Accueil > Français > Amérique latine et Caraïbes > MEXIQUE - La bête, le train des rêves brisés

Frontières

MEXIQUE - La bête, le train des rêves brisés

Israel Fuguemann

mardi 6 février 2024, mis en ligne par Françoise Couëdel

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

12 décembre 2023 - Cette histoire ne commence pas ici, au milieu du désert, sous un soleil de plomb et une chaleur frisant les 50 degrés centigrades au thermomètre, elle suit la famille Peña qui retient ses larmes alors qu’elle tente de traverser le Río Bravo, la frontière naturelle qui sépare le Mexique des États-Unis. Elle a commencé à 4.000 kilomètres de là. Là-bas, de même que d’autres familles, les Peña ont entrepris leur longue traversée migratoire à travers le continent américain. Ce voyage à travers la forêt qui va de la forêt colombienne jusqu’au Panamá – un paradis exténuant – nous l’avons raconté déjà dans le numéro de juillet de Lento. Celui-ci est l’épisode suivant, au milieu des restes en décomposition d’un monde brisé.

Le bouchon du Darién, ces 130 kilomètres de forêt tropicale dense, a été leur première épreuve. Roberto Peña, le second frère de la famille, m’a raconté quand je l’ai rencontré à Mexico quatre semaines seulement après notre première rencontre dans le Darién que la traversée de la forêt avait été un des moments les plus durs de ses trente années de vie.

– Je n’oublierai jamais la question que m’a posée mon fils Matías tandis que nous la traversions : « Pourquoi m’as tu emmené dans cet endroit, papa, si tu savais qu’il était dangereux ? » À ce moment là je me suis écroulé, je me suis senti terriblement mal et la seule chose que j’ai pu faire a été de pleurer et de lui demander pardon pour ce que nous étions en train de vivre. Je lui ai dit la vérité : que je ne savais pas.

Le territoire compris entre le Panama et le sud du Mexique est la région la plus étroite du continent américain et aussi une des plus pauvres, des plus corrompues et violentes, du monde. Au cours des dernières quarante années les conflits politiques divers et sociaux ont situé l’Amérique centrale au plus haut taux d’homicides per capita du monde : jusqu’à 105 pour 100 000 habitants dans certains cas, selon les statistiques de Nations unies [1].

Avant de parvenir à la frontière sud du Mexique, les Peña ont été volés, escroqués, obligés à payer des transporteurs qui circulent par des chemins alternatifs que gèrent principalement des coyotes et des policiers qui ont mis au point différentes méthodes pour exiger de l’argent en échange d’une traversée « libre » par les zones que les migrants doivent traverser.

Welcome to Mexico

Au sud-ouest du Mexique il y a une zone qui sépare ce pays du Guatemala et qui au cours de décennies a été le passage obligé pour le flux des migrants venant du sud : le fleuve Suchiate. Là où, pour les 130 millions de mexicains, « commence la patrie », et pour des milliers d’autres commence la deuxième grande épreuve de la traversée migratoire : le cauchemar appelé le Mexique.

Pour tenter de freiner ce grand flux humain, le gouvernement des États-Unis a persuadé son voisin mexicain de devenir un « pays tiers sûr », ainsi que de durcir sa politique migratoire afin d’être un vrai mur qui retienne les migrants allant vers le nord. Actuellement, 30 000 membres de l’armée, de la marine et de la garde nationale mexicaine surveillent cette zone mais, jusqu’à ce jour, les migrants ont prouvé qu’aucune force publique ne les arrête.

Bien que l’actuel président du Mexique, Andrés Manuel López Obrador, s’autoproclame humaniste, diverses organisations de la société civile qui s’impliquent directement dans la question de la migration et des droits humains désignent son administration comme une des plus sévères quant au traitement des migrants [2]. L’Institut national de migration a fait état de presque un demi-million de détentions de migrants en situation irrégulière et plus de 100 000 déportations en 2022 ; selon l’Organisation internationale pour les migrations, le pays fait face au plus grand nombre de personnes en transit enregistrées de toute l’histoire de l’hémisphère occidental [3]

Mexique tragique

Ce jour sera la dernière fois que la famille Peña est réunie après presque deux mois de voyage tous ensemble. Ce samedi à midi ils sont dans un petit appartement dans le quartier Doctores de la ville de Mexico. L’air est parfumé d’une odeur de douche toute récente : vapeur, shampoing et crème pour le corps, parfums de rose et de jasmin, probablement synthétiques. Presque tout semble être prêt, sauf eux. Les enfants Matías, Mauricio et Abraham ont les yeux rivés sur la télévision, tandis que Ronny, Ricardo, Génesis, Roberto, Janayka, Fran et Daniela finissent de préparer leurs affaires pour la dernière étape de leur voyage vers le nord du Mexique. Une certaine nervosité règne dans l’air qu’il est aisé de percevoir : peu de mots et beaucoup d’agitation.

