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Géopolitique des détroits

MEXIQUE - Canaux, trains et connections catastrophiques

Ana Esther Ceceña

lundi 6 avril 2020, mis en ligne par Françoise Couëdel

13 mars 2020.

Grands défis géopolitiques

Après de nombreuses années de repli sur soi, la Chine est aujourd’hui en pleine expansion, étend son réseau à tous les coins du monde et met en difficulté la grande puissance hégémonique. Non seulement elle a envahi les marchés de biens de consommation de masse mais elle lui dispute le leadership dans les domaines de la technologie de pointe et développe une stratégie intelligente de pénétration par en-dessous pour avancer en consolidant ses bases. Un de ses atouts sont les infrastructures de communication qui sont proposées à des taux plus accessibles que ceux de l’arrogant leader mondial. La Chine, avec ses chemins de fer ou ses offres de connections multimodales, trace sa voie pour ses investissements et son commerce. En 2017 elle a établi des relations diplomatiques avec le Panamá, le pays-canal le plus important du commerce mondial et, désormais, Xi Jinping, le président chinois, a exprimé l’intention de « …consolider le Panamá comme centre logistique en Amérique latine » (Gandásegui, 2020).

Selon Marco Gandásegui (2020), depuis 2018, les visites de hauts fonctionnaires étatsuniens se sont succédées sans relâche pour dénoncer les relations du Panamá avec la Chine, à un point tel que Pompeo lui-même s’occupe de ce cas et ne perd pas une occasion de manifester la colère des États-Unis contre l’intromission de la Chine en Amérique, et, comme à l’accoutumé, s’adresse au Panamá sur un ton menaçant.

L’attention portée au canal est une des priorités stratégiques des États-Unis sur son continent. Le volume du commerce qui transite journellement par le Panamá faisant route vers l’Europe, les deux côtes des États-Unis et du Canada, l’Asie et le reste du monde, a été en 2108 de 16 757 long tons transportées par 38 navires dont 88% de grand tirant d’eau. Au total en 2018 sont passés par le Panamá 255 049 145 long tons et 13 795 navires, ce qui signifie que ce qui est en jeu économiquement est considérable. Il faut souligner que 61% de ces chargements vont de l’Atlantique vers le Pacifique (calcul d’après CESOP, 2019).

Un canal nord-américain

Après le Panamá, l’isthme le plus intéressant pour la construction d’un canal est le sud-est du Mexique, à Tehuantepec, là où la terre s’inverse. Situé à l’intérieur du territoire nord américain, à l’intérieur du prétendu homeland qui étend hypothétiquement ses frontières jusqu’à la limite du Guatemala et du Belize, l’isthme de Tehuantepec, de 200 km de long, se présente comme une voie de navigation idéale entre les deux grands océans, sous la protection et sous la surveillance de la puissance du nord qui, comme au Panamá, ou plus encore, veillera à maintenir la sécurité sur ce précieux chaînon du marché mondial.

En réalité, ce territoire a l’intérêt de servir de connexion intérieure entre les bassins de la Grande Caraïbe et du golfe du Mexique, car il est connecté au couloir transisthmique par l’ensemble des ports de la côte mexicaine, de Coatzacoalcos à Cancún, et il devrait être relié à la terre par un train baptisé Train maya.

Comme le gouvernement mexicain n’a pas communiqué d’informations, il a fallu travailler en élaborant des hypothèses et des scénarios sur la base de la connaissance préalable autant de la région que des stratégies de réaménagement territorial et de contrôle continental déployées par les États-Unis, dans leur volonté d’entrer dans la compétition mondiale en position de supériorité. Néanmoins, certaines déclarations des fonctionnaires en charge de ces mégaprojets ratifient notre approche. Il s’agit d’accroître la capacité des ports californiens qui commencent à être saturés, en aménageant une voie plus rapide entre le bassin du Pacifique et la côte est des États-Unis qui pourrait bénéficier de la liaison maritime entre le port de Coatzacoalcos et celui de Mobile, en Alabama (CGR, 2019).

En comptant sur la barrière naturelle que constituent les îles de la Caraïbe, on aurait en réalité un accès inégalé aux hydrocarbures dans une zone protégée, à condition qu’on puisse faire plier le Venezuela.

Du point de vue géographique dans la perspective continentale, les projets du Train maya et du Train transisthmique s’articulent parfaitement avec les grands projets d’infrastructures lancés en Amérique du sud (Initiative pour l’intégration de l’infrastructure régionale sud-américaine – IIRSA, désormais COSIPLAN) et Mexique-Amérique centrale (Plan Puebla Panamá – Projet Méso-Amérique), en créant un réseau de routes qui se raccorderaient au continent d’une extrémité à l’autre, amenant énergie, richesses et prospérité à la puissance du nord).

Modernisation et progrès

Tous les voyants d’alerte écologique sont allumés : en dépit des disparitions de centaines d’espèces et un taux d’extinction qui s’accélère, une zone forestière qui se réduit à grande vitesse, des ressources en eau en diminution et fortement contaminées par des agrochimiques et des déchets industriels, les entrepreneurs du monde continuent à promouvoir leurs entreprises prédatrices telles que l’extraction minière, l’agro-négoce, le tourisme, les industries des hydrocarbures, le fracking ou la génération d’électricité. Dans cette zone, ils continuent à ouvrir des routes au milieu de la forêt et d’autres voies de communication et de transport de marchandises. Argumentant de l’importance de la croissance économique et de la génération d’emploi, ils parviennent à rallier les gouvernements, toutes orientations confondues, à des projets de modernisation, de développement, et de « bien-être social » qui supposent les mêmes conséquences de dévastation rentable : dévastation au nom du progrès.

