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Traversée altermondialiste

La caravelle zapatiste, La Montaña, vogue en direction de la « forteresse » européenne

Sergio Ferrari

mardi 1er juin 2021, mis en ligne par Françoise Couëdel

18 mai 2021 - Dans un monde unique, où la pandémie révèle les interdépendances profondes dues à la globalisation, ce cri zapatiste pour réinventer la solidarité en partant des résistances locales est une revendication d’identité.

Ils ont hissé les voiles et se sont lancés à la mer le « second jour du cinquième mois ». Ils ont l’intention de débarquer dans le port de Vigo, Galice, Espagne, à la mi juillet. Cinq cent vingt-neuf ans après Colon et sa « découverte », la Traversée pour la vie fait route en direction inverse, depuis le 2 mai pour dé-conquérir l’Amérique et globaliser l’utopie.

Les zapatistes qui ont ébranlé l’opinion publique internationale le 1er janvier 1994 en occupant San Cristobal de las Casas dans le sud est du Mexique, d’où ils ont lancé l’insurrection indienne, n’ont pas cessé de nous surprendre. Par leur cosmovision, leur interprétation de la planète et leurs luttes, leur invention de concepts tels que l’utopie et l’autonomie. Et maintenant, avec cette traversée altermondialiste, forts d’une conviction internationaliste affirmée, à la recherche de solutions globales à une crise civilisationnelle unique, exacerbée par la pandémie.

Selon la légende maya, Ixchel, déesse de l’amour et de la fertilité, a dit : « De l’orient sont venus la mort et l’esclavage. Que demain navigue vers l’orient la vie et la liberté avec la parole inscrite dans mes os et mon sang ».

Le sous-commandant Galeano reprenait ces mêmes mots dans un de ses textes récents pour contextualiser le sens de cette traversée. « Que demain vogue vers l’orient la vie et la liberté dans la parole de ceux qui sont mes os et mon sang, mes enfants. Que ce ne soit pas une seule couleur qui commande. Que personne ne commande pour que personne n’ait à obéir et que chacun soit ce qu’il est avec joie. Car la peine et la douleur viennent de ceux qui imposent leurs miroirs et non la transparence du verre pour se présenter à tous les mondes que j’incarne. Avec colère il faudra briser sept mille miroirs jusqu’à ce que la douleur s’atténue. Il faudra endurer une mort immense pour que, enfin, le chemin soit celui de la vie. Que l’arc-en-ciel illumine alors la maison de mes enfants, la montagne, qui est la terre de ceux qui me succèderont ».

Le sous-commandant Moisés voyage à bord du voilier La Montaña. Il accompagne quatre femmes, deux hommes et une personne transgenre (« un, une autre »), selon le récit zapatiste, désignée, par leur communauté chiapanèque.

Il s’agit de l’escadron 421, en référence à la diversité de genres de ses membres : 4, 2, 1. Ce sont : Lupita, Ximena, Carolina et Yuli. Aux côtés de Bernal et Darío. Et Marijose, 39 ans, d’origine ojolabal. « Elle/il a été milicien/e, responsable de santé et d’éducation… elle/il a été désigné/e la/le premièr/e zapatiste qui débarquera et lancera l’invasion, raconte La Délégation maritime zapatiste, texte publié pour faire connaître ce voyage interocéanique.

Durant toute la traversée tous composeront des récits de cette aventure politico-internationaliste, unique en son genre, dans l’histoire moderne [1]. D’autres représentants chiapanèques se joindront à la délégation quand celle-ci arrivera en Europe. Ils le feront par avion. La mission sur le Vieux monde est aussi audacieuse qu’exigeante : parcourir une trentaine de pays « pour échanger sur nos histoires mutuelles, nos douleurs, nos rages, nos réussites et nos échecs », explique le communiqué d’avril que l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a adressé aux Peuples du monde. De l’État espagnol à l’Ukraine et la Russie, en passant entre autres par le Portugal, l’Allemagne, l’Italie, la France, la Hollande, la Suisse, la Belgique, la Turquie… les lieux d’où « jusqu’à maintenant nous avons reçu et accepté des invitations », toujours avec l’idée de partager des expériences d’organisations communautaires locales et de tendre la main à l’autonomie zapatiste de la résistance sociale.

