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DIAL 3189

BRÉSIL - Travail et vie amoureuse des prostituées de la zone bohème de Belo Horizonte

Marina Franca

jeudi 12 avril 2012, mis en ligne par Dial

Dans ce texte, l’anthropologue Marina França présente une synthèse des résultats de son enquête dans la zone bohème de Belo Horizonte, le quartier rouge de la ville.


La zone bohème de Belo Horizonte, capitale de l’État du Minas Gerais, est un quartier rouge qui se situe au centre de la ville et qui se caractérise par des hôtels de prostitution féminine, hétérosexuelle. La prostitution qui y est pratiquée est qualifiée « de bas étage », en raison de la modicité des tarifs de la passe, de la forte rotation des clients par jour et de l’origine sociale des prostituées et des personnes qui fréquentent ces lieux de classes défavorisées.

Pour donner une idée du travail dans la zone bohème, je commencerai par une rapide description de l’organisation des hôtels. Il en existe dix-huit dans le secteur. Les prostituées louent une chambre par jour ou par demi-journée (de 8 à 16 heures ou de 16 à 23 heures) et y attendent les clients. L’âge des travailleuses du sexe va de dix-huit à plus de soixante ans. Plusieurs d’entre elles proviennent de Belo Horizonte ou de la province du Minas Gerais, mais il y a également de nombreuses femmes originaires d’autres États du Brésil, surtout de Rio de Janeiro et de São Paulo.

La quantité de passes que les femmes des hôtels réalisent par jour peut aller jusqu’à plus de trente. Elles sont libres de choisir les passes qu’elles veulent réaliser et dans la plupart des hôtels, les prostituées ont une grande flexibilité d’horaires, ce qui leur permet d’organiser leur propre temps de travail et de s’absenter pour résoudre des questions familiales (la plupart d’entre elles sont mères de famille). Les hôtels présentent aussi l’avantage de donner un espace privé et plus de sécurité aux travailleuses. Elles se plaignent cependant du montant du loyer des chambres qui, pour certaines prostituées engendre une pression économique quotidienne. Les hiérarchies sociales se reproduisent à l’intérieur de la prostitution ; ainsi, les femmes les plus âgées et les femmes noires sont généralement moins valorisées, mais rencontrent quand même une clientèle qui les apprécie.

La passe la plus commune dans les hôtels est appelée la « passe de base ». Elle dure jusqu’à quinze minutes et inclut des relations orales et vaginales (trois positions). Les prostituées proposent également des passes plus longues et d’autres positions et actes sexuels peuvent être négociés, avec une augmentation proportionnelle du tarif. Certains contacts entre les prostituées et les clients sont brefs et impersonnels ; d’autres sont plus intimes et peuvent durer plusieurs années.

Mon contact avec la zone bohème a commencé en 2003, dans le cadre d’un travail universitaire entrepris dans une organisation non gouvernementale, le GAPA‐MG (Groupe d’appui et soutien face au sida du Minas Gerais), qui avait un projet de prévention du sida et de mobilisation politique des prostituées. J’ai réalisé un stage dans cette ONG en 2005 et, par la suite, j’ai rédigé un master et une thèse, en anthropologie, sur la prostitution dans la zone bohème [1]. Mon travail de terrain dans les hôtels a été réalisé principalement en 2005, en 2007 et en 2009. Dans mes recherches, j’ai particulièrement analysé les émotions et les échanges économiques et sexuels dans les contacts entre les prostituées et les clients.

Les échanges d’argent et d’intimités

Intimité et transactions économiques sont couramment perçues comme incompatibles, au motif que l’argent dégraderait les relations personnelles en donnant lieu à des relations froides et calculatrices et que l’intimité pousserait les activités économiques vers l’inefficicacité et la corruption [2]. Pourtant, les affects et les intérêts s’entremêlent souvent. D’un côté, les affects sont nécessaires pour l’exécution de plusieurs tâches dans de nombreux emplois. Le travail des infirmières ou des baby-sitters, par exemple, ne peut être bien accompli sans une dose d’affection ou de souci envers autrui. Les émotions sont aussi provoquées par les contacts, principalement quand ils se prolongent. D’un autre côté, le soutien et les transactions économiques existent dans plusieurs rapports personnels, comme c’est le cas dans les relations entre époux ou entre les parents et leurs enfants. Malgré un effort social pour rendre les « transactions intimes » [3] invisibles, l’argent participe à la construction des liens.