Dans la région du sud est du Mexique où sont à l’étude les mégaprojets du Train maya et du Train transisthmique, se trouvent les seules forêts tropicales humides qui subsistent dans le nord de l’Amérique. Ces forêts, à travers le corridor biologique méso-américain, sont reliées à la forêt amazonienne et forment un seul complexe de biodiversité qui peut être affecté dans n’importe laquelle de ses parties. Autant les incendies dans la zone amazonienne que les plantations de soja transgénique de la péninsule du Yucatán, irriguées avec des agrochimiques, causent des dommages à son ensemble, déjà assez fragilisé.

Si on considère le degré d’altération que subissent les forêts mexicaines du à la progression de l’élevage, de l’agro-industrie, du tourisme et à l’urbanisation qui en découle, le fait aussi qu’il s’agisse d’un territoire de moindre dimension que l’Amazonie, il est particulièrement affligeant de constater que les équilibres écologiques de la région ont été soumis à la pression maximale. C’est encore un espace qui abrite et protège un nombre élevé d’espèces autochtones (endémiques) bien qu’elles diminuent de plus en plus rapidement à mesure que se réduit la zone boisée et que ses conditions se détériorent. Dans les seules zones naturelles protégées de Calakmul et de Balamkú on dénombre la présence de 588 espèces de vertébrés, dont 38 sont des chiroptères (chauve-souris) qui représentent une niche importante au niveau mondial par le nombre d’individus (3 millions), et d’espèces différentes (7 ou plus), réunies en un même lieu ; 350 espèces d’oiseaux, dont 7 sont des espèces en danger et 26 sont des espèces menacées. Parmi les espèces protégées, particulièrement sensibles aux impacts des voies de communication, se trouvent le jaguar emblématique, le puma, l’ocelot, le chat tigre, le tapir, le singe araignée, le singe hurleur, la couleuvre, le gecko nain, le gecko queue de navet et la couleuvre aux lèvres blanches (Benitez, J.A. et al., à paraître). Les trains et tous les projets d’urbanisation, de tourisme et autres qui en découlent, auront des effets irréversibles sur la diminution du nombre d’individus par espèce et sur les espèces même. Les trains, entre autre chose, perturbent le passage naturel des espèces, créant un effet de barrière et de remblai qui limitent leur mobilité, les échanges et leur infligent des stress. Tout cela contribue indéniablement au collapsus écologique en perspective.

Souveraineté

Des mégaprojets de la dimension de ceux qui sont prévus, avec les implications géopolitiques qu’ils préfigurent, représentent un risque pour la souveraineté de la nation, dans le cas d’une soumission au grand capital, à ses décisions et ses applications territoriales ou aux intérêts stratégiques du conflit hégémonique mondial.

Mais plus encore. Ils représentent un risque pour la préservation de la vie humaine en général. La modernité et sa volonté de « dompter la nature », dans une perspective mono-épistémique, est en passe de perdre la bataille et de provoquer une catastrophe totale. Au lieu d’écouter les peuples qui, depuis plus de 500 ans, luttent contre cette agression et proposent d’autres formes d’organisation de la vie et d’élaboration de leurs conditions matérielles, les émissaires du progrès persistent, dans ce contexte, à adhérer à cette modernité en crise et à l’accompagner dans sa chute au lieu de chercher d’autres voies. Combien faudra-t-il encore détruire avant de comprendre que la modernité et le progrès, la croissance et le développement sont des euphémismes qui masquent le pillage et la déprédation.

Quand Marcuse parlait de l’homme unidimensionnel il n’a jamais imaginé à quel degré de gravité pouvait conduire la limite des horizons.

Sources citées

Benítez J.A., et al., à paraître, Impacto de la Vía Férrea y del Crecimiento Turístico Asociado al Tren Maya ; medidas de mitigación y cambios al diseño para las reservas de Calakmul y Balam-kú [Impact de la voie ferrée et de la croissance touristique associée au Train maya ; mesures d’atténuation et changement de plan pour les réserves de Calalkmul et Balamkú].
CESOP (2019), El proyecto del tren transístmico [« Le projet du train trans-isthmique »], México. CESOP-Chambre des députés.
CG Railway (2019), « Situación actual del ferrobuque, 6 septembre 2019 pour l’association mexicaine des chemins de fer [« Situation actuelle du transport par bateau plus chemin de fer ».
Gandásegui, Marco (2020), « EEUU veta relaciones entre Panamá y China » [Les États-Unis interdisent les relations entre le Panamá et la Chine], ALAI.


Ana Esther Ceceña est coordinatrice de l’Observatoire latino-américain de géopolitique (OLAG) à l’Institut de recherches économiques de l’Université nationale de Mexico, et présidente de l’Agence latino-américaine d’information (ALAI).

Traduction française de Françoise Couëdel .

Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/205231. Article paru dans la revue América latina en movimiento, n° 547 - « Panamá en Tehuantepec : Colonización ferroviaria del sureste de México » [Panamá à Tehuantepec : Colonisation ferroviaire du sud-est du Mexique], co-édition ALAI-OLAG, février-mars 2020, p. 1-4.

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