Trois semaines avant de lever l’ancre, les membres de la délégation se sont rassemblés dans la « Pépinière Commandante Ramona », pour respecter un autoconfinement préventif contre la pandémie ; ils ont vécu durant 15 jours à bord d’une réplique de l’embarcation, construite dans la communauté, pour s’habituer ainsi à ce que sera la traversée océanique. Pour des personnes originaires de la forêt Lacandona la mer et ses vagues sont des éléments inconnus.

Avec une petite cérémonie « selon nos us et coutumes, la délégation a été mandatée par les peuples zapatistes afin de porter loin nos pensées, c’est-à-dire notre cœur. Nos déléguées et délégués ont un cœur immense », affirment–ils. Non seulement pour prendre dans nos bras ceux qui, sur le continent européen se rebellent et résistent, mais pour les écouter aussi, pour en savoir plus de leurs histoires, de leurs géographies, leurs calendriers, leurs modes de vie, explique le EZLN.

Lever l’ancre

Pensant, comme il se doit, à ses passagers le capitaine Ludwig aux commandes de La Montaña, a recommandé de partir le 2 dans la soirée, selon ce que raconte le premier texte écrit en mer. Il rappelle que « la forte houle prévue le 3 mai allait faire souffrir plus que nécessaire les navigatrices et navigateurs novices. Pour cette raison le capitaine a proposé d’avancer d’un jour le départ.

Le Sous-commandant insurgent Moisés l’a écouté avec attention et a donné son accord, selon le récit « Alors que nous avons coutume d’employer le mot historique pour n’importe quoi, c’est la première fois que le zapatisme réalise quelque chose de programmé avant de l’annoncer (généralement nous tergiversons et nous tardons à le faire). Ergo : c’est dans l’histoire du zapatisme un fait historique ».

Outre le capitaine Ludwig, d’Allemagne, des marins professionnels sont membres de l’équipage : ses compatriotes Gabriela, Ete et Carl ainsi qu’Edwin de Colombie.

Dans la seconde partie de ce premier texte, En mer, signé « Don Durito de Lacandona », personnage associé à celui qui fut en son temps le commandant Marcos — un des fondateurs de l’EZLN et personnalité de référence du mouvement — apparaît le « récit envoyé par un être qui ressemble étrangement à un scarabé — qui voyage clandestinement à bord de La Montaña ». Quelqu’un qui dans l’imaginaire accompagne le voyage.

« Plutôt que naviguer, La Montaña semble danser sur la mer. Comme dans un long baiser passionné, elle a levé l’ancre du port et s’est élancée vers un destin incertain, lourd de gageures, de défis, de menaces et de contretemps. »

Il a fallu s’arrêter à Cienfuegos, Cuba, pour réparer une partie de sa voilure. « Pudique, La Montaña, a fait preuve de réserve et de discrétion pour faire rapiécer sa parure. Et elle se disait “Le vent doit apprendre que l’attirance et les désirs doivent être mutuels, sinon ce seront des pièges et non ce qu’on appelle l’amour”. »

À nouveau prête, l’embarcation a fait route à nouveau vers sa mission… « Ainsi navigue La Montaña, et le vent la suit lui promettant des aubes nombreuses. En orient grandit l’attente et avec elle l’espoir. »

À la découverte de l’Europe résistante

Ce sera le cri d’un des membres de l’équipage ou de l’Escadron zapatiste 421 qui jaillira un matin aux environs de la mi-juin, quand La Montaña s’approchera des côtes de Galice de l’État espagnol. Ce sera la fin de la traversée, mais pas celle de l’aventure solidaire. Et rien n’est laissé au hasard par les organisateurs de cette entreprise originale de dé-conquête altermondialiste.

