trop faible pour l’époque (car il accroît les divisions naturelles des provinces du Venezuela, certaines n’étant pas initialement favorables à l’indépendance) ; une mauvaise administration des rentes publiques ; le séisme de Caracas de 1812 ; l’impossibilité d’établir une armée régulière ; l’influence de l’Église catholique, s’opposant à l’indépendance. » Notice Wikipédia – NdT.