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HAÏTI - Comprendre la crise

Jules Girardet

mercredi 4 décembre 2019, mis en ligne par colaborador@s extern@s

Depuis plus de trois mois, Haïti vit un mouvement de protestation sans précédent. Le gouvernement est mis en cause et le pays est littéralement bloqué, les Haïtiens parlent de « peyi lók » en créole. La population haïtienne réclame le départ du président Jovenel Moïse, accusé de corruption. Ces journées insurrectionnelles se sont soldées par de nombreux affrontements, une très forte répression policière et une radicalisation de l’opposition politique, dans l’indifférence médiatique et le silence de la communauté internationale. Cette vague de mobilisation a débuté il y a déjà plus d’un an. Retour sur les raisons de la colère du peuple haïtien.

Chronologie d’une crise insurrectionnelle

 Juillet 2018 : au point de départ de ce nouveau cycle de contestation, on retrouve la tentative avortée du gouvernement haïtien d’augmenter le prix des carburants à la pompe par le retrait de la subvention sous l’injonction du FMI en juillet 2018. Après trois jours d’émeutes violentes, le gouvernement, dont la légitimité était déjà contestée, a dû reculer. Dès ces premières journées de manifestation, la « vie chère » est dénoncée en Haïti. Une large partie de la population a gagné les rues, bloqué les principales artères de la capitale et des villes de province ainsi que les routes nationales pour demander des comptes à l’État et exiger une amélioration des conditions de vie.

 Octobre-novembre 2018 : à la dénonciation du coût de la vie, se sont greffées les revendications de justice sur la gestion des fonds PétroCaribe, rendant ainsi la lutte contre l’impunité et la corruption les vecteurs de mobilisation les plus forts à partir des mois d’octobre et de novembre 2018.

 Le scandale PetroCaribe : PetroCaribe était un accord de coopération solidaire impulsé par le Venezuela au milieu des années 2000. Il prévoyait l’importation par Haïti et d’autres pays des Caraïbes à des conditions de paiement aménagées, permettant aux bénéficiaires de dégager des ressources pour des investissements sociaux. Ainsi, une partie du pétrole devrait être payée au comptant et une autre partie à un taux préférentiel de 1 % dans un délai de 17 à 21 années. Cette somme équivaut aujourd’hui à une dette de plus de 4,2 milliards de dollars américains. Les projets de développement censés être réalisés avec les ressources émanant de ce dispositif n’ont pas été menés à bien. La dilapidation de ces fonds a eu lieu en grande partie sous le gouvernement de Michel Martelly, le mentor du président actuel, Jovenel Moïse. La publication par la Cour des Comptes d’un rapport sur le dossier Pétrocaribe a démontré un détournement massif, systémique et orchestré des fonds entre 2008 et 2018. Ce scandale a donné naissance au mouvement des Petrochallengers qui réclament un procès contre les responsables de la dilapidation de ces fonds.

 Février 2019, peyi lock 1 : dès février 2019, la mobilisation anti-gouvernementale connaît une autre dynamique. De plus en plus de voix exigent non seulement la vérité sur les fonds PétroCaribe mais aussi la démission du président et de son premier ministre. À partir du 7 février, date symbolique du départ du dictateur Jean-Claude Duvalier en 1986 et du deuxième anniversaire de l’investiture du président Jovenel, les manifestations massives ont lancé le « peyi lock » érigeant des barricades dans l’ensemble des villes et axes de communication. Les « Petrochallengers », et l’opposition politique sont convaincus qu’aucun jugement concernant PetroCaribe n’est possible sous Moïse, directement impliqué dans les détournements de fonds selon le rapport de la Cour des Comptes. Ces trois semaines de blocage auront eu pour conséquence de nombreux morts et blessés, ainsi que d’un coût économique et social élevé pour la population.

 Depuis septembre 2019 à fin novembre, peyi lock 2 : les mobilisations se sont massifiées et aucune sortie de crise n’est plus aujourd’hui envisageable sans le départ du président Jovenel Moise. Les écoles, les universités, les administrations et la plupart des entreprises n’ont pas rouvert depuis septembre. Les services de collecte des déchets ne fonctionnent plus dans les grandes villes.

Une crise multidimensionnelle et exceptionnelle

Au-delà du caractère chronique des crises politiques et sociales en Haïti, aujourd’hui il faut souligner le caractère protéiforme et unique des événements. La crise est à la fois institutionnelle (l’État haïtien est failli), politique (une perte de légitimité et rejet du pouvoir et des élites, une corruption généralisée), économique et sociale (pauvreté et insécurité, inégalités structurelles qui sont au cœur de la colère populaire).

Des conditions de vie dégradées

Cette effervescence sociale trouve ses racines dans l’effondrement socio-économique du pays.

  • 60% de la population survit avec moins de deux dollars par jour.
  • Une inflation à plus de 20% et la monnaie nationale, la gourde haïtienne, a perdu plus d’un tiers de sa valeur par rapport au dollar en moins d’un an dans un pays qui dépend en grande partie des importations.
  • 40% des Haïtiens sont en condition d’insécurité alimentaire.
  • Une pénurie de combustible, de biens alimentaires, de médicaments, d’eau, d’énergie aggravée dans ce contexte actuel de blocage du pays.
  • Une émigration massive malgré la fermeture des frontières, à la recherche de meilleures opportunités économiques.

