Accueil > Français > Amérique latine et Caraïbes > BRÉSIL - « Cette pandémie est l’expression la plus tragique de la phase (...)

BRÉSIL - « Cette pandémie est l’expression la plus tragique de la phase actuelle du capitalisme » : Entretien avec João Pedro Stedile

Erick Gimenes

lundi 20 avril 2020, mis en ligne par Pedro Picho

14 avril 2020 - Le coordinateur du Mouvement des travailleurs sans terre (MST) lance un livre sur la réforme agraire dans le monde et propose qu’au Brésil elle soit basée sur l’agroécologie.

La mort de 19 travailleurs sans terre à Eldorado dos Carajás, Pará, en 1996, a valu au mois d’avril le titre de mois de lutte pour les mouvements des campagnes. La tragédie a renforcé l’importance des mouvements paysans, en recherche d’une répartition décente des terres qui donne aux travailleurs les conditions de produire et de vivre avec un minimum de dignité. Le pas en avant jusqu’à la conquête d’une réforme agraire au Brésil n’a cependant jamais existé.

Outre le fait que le pays n’a jamais été en mesure de promouvoir la réforme agraire, le débat sur ce thème a été verrouillé du fait que les recherches et les débats ont été supprimés des livres et des universités en raison de l’imposition d’une hégémonie néolibérale, à partir des années 1990. En pensant à l’échec historique de la distribution des connaissances, João Pedro Stedile, membre de la direction nationale du mouvement des travailleurs sans terre (MST), a décidé d’écrire Experiências históricas de reforma agrária no mundo – Volume I [Expériences historiques de réforme agraire dans le monde – volume 1], publié par Expressão Popular. Dans la série de rapports sur la réforme agraire dans le monde, l’auteur cherche succinctement à faire la lumière sur les expériences des pays qui ont vécu ce processus. En montrant des exemples, Stedile souligne qu’il est impossible de vouloir copier des modèles, car chaque pays présente une corrélation de forces spécifiques et de luttes aux caractéristiques propres.

Interrogé par Brasil de Fato, le coordinateur du MST déclare que, compte tenu du moment que nous vivons, la nouvelle mission des paysans est celle de « gardiens de la nature ». Selon lui, il est nécessaire que les travailleurs de terrain se concentrent désormais sur la production d’aliments sains pour toute la société, sur la base de l’agroécologie. Pour que la réforme agraire se réalise de fait au Brésil, il est nécessaire que toutes les forces populaires de la société soient unies dans un seul but : mettre les biens de la nature à la disposition de tous sans la détruire.

Voici l’entretien dans son intégralité.

Qu’est-ce que les expériences de réforme agraire racontées dans le livre nous apprennent sur le moment présent ?

L’objectif principal de l’ouvrage est de faire connaître au public brésilien, militant ou non, quelles ont été les principales expériences de réforme agraire dans le monde, de manière succincte, avec ses principales caractéristiques. Au Brésil, en Amérique latine et dans le monde, ce type de littérature manque énormément, en particulier en raison de l’imposition de l’hégémonie néolibérale dans les universités et les éditeurs, à partir des années 1990, qui a retiré la réforme agraire de la recherche et des débats. Ainsi, je me suis consacré ces dernières années à collecter des écrits, des reportages, des textes de différentes expériences pour les systématiser.

D’autre part, motivé aussi par les débats dans les mouvements paysans en général et dans Via Campesina Internacional [1], j’ai créé ma propre systématisation, classant les différents types de réforme agraire, parmi les réformes classiques, réformistes, radicales et populaires. Dans ce premier volume, j’ai sélectionné un ou deux pays de chaque type, afin que le lecteur ait une idée générale de la façon dont cela s’est produit. Il est impossible de vouloir appliquer au présent ou de copier quelques-uns des différents types de réforme agraire, car elles sont le résultat de l’expérience historique de la lutte sociale et de la corrélation des forces qui se sont produites dans chaque pays, dans chaque société, quand elles ont été menées.

Au Brésil, nous avons essayé, à différentes périodes de notre histoire, de mettre en œuvre la réforme agraire classique, réalisée sous l’hégémonie de la bourgeoisie industrielle en d’autres pays, pour développer les forces productives capitalistes. Mais nous avons échoué à chaque fois. Nous avons eu la première occasion lors de la sortie de l’esclavage, mais nous avons refusé aux anciens travailleurs esclaves le droit d’accéder à la terre, contrairement aux États-Unis, ou à Haïti.