Selon ce que les zapatistes ont expliqué « le premier pied qui se posera sur le sol européen (si évidemment on nous laisse débarquer) ce ne sera pas celui d’un homme, ni celui d’une femme. Ce sera celui d’un⋅e autre, Marijose »

Dès qu’elle/il aura posé les deux pieds sur le territoire européen et sera remis⋅e du mal de mer, Marijose s’écriera : « Rendez-vous visages pâles, hétéros patriarcales qui harcelez tout être différent ! »… Non, c’est une blague explique un texte du Sous-Commandant Galeano. Et il insiste : En foulant la terre « la/le camarade zapatiste, Marijose, dira d’une voix solennelle : au nom des femmes, des enfants, des hommes, des anciens, et bien sûr de toutes et tous les zapatistes, je déclare que le nom de cette terre, que ses natifs appellent maintenant Europe, s’appellera désormais : SLUMIL K’AJXEMK’OP, qui signifie “Terre insoumise” ou “Terre qui ne se résigne pas, qui n’abdique pas”. C’est sous ce nom qu’elle sera connue par ses propres occupants ou autres étrangers tant qu’il y aura ici quelqu’un qui refuse de se rendre, de se vendre et qui n’abdique pas ».

S’il est impossible de débarquer « soit en raison du Covid, de l’immigration, d’une franche discrimination, de chauvinisme, qu’ils se soient trompés de port ou pour toute autre raison, nous sommes préparés à tout », écrivait le sous-commandant Galeano, fin avril, dans son texte La route d’Ixchel… Dans ce cas nous sommes prêts à attendre là-bas et nous déploierons, face aux côtes européennes, une immense banderole qui dira « Réveillez vous ! » Nous attendrons de voir si quelqu’un lit ce message et un autre encore, et si en effet il se réveille, si un autre agit », ajoute le dirigeant zapatiste.

« Si l’Europe d’en bas ne veut pas ou ne peut pas nous accueillir alors la délégation, qui a tout prévu et emporté quatre cayucos – petites embarcations traditionnelles – et leurs rames respectives, prendra le chemin du retour. « Bien sûr, nous mettrons un peu plus de temps avant d’apercevoir les rivages de la demeure d’Ixchel », explique-t-il.

Pour les chiapanèques le nombre de cayucos n’est pas un choix arbitraire. Ils représentent les quatre étapes « de notre être en tant que zapatiste que nous sommes » Et il les énumère :

« Notre culture en tant que peuple aux racines mayas. C’est le plus grand cayuco, qui peut contenir les 3 autres. C’est un hommage à nos ancêtres.

L’étape de la clandestinité et du soulèvement. C’est le cayuco dont la taille est inférieure à celle du premier, et qui est un hommage à ceux qui sont tombés depuis le premier janvier 1994.

L’étape de l’autonomie. C’est le troisième par sa taille, du plus grand au plus petit, et c’est un hommage à nos peuples, nos régions et aux zones qui, en résistance et rébellion, se sont soulevés et font vivre l’autonomie zapatiste.

L’étape de l’enfance zapatiste. C’est le cayuco le plus petit que les enfants filles et garçons zapatistes, ont peint et décoré de couleurs et de dessins de leur choix. »

Si tout se passe bien et que les voyageurs de La Montaña parviennent à débarquer et « échanger avec ceux qui là-bas luttent, résistent et se rebellent, alors ce sera la fête, et danses, chansons, cumbia, et déhanchements feront trembler au loin le ciel et la terre.

Et de part et d’autre de l’océan, un bref message « inondera tout le spectre électromagnétique, le cyberespace, et résonnera dans les cœurs : l’invasion a commencé. Alors peut-être, peut-être seulement, Ixchel, la déesse lune éclairera notre chemin et sera comme ce matin, lumière et destin », conclut le récit zapatiste.

Le chapitre Europe de la Traversée pour la vie est ouvert. Dans l’esprit de ses organisateurs l’objectif est de le partager successivement avec tous les continents. Dans un monde unique, où la pandémie révèle les interdépendances profondes de la globalisation, ce cri zapatiste qui revendique la solidarité en partant des résistances locales a pour sens l’identité. C’est un retour aux origines du soulèvement du 1er janvier 1994. Avec la force de l’authenticité, l’expérience de l’autonomie construite en 27 ans et le pari qu’une autre planète est possible : un monde où tous les mondes auraient leur place.


Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/212286.

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