Le travail du sexe appelle lui aussi un intense investissement dans la relation avec les clients. Les prostituées doivent développer des habilités commerciales pour interagir convenablement avec les clients, les satisfaire et essayer de les faire revenir. Ce travail requiert bien plus que l’acte sexuel ; il exige une attention constante à de possibles dangers [4], un bon discernement de la demande du client et de son style, l’adaptation de sa propre attitude et de ses émotions pour interpréter les actes désirés, ainsi que l’écoute et le soutien affectif de quelques hommes.

En même temps, les prostituées s’efforcent de gérer les passes pour en tirer le plus de profit possible, dans les conditions les plus satisfaisantes pour elles (en minimisant, par exemple, le temps d’activité sexuelle ou d’un acte qui leur est plus désagréable). Comme d’autres commerçants, elles développent des ruses pour avoir une bonne rentabilité, tout en étant amicales et captivantes. Elles doivent également veiller à la préservation de leurs propres limites physiques et affectives, car les activités qui demandent un « travail émotionnel » [5] et des échanges intersubjectifs peuvent rendre le travail plus plaisant et significatif, mais sont plus lourdes psychiquement. Elles risquent en conséquence de provoquer un amalgame entre vie privée et professionnelle.

Les prostituées et les clients que j’ai interrogés dans la zone bohème relèvent l’importance de la politesse, de la sympathie et de l’affectuosité de la prostituée dans la détermination de son succès. Il faut noter que ces qualités sont couramment attendues des femmes dans la sphère privée et dans une variété d’emplois. Dans le travail du sexe, plaire aux clients est spécialement important parce que les habitués sont une source de revenus plus sûrs et paient souvent davantage qu’un client éventuel. Les premiers ont parfois un horaire fixe, appellent les prostituées et leur font des cadeaux ou des virements mensuels. Certains sortent avec la prostituée qu’ils fréquentent en dehors de l’hôtel pour faire une passe ailleurs, manger, se promener ou même pour qu’elles les aident à faire des courses. Juliana [6], une prostituée de vingt-huit ans, qui provient du nord-est du pays, parle d’un de ses habitués :

Il vient tous les samedis, il fait une longue passe, et il apporte toujours quelque chose pour moi… Il y a des jours où il arrive tôt. Le samedi, très tôt, il apporte du jus de fruit, un sandwich, puis il prépare mon café. Il fait la passe, me la paye, et quand il sort, il laisse encore 10 réaux [7] pour mon déjeuner. Il m’a offert un bijou l’autre jour ; le mois dernier, il m’a offert des baskets. Les clients nous flattent toujours, ils aiment le faire !

Une relation plus personnelle, des affinités ou même un coup de foudre peuvent exister dès les premières rencontres, mais le temps favorise la croissance de l’intimité et de l’affection. Les anciennes ont des habitués qu’elles voient depuis plus de quinze ans et appellent parfois ces rapports « petits mariages ». Les prostituées observent que quand la relation avec un client perdure, elles deviennent de plus en plus attentionnées et les habitués de plus en plus attachés à elles. Juliana l’explique :

Parfois ce n’est même pas nous qui le voulons, c’est eux qui aiment le traitement, la passe, alors ils reviennent. Ils reviennent toujours et, à chaque fois, on les traite mieux, et ça y est, ils s’attachent ! Quelques-uns nous disent qu’ils viennent seulement dans notre chambre, ils disent : « Si je viens et que tu n’y es pas, je ne reste avec personne, je m’en vais ». Parce qu’il y a plein de femmes embêtantes aussi, de mauvaise humeur, elles traitent mal les hommes.

Les travailleuses du sexe sourient, écoutent les clients, discutent avec eux, leur donnent des conseils et leur font des caresses. Plusieurs gestes sont réalisés de manière plus mécanique et superficielle. Mais les prostituées mobilisent également leurs sentiments de manière profonde ; elles travaillent leurs émotions pour essayer de s’adapter à la situation et à ce qui est attendu d’elles [8]. Comme d’autres travailleuses, les prostituées font un effort pour avoir des sentiments adaptés à leur activité et finissent souvent par vraiment les ressentir. Elles sont touchées par les interactions avec les clients ; plusieurs enquêtées signalent qu’elles aiment interagir avec plusieurs d’entre eux, leur faire du bien, être chéries et séduire.