Ensuite, dans la phase du capitalisme industriel, à nouveau nous avons préféré adopter le système de la grande propriété d’exportation pour répondre aux besoins d’importation de la bourgeoisie industrielle. Enfin, lorsque, dans les années 1960, le modèle industriel est entré en crise, nous avons de nouveau perdu l’occasion d’une réforme agraire classique, avec la proposition de Celso Furtado, vaincu par le coup d’État militaro-entreprenarial de 1964. Après cela, nous n’avons eu que des expériences occasionnelles et partielles d’installation et non de réforme agraire approfondie.

Comment diffuser et approfondir le débat sur la réforme agraire, sur le terrain dans les campagnes, notamment dans les lieux éloignés des grands centres ?

Bien qu’il ne fasse pas l’objet du livre, le débat sur la nécessité d’une réforme agraire au Brésil passe désormais par d’autres paramètres. Par le passé, avec les propositions et les expériences concrètes des réformes agraires, qu’elles soient classiques, radicales ou réformistes, l’objectif était, d’une part, de démocratiser l’accès à la terre en tant que bien naturel pour les masses laborieuses, et donc de garantir le droit à la terre pour qui y travaille, ce fut le grand drapeau popularisé par la révolution mexicaine avec Emiliano Zapata. D’autre part, c’était pour générer un grand marché interne de consommation, notamment une partie des masses paysannes, en les insérant dans la production de biens pour le marché, donc de marchandises et, avec cela, développer les forces productives internes et le capitalisme industriel.

Or, les paradigmes à résoudre par la réforme agraire sont de nature différente. La bourgeoisie n’a aucun intérêt à démocratiser le droit à la terre, pas plus que le capitalisme n’a besoin des paysans. Donc, ce qui est à l’ordre du jour maintenant, c’est la production d’aliments sains pour l’ensemble de la société basée sur l’agroécologie, la manière d’utiliser les biens de la nature (terre, eau, biodiversité, minéraux, énergie) afin qu’ils soient à la disposition du bien commun et de toute la société et, avec cela, la nouvelle mission des paysans doit être celle des gardiens de la nature. Ces trois conditions – agriculteurs capitalistes, agro-industrie comme modèle, et capitalisme comme mode de production – ne sont plus en mesure d’y répondre.

Ainsi, nous serons confrontés à un nouveau type de réforme agraire ici au Brésil, en Amérique latine et dans la plupart des pays de l’hémisphère sud, qui n’ont mené aucune réforme agraire populaire antérieure. Le nom, l’étiquette, n’a pas d’importance, la chose la plus importante est qu’elle réponde aux paradigmes indiqués ci-dessus. C’est pourquoi la réforme agraire actuelle dépend non seulement des paysans, mais du peuple tout entier, des forces populaires en général.

Avec les processus de redistribution des terres arrêtés par le gouvernement, comment doivent agir les mouvements populaires et les paysans eux-mêmes ? Le meilleur pari est-il celui des réformes radicales et populaires ?

Ici au Brésil, nous n’avons jamais eu de vaste processus de réforme agraire d’aucune sorte. Pas même les réformistes, qui étaient des expériences menées dans certains pays d’Amérique latine qui ont démocratisé la propriété foncière, partiellement ou localement. Nous avions seulement des politiques de colonisation sur des terres publiques, principalement sur la frontière agricole de l’Amazonie légale, et des politiques d’installations, lorsque des conflits sociaux ont surgi à la suite de la lutte des paysans.

Maintenant, compte tenu des nouveaux besoins, nous devons, en tant que mouvements paysans, suivre le processus permanent d’organisation de nos bases, de sensibilisation politique et nous devons élever le niveau culturel, afin que chacun prenne conscience des nouvelles caractéristiques de la réforme agraire. Dans le même temps, nous devons porter le débat et engager tout le processus avec les mouvements populaires, les forces politiques de gauche, afin qu’ils comprennent la période de la lutte sociale dans laquelle nous vivons, qui impose la nécessité de débattre d’un nouveau projet populaire pour le Brésil. Il ne s’agit pas seulement de débattre de la question agraire. Nous devons débattre de la question nationale pour l’ensemble du peuple brésilien.