La route est longue, presque 1 500 kilomètres jusqu’à la frontière de Piedras Negras, Coahuila, dans le nord-ouest du Mexique. Mais, avant, les Peña doivent affronter la Bête, un ensemble de trains que les migrants utilisent pour échapper au contrôle de l’immigration depuis des décennies et pour pouvoir arriver jusqu’aux États-Unis.

Pour monter sur la Bête il faut d’abord traverser la capitale mexicaine et parvenir jusqu’à Huehuetoca, une municipalité à la périphérie, à 60 km. C’est là que le train s’arrête et où s’élève une montagne de déchets à l’odeur putride, où les seuls signes de vie visibles sont les centaines de migrants qui parviennent jusque là quotidiennement, obligés de se déplacer dans la clandestinité.

Chaque jour des centaines de migrants passent la nuit dans cette décharge d’ordures en attente d’un train. Des enfants, des femmes enceintes, des adultes, des personnes âgées, des familles entières. Le visage et l’aspect de la plupart d’entre eux indiquent qu’ils sont passés par de bien mauvais moments. Ils se sont répartis en petits groupes et installés aux pieds de vieux arbres. Ce sont des silhouettes enveloppées par la fumée de foyers a demi éteints sous la lumière du matin.

La Bête

Avant de se montrer cette masse d’acier robuste de plus de deux kilomètres de long et de 200 wagons de marchandise se fait entendre. Le sol est ébranlé et on entend un fracas au loin : c’est le signal évident que les migrants ont attendu toute la nuit, celui d’un voyage sans retour avant de pouvoir arriver aux portes de leur rêve de toujours. La famille Peña se précipite.

Quand le train s’arrête tout le monde se précipite sur les échelles d’accès et à ce moment là on commence à entendre des cris et le chaos s’installe : l’arrêt ne durera que quelques minutes. Des besaces, des couvertures et des bidons d’eau volent dans l’air, des corps s’étirent autant qu’ils le peuvent pour atteindre les wagons dont les 4 mètres de haut les font paraître petits et fragiles comparés à la masse colossale de la locomotive. Quand on est à ses pieds son nom fait sens : la Bête est vraiment imposante.

Une fois le train en marche, de lourds silences remplacent les cris, on ravale ses larmes tandis qu’on laisse derrière soi le passé. Sur le toit les corps se déplacent prudemment car il s’agit maintenant de s’installer sur cette immense masse de métal rouillé, restes d’un monde industriel qui n’en a plus besoin, des tonnes de ferraille transformées en un gigantesque lit hérissé de pointes, sur lequel voyagent les rêves de centaines de personnes.

Au cours des premiers kilomètres les toits des wagons se sont transformés en un campement à l’air libre qui évolue sur des railles. Les migrants ne le savent pas encore mais il en sera ainsi pendant tout le voyage, quelques 1.800 kilomètres. Si tout va bien il faudra quatre jours pour atteindre la frontière : il faudra supporter la faim, la déshydratation et le danger de traverser un pays contrôlé par le crime organisé sur une grande part de son territoire.

Le wagon des rêves brisés

Sur ce train qui semble circuler au milieu de nulle part, la plupart de ces voyageurs sont plongés dans leurs pensées, comme s’ils cherchaient dans leur souvenir les mots pour décrire ce qu’ils ont du vivre jusque là. Sous leurs yeux se dessine un pays qu’ils ne connaissaient que par les telenovelas et les publicités mensongères. Vu de là haut le Mexique semble être un paysage aride, désolé. Il est clair que presque personne ne voudrait vivre dans un endroit pareil.

La route migratoire sur la Bête est considérée comme une des plus dangereuses du monde. Années après années des migrants perdent la vie et des dizaines d’entre eux sont mutilés dans des accidents à bord du train. Il est difficile d’établir des chiffres exacts car les flux évoluent et il existe peu d’enregistrements fiables. Selon des rapports sur migration et invalidité de la Croix rouge et de la Coalition Mexico sur les droits des personnes pour invalidité ( la Coamex), depuis 2014 on a enregistré presque un demi millier de cas de mutilations de personnes qui ont migré sur ce train [4]

Outre les accidents, il existe d’autres dangers, tels que des attaques et des viols qui ont lieu sur le train. Bien que les migrants dans leur majorité émigrent par nécessité, les délinquants imaginent que pour parvenir jusqu’à la frontière avec les États-Unis ceux-ci ont de l’argent sur eux et des objets d’une certaine valeur. Ils estiment que cela fait d’eux des cibles faciles et ils savent, en outre, que presque personne n’osera les dénoncer.