Normalement, les termes du contrat et ses limites sont bien définis dans la prostitution. Les conditions des passes plus habituelles sont connues et peuvent être renégociés selon les préférences de la prostituée, du client ou de la relation particulière qu’ils établissent. Seules quelques femmes, par exemple, acceptent d’embrasser sur la bouche, de dormir avec un client ou de faire une passe en dehors de l’hôtel. En outre, elles ne le font pas avec n’importe quel client.

Il arrive aussi, dans quelques relations plus proches, que les termes du contrat deviennent plus flous. Car si le temps et les actes sont explicitement définis dans une « passe de base » ; dans les « petits mariages », il est plus difficile de décortiquer ce qui est inclus ou pas dans la passe et d’être inflexible avec les « petits plus » désirés par les clients. La relation économique et les sentiments s’interpénètrent davantage et peuvent créer de l’ambigüité. La plupart des clients et des prostituées continuent à envisager les contacts de manière commerciale, mais certains ressentent une confusion d’émotions ou tombent amoureux.

La vie amoureuse des prostituées

Les travailleuses du sexe évitent de s’engager avec des clients. Toutefois, la plupart des hommes avec qui les prostituées de la zone bohème sortent ont été connus dans les hôtels. Ces relations sont facilitées par le fait que ces hommes connaissent déjà leur activité et que les hôtels leur permettent d’avoir de nombreuses nouvelles rencontres et de les répéter, alors que les prostituées ont très peu d’autres activités sociales. Ces rencontres amoureuses sont également favorisées par le fait que les prostituées et les clients proviennent de milieux sociaux similaires, bien qu’avec la prostitution, ces femmes en viennent souvent à gagner plus d’argent que plusieurs de leurs clients. L’engagement avec l’un de ces hommes crée alors un dilemme autour de la continuation ou de la sortie de la prostitution.

Les histoires amoureuses passées des travailleuses du sexe de la zone bohème sont similaires à celles d’autres femmes des classes populaires brésiliennes. Avant leur entrée dans ce travail, beaucoup de prostituées étaient tombées enceinte de leur copain ou de leur époux et celui-ci n’avait pas assumé la grossesse ou avait postérieurement quitté la famille, sans participer à la prise en charge des enfants. Quelques femmes que j’ai interrogées reprochent aussi à leurs anciens partenaires d’avoir été infidèles, d’avoir arrêté de travailler et/ou d’être devenus alcooliques.

Les prostituées signalent toutes le changement que la prostitution a apporté à leur vie, en les rendant plus indépendantes et en augmentant leurs revenus. La possibilité d’arrêter de faire des passes, quand elles sont amoureuses d’un partenaire, soulève alors la question de la perte d’une bonne condition de vie pour elles et pour leurs enfants, et du confinement dans la vie domestique. Plusieurs d’entre elles quittent la prostitution, mais y reviennent après la rupture de leur relation. Eduarda et Fabiana échangent sur les difficultés que les prostituées rencontrent quand elles décident de quitter la prostitution à cause d’un homme :

– Fabiana : C’est difficile de s’en débarrasser [de la prostitution]. « Je vais partir, je ne vais plus revenir », on finit par revenir, n’est-ce pas Eduarda ? On ne peut jamais dire « C’est fini ! ».
– Eduarda : Il ne faut pas dire « Je vais partir avec cet homme pour toujours ». Il faut dire : « Je ne vais pas sortir, un point c’est tout », ou alors l’homme doit avoir beaucoup d’argent.
– Fabiana : Ce n’est pas qu’une question d’argent, parce que je vois des femmes qui ont beaucoup d’argent qui reviennent. […] Les hommes disent vite : « Oui, on va rester ensemble, tu vas arrêter de fréquenter cet endroit, tu vas avoir une vie décente », ils exigent beaucoup de choses ! On nous prend comme si on était un objet : « Tu es sortie de là-bas, va laver le linge, repasser, t’occuper de l’enfant ! » Ce n’est pas comme ça. C’est comme ça qu’arrivent les problèmes. C’est difficile pour une femme qui vient d’ici d’accepter un homme qui gagne un salaire minimum, parce qu’elle est habituée à la vie, t’as compris ?
– Eduarda : Parfois, on est fauchée, vraiment fauchée, mais tu l’acceptes parce que tu n’as personne. Mais en sachant que tu as un homme, s’il manque du lait pour ton enfant !? Bon sang, on panique !
[…]
– Fabiana : Si tu es avec eux et si tu veux aller chez le coiffeur, te faire les ongles, avoir des chaussures, un vêtement, tu leur demandes et ils te disent : « Mais qu’est-ce que ça veut dire !? Tu as plein de chaussures dans l’armoire ! »