Ce mois-ci, nous nous souvenons du mois d’« Abril Vermelho », à la mémoire des 19 travailleurs qui ont été assassinés à Eldorado dos Carajás (Para). Quels enseignements cette souffrance qui a commencé il y a 24 ans nous apporte-t-elle aujourd’hui ?

Dans l’histoire des luttes paysannes au Brésil, malheureusement, les oligarchies, la classe dirigeante, ont toujours agi avec une violence extrême, cherchant à étouffer la lutte pour les droits sociaux de la majorité de la population vivant à la campagne. Ainsi, les travailleurs esclaves étaient réprimés tous les jours au pilori et par les contremaîtres de terrain, pour éviter les évasions. C’est ainsi que la paysannerie est apparue à la fin du XIXe siècle, avec les Canudos (Bahia), le Contestado (Parana, Santa Catarina) et le Caldeirão (Céara), qui ont été les mobilisations les plus connues. Mais dans chaque État, il y a eu des rébellions et des massacres.

Puis, tout au long du XXe siècle, de nombreuses luttes paysannes ont été réprimées à balles, y compris les ligues paysannes et également, à l’occasion du coup d’État militaro-entreprenarial de 1964, il y a eu de nombreux morts, emprisonnés et torturés, et de la répression contre les ligues, mouvements et syndicats, depuis leur base jusqu’à leur direction, comme Gregorio Bezerra, Francisco Julião, Clodomir de Moraes, Padre Francisco Lage, João Sem Terra, Lindolfo Silva, Zé dos Prazeres, etc.

C’est ainsi que les mouvements paysans refirent surface, avec une redémocratisation à partir de 1984. Tous les mouvements paysans, populaires et syndicaux ont toujours subi la répression de la classe dirigeante lorsqu’ils ont voulu s’organiser et se battre. Il existe de nombreux cas individuels de dirigeants ou de collectifs réprimés. Au cours de ces 40 années de fausse démocratie, plus de 1 600 camarades dans les campagnes ont été assassinés. Moins de 100 cas ont été jugés.

C’est dans ce contexte que nous devons analyser le massacre de Carajás, qui reste impuni jusqu’à aujourd’hui, car les deux commandants de la police militaire, condamnés à plus de 200 ans de prison sont toujours chez eux aujourd’hui, à la suite de mesures judiciaires.

Nous ne pouvons pas rester silencieux face aux militants des campagnes et de toute la société. Il faut toujours dénoncer, profiter des dates, pour rendre hommage à la mémoire des martyrs, en profiter pour donner l’alerte et faire une dénonciation adressée à toute la société. Comme l’a dit le poète Pedro Tierra, à propos des massacres qui ont déjà eu lieu : « Si nous gardons le silence, même les pierres crieront ! »

Croyez-vous que la nouvelle pandémie de coronavirus pourrait changer les relations dans les campagnes, d’une manière ou d’une autre ? Si oui, comment ?

La pandémie de coronavirus est l’expression la plus tragique du stade actuel du capitalisme et de la crise de civilisation que nous traversons. D’abord parce qu’il existe de nombreuses études scientifiques montrant que l’apparition de plusieurs nouveaux virus, jusque-là inconnus, vient du fait que nous avons déséquilibré les forces de la nature, avec le modèle de production agricole industrielle à grande échelle. La plupart des nouveaux virus se sont propagés par l’élevage à grande échelle d’animaux, d’oiseaux, de porcs, de bovins, etc.

Deuxièmement, face à des crises comme celle-ci, l’importance de notre thèse selon laquelle nous devons défendre la souveraineté alimentaire est évidente. Autrement dit, chaque peuple, dans chaque région, doit avoir une autonomie dans la production de sa nourriture. Le commerce mondial des produits agricoles a échoué. Si la Chine cesse d’acheter du soja pendant deux semaines, l’agrobusiness brésilien tombe en panne, telle est la dépendance et sa fragilité comme modèle. Si une grève des camionneurs dure deux semaines, il y a une pénurie de poulet dans les supermarchés de Belém, qui sont fournis par Chapecó à des centaines de kilomètres.