Le désert

Après avoir dépassé le centre du pays la géographie mexicaine change et c’est une longue chaine de montagne qui s’offre au loin sur le passage du train : à mesure qu’il progresse lentement sur l’immensité du désert qui domine le nord du Mexique, le voyage est de plus en plus un acte de résistance que seule la foi peut maintenir.

Tandis que Génésis regarde défiler les cactus à l’infini il dit qu’il n’avait jamais imaginé que le Mexique soit aussi immense et si difficile à parcourir. Que même la traversée de la forêt du Darien avait été moins difficile.

– Dans la forêt nous savions que nous devions marcher et que survivre dépendait de nous, dit-il.

Mais ici, entassés sur le toit d’un wagon, avec le son assourdissant, permanent, de ces grosses boites de ferrailles, au milieu de nulle part, il sent que leurs vies ne dépendent que d’eux. Désormais seul Dieu sait jusqu’à quand.

Sans signal téléphonique il est difficile de se situer sur la carte. On pourrait être n’importe où. Au fil des heures et des heures rien ne change et rien de ce qui se passe au delà des barreaux métalliques ne semble important. Quand 13 personnes voyagent dans un espace aussi réduit, c’est l’ennui qui s’empare de tous tandis que les enfants pleurent et que la faim et la soif se font pressantes. La lucidité est de plus en plus mise à mal. Avant que la nuit tombe le train fait un arrêt habituel dans une vieille gare. Pas une maison, aucun signe de vie, seul quelques vieux wagons autour et un mur fraichement peint qui annonce : Zacatecas. Les migrants en profitent pour descendre et se dégourdir. Ils sont des dizaines à voyager dans les mêmes conditions, et c’est le même spectacle sinistre dans chaque wagon.

Changement de projets

La nuit a été longue et au lever du jour guère de changements. C’est toujours le désert et aussi la fatigue, la faim et la soif. La chaleur se fait sentir à nouveau et à midi il fait déjà plus de 44 degrés. La destination suivante qui semblait inatteignable apparaît au bout de 12 heures : c’est Torreón, la capitale de l’État de Coahuila.

La famille Peña n’en peut plus et les enfants sont en mauvais état, aucun ne veut rester sur la Bête, « Voyager ainsi est inhumain ».

Changement de plan, c’est risqué mais c’est la seule option possible. Le groupe décide de prendre un bus jusqu’à la ville de Monterrey, prenant le risque d’être tous arrêtés par les agents du contrôle migratoire. Ils décident de remettre en jeu deux mois de voyage et tout l’argent déjà dépensé, autour de 3 000 dollars par famille, fruit de la vente de tout ce qu’ils avaient avant d’émigrer.

Après plusieurs tentatives, une compagnie de bus accepte de leur vendre des billets ; c’est ainsi que la famille Peña s’offre un moyen de transport qui, après ce qu’ils ont vécu, semble plus luxueux que ce qu’il est en réalité : c’est un simple bus de passage. À la gare de Monterrey, la situation n’est pas moins dramatique, les migrants comme les Peña sont des centaines qui tentent de parvenir jusqu’à la frontière. Les salles d’attente sont bourrées de familles qui dorment à même le sol, n’importe où, pour se reposer un peu.

La frontière

Piedras Negras est une ville discrète : un fleuve, quelques ponts, quelques hôtels, des petits restaurants de cuisine Tex-Mex et quelques selfs. Elle doit son nom aux anciennes mines de charbon et sa réputation à la violence et au trafic de drogue, de migrants et d’armes, ces dernières années. Son importance pour le Mexique réside dans le fait que c’est un des 40 points de rassemblement de migrants au long des 3 185 kilomètres de la ligne de frontière avec les États-Unis et que des millions de personnes y affluent année après année.