Les femmes s’approprient de différentes manières l’afflux d’informations, de valeurs et de tendances individualistes et égalitaires qui circulent dans les milieux populaires. Les prostituées interrogées réitèrent des valeurs traditionnelles partagées dans leur milieu social, en argumentant qu’un « vrai homme » doit subvenir aux besoins économiques de la famille et n’accepterait pas que sa femme ait des activités sexuelles avec d’autres personnes. Elles signalent alors l’incompatibilité entre leur travail et une vie amoureuse. Mais ces femmes expriment aussi des aspirations à une relation passionnante, bien qu’elles s’aperçoivent que ces aspirations sont également contradictoires avec leurs expériences de vie, selon lesquelles il est difficile de compter sur le soutien de leur partenaire. Les enquêtées affirment que le désir romantique doit être modéré par des considérations pratiques et économiques, telles que les revenus, la responsabilité et le caractère de l’homme.

Dans les milieux où les femmes ont peu de ressources scolaires et professionnelles, l’accès à de meilleures conditions de vie passe souvent par le sexe (à travers le travail du sexe, le mariage ou d’autres formes de « rapports économico-sexuels » [9]). L’argent façonne alors le regard que portent les femmes sur les rapports entre les sexes et sur l’amour. Mais les femmes donnent en même temps de l’importance au romantisme, à la camaraderie et à la protection apportée par une relation. L’opposition entre intérêts et sentiments est problématique. La femme peut, simultanément, avoir un intérêt économique et ressentir un attachement envers son partenaire. De la même manière, le sentiment amoureux peut se construire ou se renforcer avec l’aide économique et le soutien apportés par autrui.

Dans les discours des prostituées, des conceptions traditionnelles de genre, comme l’attribution d’un rôle de pourvoyeur aux hommes, alternent avec la valorisation de leur indépendance et de la bonne éducation qu’elles ont toutes seules réussi à donner à leurs enfants, ainsi qu’avec des rêves de relations passionnées. Les prostituées signalent que les hommes « réels » ne correspondent pas à leurs attentes. Elles s’aperçoivent également qu’alors que les clients sont très attentifs envers elles, quand elles s’attachent à un homme, elles sont déçues par son manque d’engagement et par son infidélité.

L’étude de la vie des prostituées de la zone bohème de Belo Horizonte montre de manière privilégiée que l’économie et les sentiments s’interpénètrent dans une série d’échanges économico-sexuels, aussi bien dans les relations intimes privées qu’à l’intérieur du travail du sexe. En même temps qu’il existe des calculs et des transactions au sein des conjugalités (qui peuvent passer par une dépendance économique, des cadeaux de différentes valeurs, des « aides », des emprunts ou une ascension sociale), il y a des semblants de mariage dans la prostitution. Même si les personnes essaient constamment de cadrer les rapports qu’elles vivent, en les référant à des étiquettes sociales, les limites entre une authenticité « réelle » et une authenticité marchande, entre la vie privée et la vie professionnelle, l’affectivité et l’intérêt ne sont pas immuables.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3189.

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[1Marina França, « Intérêts, sexualités et affects dans la prostitution populaire : le cas de la zone bohème de Belo Horizonte », thèse de doctorat d’anthropologie sous la direction de Marie-Élisabeth Handman, École des hautes études en sciences sociales, 2011, 406 p.

[2Viviana Zelizer, The Purchase of Intimacy, Princeton, Princeton University Press, 2005.

[3Ibid.

[4Marie-Elisabeth Handman, « La prostitution est un Art, un Humanisme et une Science », dans Grisélidis Réal, la nuit écarlate ou le repas des fauves, dirigé par Gérard Laniez, La Rochelle, Association Himéros, 2006, p. 33-41.

[5Arlie Hochschild, The Commercialization of Intimate Life : Notes from Home and Work, Berkeley, University of California Press, 2003.

[6Les prénoms ont été changés.

[7Un réal valait environ 37 centimes d’euro entre 2006 et 2009.

[8Ibid.

[9Paola Tabet, La Grande Arnaque : sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’Harmattan, 2004.

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