Ainsi, la pandémie contribuera à soulever la question de la souveraineté alimentaire, des aliments sains, de l’agroécologie et de la nécessité de produire à proximité du marché de consommation. Cela n’est possible que grâce à l’agriculture familiale et paysanne. Dans cette crise, à quoi bon dire que nous sommes les plus gros exportateurs de soja, de maïs, d’éthanol, de sucre et de bétail ?

Que peuvent faire les citadins pour encourager le renforcement de la réforme agraire ? Quel est leur rôle dans la lutte sur le terrain ?

Comme je l’ai déjà dit, la réforme agraire n’est plus seulement une question paysanne. Elle intéresse tout le monde et, par conséquent, nous disons qu’elle s’est transformée en réforme agraire populaire. Parce que les changements qui doivent être apportés ne seront pas seulement dans la structure de la propriété foncière, mais dans les divers paradigmes : protection de la nature pour éviter le changement climatique, manque d’eau en ville et production d’aliments sains. Pour cela, l’ensemble du peuple devra se mobiliser à travers toutes ses formes d’organisation : associations de quartier, mouvements féministes, mouvements de jeunesse, noirs, Églises, syndicats, mouvements et partis politiques. Dans le même temps, la réforme agraire n’aura lieu qu’au milieu de changements structurels socio-économiques dans la société brésilienne. Le militantisme a besoin d’étudier, d’apprendre à connaître, de débattre d’un nouveau projet et d’organiser les gens pour lutter en vue de changements structurels.

Comment conquérir un espace pour des changements gouvernementaux sous un gouvernement ultralibéral et anti-populaire ?

La profonde crise économique de la phase actuelle du capitalisme, la crise environnementale dans laquelle nous sommes plongés et les crises sociales et politiques qui en résultent ont montré que nous avons également besoin de changements dans la démocratie bourgeoise formelle et dans les modèles de gouvernement. La bourgeoisie a encore tenté d’imposer des gouvernements néo-fascistes autoritaires dans plusieurs pays. Cependant, ils ont tous échoué. La plupart d’entre eux sont déjà tombés ou sont également en crise. Le gouvernement hongrois, Trump et Bolsonaro sont les derniers en ligne. Leurs propositions ultra-libérales et leurs mesures néo-fascistes, avec menaces et théories fantaisistes, sont mises en déroute dans le monde entier.

Au Brésil, nombreuses sont les forces sociales et politiques qui ont réalisé que le gouvernement de Bolsonaro est coresponsable de l’aggravation de la crise. Il est donc un obstacle au changement pour sauver la population et améliorer les conditions de vie. Les capitalistes ne pourront pas sortir seuls de la crise, en faisant peser tout le poids sur le peuple. La politique économique de M. Guedes, qui n’a pas réussi au Chili ni aux États-Unis, le pourra encore moins au Brésil. On reproche aux banquiers et aux sociétés transnationales dans le monde entier d’être responsables de cette situation. Cela peut prendre des semaines, des mois, mais, en tant que proposition hégémonique qui guide la société, elles sont déjà terminées.

Nous n’avons toujours pas la capacité d’organiser et de mobiliser les gens pour unir leurs forces autour d’un nouveau projet de pays. J’espère qu’après le coronavirus, les gens se lèveront. Nous sommes dans une période historique, décrite par les analystes comme la situation dans laquelle l’ancien n’est pas encore mort et le nouveau n’est pas né.


Traduction française de Pedro Picho.

Source (portugais) : https://www.brasildefato.com.br/2020/04/14/esta-pandemia-e-a-expressao-mais-tragica-da-fase-atual-do-capitalismo-diz-stedile.

Les opinions exprimées dans les articles et les commentaires sont de la seule responsabilité de leurs auteurs ou autrices. Elles ne reflètent pas nécessairement celles des rédactions de Dial ou Alterinfos. Tout commentaire injurieux ou insultant sera supprimé sans préavis. AlterInfos est un média pluriel, avec une sensibilité de gauche. Il cherche à se faire l’écho de projets et de luttes émancipatrices. Les commentaires dont la perspective semble aller dans le sens contraire de cet objectif ne seront pas publiés ici, mais ils trouveront sûrement un autre espace pour le faire sur la toile.


[1Organisation qui rassemble les mouvements agraires à travers le monde – NdT.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.