La migration irrégulière vers cette ville n’a jamais cessé, mais comparée à celle d’autres villes frontières du pays elle est limitée et silencieuse. Depuis que le flux de migrants en provenance de l’Amérique du sud a grossi, à Piedras Negras il est de plus en plus fréquent de rencontrer des gens qui se pressent, marchant vite, dans les rues toujours vers le nord. Eagle Pass, au Texas, la petite vile de l’autre côté du fleuve a dix fois moins d’habitants que Piedras Negras, 25.000 à peine, et les autorités ne peuvent pas cacher leur inquiétude face au grand nombre de migrants qui quotidiennement traversent le fleuve illégalement. Pour tâcher de les empêcher de passer, le gouvernement ultraconservateur de Greg Abott, au Texas, a nommé 4.000 agents de sécurité pour qu’ils surveillent la frontière, et a fait installer en outre différents obstacles, des fils barbelés, et des bouées coupantes et hérissées de pointes tout le long du fleuve.

Good Bye, Mexico

Quand le bus dans lequel voyagent Roberto, Janayka, Ricardo, Génesis et leurs enfants arrivent à Piedras Negras, le thermomètre monte jusqu’à 50 degrés ; marcher dans ce désert relève de l’exploit. Pour parvenir jusqu’au fleuve frontière la famille utilise les services d’un des nombreux passeurs, « coyotes » ou « polleros » qui zonent dans la ville.

Le trafiquant, qui est aussi chauffeur de taxi, les conduit vers une rue proche du rio Bravo et disparaît rapidement après avoir empoché 100 dollars.

Comme dans une pièce de théâtre répétée à maintes reprises soudain entre en scène un autre escroc qui prétend être un « agent de la migration aux ordres du gouvernement ». L’homme parle, faisant pression, tenant des propos sur la déportation. Sans leur laisser le temps de la réflexion tout leur semble perdu.

Les enfants se mettent à pleurer. Roberto et Ricardo s’efforcent de lui expliquer tout ce qu’ils ont fait pour parvenir jusque là, à la frontière, à côté du fleuve, devant lui, mais rien ne change. L’homme exige de l’argent pour les faire passer. La peur, l’angoisse et le désespoir amènent le petit Mauricio à s’agenouiller aux pieds du soit-disant « agent secret ».

– S’il vous plaît, Monsieur, ne nous arrêtez pas, laissez-nous passer, je vous en supplie, ne nous faites pas de mal, dit-il.

L’image de ce petit garçon de sept ans à peine, à genoux, suppliant cet homme qui insinue que leur traversée pour atteindre les États-Unis est sur le point d’échouer est émouvante. Après leur avoir soutiré ce qu’il leur restait d’argent, l‘homme les laisse avancer et au bout de quelques minutes, cachés dans des fourrés, ils se trouvent bien aux États-Unis qui cessent d’être un lieu imaginaire. De l’autre côté du fleuve des gardes armés dans un véhicule de la Patrouille frontalière états-unienne surveillent les lieux.

Roberto, Janayka, Ricardo, Génesis, Matías, Abraham et Mauricio s’immergent dans le fleuve, marchant les uns derrière les autres, retenant leurs larmes, submergés par une vague d’émotions. Peut-être, enfin, au-delà de cette clôture métallique ils pourront construire un avenir dont ils ont rêvé depuis si longtemps, après tant de kilomètres, et une longue traversée du continent américain.


Traduction française de Françoise Couedel.

Source : revue Lento, https://ladiaria.com.uy/lento/articulo/2023/12/la-bestia-mexicana.

Les opinions exprimées dans les articles et les commentaires sont de la seule responsabilité de leurs auteurs ou autrices. Elles ne reflètent pas nécessairement celles des rédactions de Dial ou Alterinfos. Tout commentaire injurieux ou insultant sera supprimé sans préavis. AlterInfos est un média pluriel, avec une sensibilité de gauche. Il cherche à se faire l’écho de projets et de luttes émancipatrices. Les commentaires dont la perspective semble aller dans le sens contraire de cet objectif ne seront pas publiés ici, mais ils trouveront sûrement un autre espace pour le faire sur la toile.


[1Chiffres de 2000- 2018, cités par Héctor Hiram Hernández Bringas « Homicidios en América Latina y el Caribe : magnitud y factores asociados » [Homicides en Amérique latine et dans les Caraïbes : importance et facteurs associés], dans Notas de Población, n° 113, Cepal, juillet-décembre 2021.

[2Human Rights Watch, Puertas cerradas. El fracaso de México en la protección de niños refugiados y migrantes de América Central [Portes fermées. L’échec du Mexique dans la protection des enfants réfugiés et migrants d’Amérique centrale], 2016.

[3Organización Internacional para las Migraciones, Migración en México : Tendencias y desafíos [Migration au Mexique : Tendances et défis], 2023.

[4Coamex et Croix rouge mexicaine, Mutilaciones de personas por el tren en México : Una problemática invisibilizada [Mutilations de personnes dues au train, au Mexique : Un problème invisible], 2023.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.