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COLOMBIE - Conjoncture politique et grève nationale

Pedro Santana Rodríguez

mardi 1er juin 2021, mis en ligne par Françoise Couëdel

Bogotá, 20 mai 2021 - L’ampleur de la répression est disproportionnée et correspond à une stratégie délibérée du gouvernement et de la Force publique de tenter d’étouffer les manifestations. Le but est de susciter la peur et de réduire par la force la contestation populaire.

Durant 23 jours, en Colombie, la contestation s’est maintenue au milieu d’une répression brutale qui a occasionné l’assassinat de plus de 50 manifestants. Le chiffre de INDEPAZ, arrêté le 18 mai 2021, était de 46 victimes dûment identifiées, plus de 6 cas en voie d’identification, ces derniers dans la ville de Cali. Jusqu’au 12 mai, selon un rapport conjoint de INDEPAZ et Temblores, plus de 278 blessés avaient été enregistrés ; 32 blessés aux yeux, 356 agressions physiques, 18 faits de violence sexuelle et plus de 1 000 arrestations. Jusqu’à ce jour 134 personnes sont toujours portées disparues et n’ont pu être localisées.

Le cas le plus visible de violence sexuelle s’est produit dans la ville de Popayán, dans la nuit du mercredi 12 mai, documenté grâce à des enregistrements filmés par les moyens locaux qui témoignent de la manifestation dans cette ville. Alison Meléndez, une jeune fille de 17 ans, se trouvait proche des manifestations sans y participer activement, elle était en train de filmer ce qui se passait et elle a été violemment arrêtée par 4 policiers qui l’ont conduite dans les locaux du tribunal où elle aurait été abusée sexuellement. Libérée ensuite elle s’est suicidée, suppose-t-on, au domicile de sa grand-mère. C’est un des 18 cas d’agressions sexuelles infligées à des femmes, perpétrées par des membres de la Police nationale dans le cadre des manifestations qui ébranlent le pays depuis le 28 avril dernier. Le rejet généralisé dans le pays et les images largement diffusées sur les réseaux sociaux ont obligé la Police, qui a d’abord nié les faits, puis les a qualifiés d’informations mensongères, a finalement reconnaître l’arrestation violente de la mineure qui en outre était la fille d’un agent de la police en exercice. Les faits ont abouti à l’incendie de l’Unité de détention où les sévices sexuels contre la mineure auraient eu lieu.

L’ampleur de la répression est disproportionnée et correspond, selon moi, à une stratégie délibérée du gouvernement et de la Force publique de tenter de contrôler et d’étouffer les manifestations. Le but est de susciter la peur et de réduire par la force le mécontentement populaire. Infiltrer les manifestations, permettre l’intervention ouverte de groupes paramilitaires dans la ville de Cali et la ville voisine de Yumbo, largement documentés par les citoyens qui ont filmé aussi bien les débordements de la force publique que la présence de civils armés qui, aux côtés de la police, tirent contre des manifestants non armés, comme ce fut le cas le dimanche 9 mai, dans la ville de Cali contre la Minga indienne, avec un bilan de 12 indiens blessés, sont la preuve évidente de cette stratégie. Jusqu’à ce jour, et en dépit des preuves en images de ces faits, le tribunal ne présente aucun résultat des recherches qu’il dit avoir entreprises. On a voulu faire taire le mécontentement par la violence. Jusqu’à maintenant et en dépit du solde dantesque de morts, de blessés, de détenus, de victimes de violences, la contestation continue. Face à la pression nationale et internationale le président Duque a reconnu avec réticence et en les minimisant les débordements de la Force publique. La vérité est qu’il n’y a eu aucune condamnation ni aucune publication de résultats des investigations. Le gouvernement continue à soutenir la répression pour affaiblir les manifestations, même s’il n’y est pas parvenu. Jusqu’à maintenant cette stratégie a échoué ce qui ne signifie pas que le gouvernement Uribe-Duque y ait renoncé.

L’autre stratégie est de criminaliser et judiciariser les leaders sociaux qui ont pris une part active dans l’appel à la grève et dans les manifestations en cours. Dans cette stratégie, le fait le plus notoire a émané du ministre de la Défense en personne, Diego Molano qui, le 15 mai dernier, à la clôture du Conseil de sécurité dans la ville de Popayán a désigné quatre leaders sociaux connus, comme instigateurs de l’attaque et de l’incendie qui l’a suivi, de l’URI et du siège de la Médecine légale de cette ville. La gravité de l’accusation intempestive de Molano a été telle que le gouverneur du département, Elías Larrahondo Carabalí, et le maire de Popayán, Juan Carlos López, sont intervenus pour apporter un démenti au ministre, en indiquant que ce sujet n’était pas à l’ordre du jour de ce Conseil de sécurité et que les signalements du ministre se faisaient à l’encontre de quatre leaders sociaux très appréciés dans cette ville et qu’ils n’étaient nullement impliqués dans les actes de vandalisme contre ces installations officielles. Autre stratégie problématique qui met en danger la vie et l’honneur des leaders de la contestation. Pour ce fait et pour les assassinats enregistrés au cours des manifestations, ainsi que pour l’usage répressif de la violence contre les manifestants, mardi prochain, 25 mai, Molano fera l’objet d’une motion de censure. Nous verrons ce qui en ressort mais à ce jour, la motion de censure ne semble pas avoir recueilli les voix nécessaires pour qu’il soit démis de sa charge. Malgré tout la pression que les mobilisations exercent sur le Congrès continue à opérer.