Fausses solutions

Les mesures proposées par le gouvernement pour calmer la colère populaire entretiennent les causes structurelles de la crise haïtienne. Ainsi pour compenser le coût élevé de la vie, la proposition du gouvernement repose sur la baisse des taxes d’importation des produits alimentaires, notamment du riz, renforçant ainsi davantage la dépendance haïtienne aux biens importés, en provenance essentiellement des États-Unis. Cette solution fragiliserait encore davantage la petite paysannerie haïtienne soumit à une concurrence déloyale et à un dumping favorisés par les élites économiques qui tiennent le contrôle des entrées et sorties des marchandises du pays.

Une montée de la violence

L’insécurité s’est généralisée et ce nouveau cycle de violence implique à la fois des gangs armés, des forces de police et des personnalités proches du pouvoir. C’est ainsi que deux massacres, à ce jour impunis, ont eu lieu dans des quartiers populaires de la capitale, à la Saline et Bel-Air, causant respectivement la mort de 71 et 15 personnes. De nombreuses bandes armées, bien souvent de mèche avec le parti politique au pouvoir, se battent pour le contrôle des territoires et terrorisent la population. Ces gangs, qui participent du trafic de drogues et d’armes, ont profité du chaos créé par le peyi lók pour rançonner et piller. Depuis septembre, l’ONU a décompté 42 morts, dont 19 imputables aux forces de l’ordre, dans le cadre des manifestations, et 86 blessés.

Un gouvernement corrompu et illégitime à la tête d’un État failli

Si la cause immédiate de la crise actuelle est la combinaison d’une hausse des prix des carburants et de la révélation d’un scandale de corruption majeur, en réalité les raisons du soulèvement populaire qui remontent beaucoup plus loin. Élu avec seulement 18% de participation (quelque 500 000 voix sur une population de plus de 6 millions de personnes en âge de voter) à l’issue d’un processus électoral chaotique, le président Jovenel n’a jamais joui d’une grande légitimité. Ses promesses électorales n’ayant jamais été suivies d’actes, la population a nourri une rancune contre son gouvernement associé aux multiples scandales de corruption. L’État est aujourd’hui inopérant, effondré, aucun service public ne fonctionne. L’État ne s’est pas reconstruit sur des bases saines et durables, mais au contraire a été capté par une élite qui l’a mis à son service. D’autre part, L’État, gangréné par la corruption, agit en véritable prédateur contre sa population. Tous les deniers publics sont accaparés par la classe politique, en pleine connivence avec l’élite économique du pays. Ainsi le sentiment d’impunité a grandement exaspéré la population haïtienne déjà indignée des liens de complicité entre les autorités politiques et les groupes mafieux du pays.

Faire table rase du système actuel ?

C’est dans ce contexte qu’un discours de changement de système a émergé. Ce discours prend racine dans l’exclusion systématique des masses paysannes et des quartiers populaires par les élites du pays. Au-delà de la démission de Jovenel Moïse, ce rejet du système politique et des élites, assimilées à l’État, est animé par une haine de classe. Ce discours s’est exprimé sur les réseaux sociaux, dans les manifestations et sit-in organisés sur la voie publique, dans les propositions de sortie de crise. Ce désaveu des élites s’accompagne aussi d’un ressentiment contre la communauté internationale : le sentiment général est celui d’une dépendance par rapport à l’aide internationale – en déclin – et qui n’aurait fait que nourrir la corruption d’un État incapable de subvenir aux besoins de sa population. En outre, l’avenir d’Haïti reste jusqu’à ce jour à la merci de la communauté internationale. Le gouvernement ne bénéficie que du rare appui du Core Groupe constitué des États-Unis, du Canada, du Brésil, de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Union européenne, de l’ONU et de l’OEA. L’ingérence des États-Unis dans les affaires haïtiennes est constamment dénoncée par les mobilisations populaires qui ont bien pris conscience que le décideur ultime dans le maintien ou non du président n’est autre que le puissant voisin nord-américain.

Parier sur le renouveau de la société civile

Autre élément frappant de cette crise : le soulèvement d’une jeunesse, révoltée contre un système inique créateur de frustrations. L’émergence de nouveaux acteurs de la société civile avec un rôle croissant des réseaux sociaux dans les mobilisations a considérablement renouvelé les modes d’actions collectives en Haïti. Cette jeunesse urbaine et connectée, sans illusion d’un avenir meilleur et confrontée aux contradictions d’un système reproducteur d’une élite prédatrice, s’est mobilisée autour de demandes fortes : fondation d’une société plus juste, plus égalitaire, avec de meilleures conditions de vie pour l’ensemble de la population. La crise aura eu le mérite de décloisonner la réflexion et le travail entre différents acteurs de la société civile. L’union d’acteurs divers et pluriels de la société haïtienne depuis le secteur privé, en passant par les églises, les syndicats, les associations paysannes, les organisations de femmes, de défense des droits humains, etc., près de 10 ans après le séisme ravageur à Port-au-Prince, qui s’unissent pour discuter du vivre-ensemble, d’un développement alternatif et de l’avenir du pays est un élément nouveau et sur lequel il serait intéressant de parier et de bâtir dans une Haïti en sortie de crise.


Jules Girardet est chargé de mission pour les Caraïbes au CCFD - Terre Solidaire.

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