Tout en persistant dans cette stratégie d’affaiblissement du mouvement le gouvernement avance dans deux autres directions. Une d’elle consiste à élargir la base de son soutien politique avec de nouveaux associés et son premier objectif est de rallier le parti libéral à la tête duquel est l’ex-président Cesar Gaviria. Duque et Gaviria ont eu deux longs entretiens la semaine dernière dont le résultat pour Duque est mitigé. S’il y parvenait, Gaviria, un des mentors et promoteur du modèle néolibéral, le vrai responsable de la crise sociale et de la pauvreté, que la pandémie n’a fait qu’aggraver, ferait savoir publiquement qu’il soutiendrait Duque et lui conseillerait de se défaire de plusieurs ministres, en premier lieu du ministre de la défense, Diego Molina, et déclarerait qu’il pourrait soutenir son nouveau projet de réforme tributaire à condition que les nouvelles ressources ne pénalisent pas la classe moyenne et les secteurs populaires. Duque, lui, n’est pas parvenu à inscrire le gouvernement dans le libéralisme. Et Gaviria affronte de graves controverses avec une partie de ses représentants au Congrès, qui ne sont pas partisans d’appuyer un gouvernement impopulaire tel que celui de Duque dans la perspective d’une campagne électorale pour la formation du Congrès en mars prochain. Malgré ces réticences cet appui donne un peu d’air à Duque, même si c’est un soutien éphémère.

La conjoncture est très volatile sur le terrain politique. Et cela principalement en raison de la proximité des élections présidentielles et du Congrès de la République. Pour preuve deux nouvelles victoires qu’ont obtenues les mobilisations et les manifestations. La première, la sortie par la porte dérobée de la chancelière inefficace et versatile, Claudia Blum, qui, après de nombreux errements, a présenté sa lettre de démission, même si on ne peut rien attendre de nouveau en matière de relations internationales de la volubile vice-présidente, Martha Lucía Ramírez. L’autre victoire, significative celle-ci, a été l’abandon du projet de réforme de la santé qui tendait à renforcer la privatisation du système de santé. Après avoir résisté, finalement le Congrès, avec de fortes majorités aussi bien à la Chambre qu’au Sénat, a abandonné le projet, le mercredi 19 mai. Autre triomphe de la rue qui avait demandé son retrait au gouvernement.

Usure, épuisement et avenir du mouvement

L’intensification de la répression ne semble pas être l’objectif immédiat de la stratégie du gouvernement, bien qu’il souligne que dans sa volonté de la poursuivre, en pratique, c’est l’ex-président Uribe qui instrumentalise Duque. Cette stratégie qui montrait en puissance avec la déclaration d’un soulèvement intérieur ne me semble pas avoir une acceptation suffisante au sein du gouvernement et de ses alliés des syndicats entrepreneurials. Le coup d’État pas davantage. Il y a des facteurs contraires puissants. La pression de la communauté internationale est forte et surtout la pression d’un important bloc parlementaire de démocrates des États-Unis. De même, les prises de position critiques de l’Union européenne, des Nations unies et de certains gouvernements de la région, alors qu’ils appliquent avec la main de fer de l’assistance militaire, la déclaration d’un soulèvement intérieur du moins à court terme ajouterait peu à cette stratégie.

La cooptation des organismes de contrôle permet au gouvernement en outre une ample marge de manœuvre dans l’usage des mécanismes répressifs sans conséquences majeures, étant donné que le juge est un fonctionnaire à la solde du gouvernement, tout comme le Contrôleur général, la Procureure générale et le Défenseur du peuple. La justice dans le communiqué émis par les Hautes cours est aussi sous contrôle, bien que limité, car il est le seul contrepoids institutionnel qui a fonctionné jusqu’à maintenant. À ce qui précède s’ajoute un Congrès inexistant car il fonctionne virtuellement avec de nombreuses restrictions en plus du fait qu’en son sein le gouvernement peut compter sur des majorités, étroites certes, mais des majorités. Duque et Uribe cherchent maintenant à satisfaire, avec des prébendes et des ressources, ses associés les plus proches pour éviter un affaiblissement. Cela explique le changement de ministres et les prétentions de Duque d’amener les libéraux à la coalition de gouvernement. De cette façon sur le front institutionnel le régime est sous contrôle. Je n’entrevois ni soulèvement intérieur à court terme ni coup d’État.

La contestation populaire devra maintenant faire face au découragement résultant de longues semaines de mobilisation. Les manifestations d’hier, 19 mai, ont réuni de très nombreux participants mais moins que les autres journées convoquées par le Comité national de la grève. Les blocages et les barrages se maintiennent mais ont été levés dans certains points à la demande même des communautés qui doivent faire face à des pénuries d’aliments, à la baisse d’activité du commerce et des ventes de rue, source de moyens de subsistance pour une partie importante de la population. Sans doute est-ce le moment de reconsidérer temporairement la stratégie de la mobilisation. La remplacer par des mobilisations massives échelonnées qui maintiendraient la pression en attente des résultats de la table des négociations. En même temps pourraient s’ouvrir de vastes processus de délibération sur les contenus des propositions de la réforme tributaire, le revenu de base, le plan massif d’emplois publiques, les politiques d’économies paysannes, les politiques publiques en faveur des jeunes, le droit d’inscription gratuit pour l’éducation supérieure, la réforme de la Force publique, les réformes politiques qui sont à mon avis les thèmes principaux des contestations dans cette conjoncture. Peut-être le moment est-il venu de la construction collective sur ces questions et autres sujets prioritaires. Préserver et élargir l’organisation et la délibération accompagnée de grandes mobilisations pacifiques. Ces sujets devront être débattus au sein du mouvement et du Comité national de la grève évidemment.


Pedro Santana Rodríguez est directeur de la Revista Sur.

Traduction française de Françoise Couëdel.

Source (espagnol) : https://alainet.org/es/articulo/212340.

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